Pourquoi est-ce important de travailler sur les variations de pratiques médicales ou chirurgicales ?
La première raison est qu’il est crucial d’objectiver leur existence : suivant le lieu de résidence ou l’établissement fréquenté, les soins prodigués ne sont pas forcément les mêmes pour les personnes atteintes de pathologies identiques et possédant des caractéristiques similaires.
Ces écarts qui existent dans tous les pays, et pas seulement en France, signifient que les patients ne reçoivent pas tous la même qualité de prise en charge, ce qui pose un problème d’équité devant les soins. De plus, cela implique que les ressources de la collectivité ne sont peut-être pas allouées de façon optimale, alors qu’elles sont limitées.
Est-ce parce que les recommandations de bonne pratique ne sont pas suivies par les praticiens ?
On observe effectivement des variations dans leur application, mais en général elles sont faibles, du moins si ces recommandations sont claires. Il y a en fait trois situations à évaluer. Dans la première, la littérature préconise un traitement dont l’efficacité est incontestée. Dans la deuxième, elle montre que tel traitement peut avoir bien plus d’effets négatifs que positifs et qu’il doit donc être proscrit dans la plupart des cas. La troisième correspond à une zone grise, les décisions n’y sont pas tranchées une fois pour toutes. C’est surtout dans celle-ci que les variations sont importantes, mais pas seulement.
Nous avons récemment publié un travail sur les écarts des pratiques chirurgicales dans le cancer du sein en France, selon l’année (entre 2005 et 2012) et les départements. Il y a des options à différentes étapes : chirurgie conservatrice ou mastectomie totale, technique du ganglion sentinelle ou curage axillaire, reconstruction mammaire immédiate ou plus tard après ablation du sein, etc. Le recours à chacune d’elles dépend de plusieurs facteurs, dont l’état de santé de la patiente, ses préférences, celles des praticiens, la disponibilité et l’organisation des plateaux techniques, les habitudes médicales locales, mais aussi (jusqu’en 2011) la tarification.
Nous avons montré que la probabilité de bénéficier de la technique du ganglion sentinelle ou d’une reconstruction mammaire immédiate est plus élevée dans les centres de lutte contre le cancer, dans les CHR (centres hospitaliers régionaux) et au sein des établissements ayant un volume d’activité élevé.
Elle dépend donc du type d’établissement, plus ou moins ouvert à l’innovation, mais aussi de l’état de la concurrence entre structures, et de la diffusion locale des connaissances, ce qu’on peut appeler une culture médicale locale.
Comment mesurer les écarts de pratique ?
Les premiers travaux sur le sujet ont été menés aux États-Unis, sous l’impulsion d’un médecin, John Wennberg, dans le Vermont. Il est parti d’une hypothèse simple : la majorité des gens qui habitent dans un même « voisinage » (neighbourhood), par exemple un quartier, partagent un environnement socio-économique et médical identique. Se concentrer sur les variations de recours à différentes interventions dans des zones géographiques suffisamment petites et comparables permet de conclure que les différences observées ne peuvent être justifiées que par un effet de la pratique médicale. Dans ces analyses, les taux d’interventions sont standardisés par la structure d’âge et l’état de santé des populations dans chaque zone, pour isoler les écarts qui ne sont pas justifiés. Le point important est qu’il s’agit au début d’une approche épidémiologique par très petites zones géographiques.
Les premiers travaux se sont concentrés sur certaines prises en charge dont l’efficacité était contestable, puis la démarche a été élargie aux thérapies efficaces, coûteuses, aux traitements innovants, etc. Une fois les ajustements statistiques classiques réalisés, les écarts constatés étaient parfois très importants. Mesurer les variations ne suffit pas pour conclure que dans une zone donnée tel ou tel protocole est sur- ou sous-utilisé, mais le simple fait d’avoir une information objective sur les différences de pratique est en soi important pour sensibiliser les professionnels au niveau local.
Le premier point est donc celui-ci : c’est au niveau micro/local que se font le diag-nostic et donc les solutions. Le deuxième point est de construire des indicateurs de bonne ou mauvaise pratique. Ça n’est pas chose facile et, en tout cas, les médecins ne peuvent pas le faire seuls, ça n’est pas leur métier. En Italie, le Pr Sabina Nutti (missionnée par la région de Toscane)a élaboré une batterie d’indicateurs de qualité qui ont été construits au niveau local en impliquant les praticiens et les patients dans la démarche. Ces indicateurs admis et respectés par tous sont régulièrement utilisés pour comparer les pratiques locales. De plus, sa neutralité de chercheur fait que les résultats qu’elle présente ne sont pas suspectés de liens d’intérêts et attirent l’attention des professionnels de santé. L’exemple qu’elle donne volontiers est celui de l’amputation du pied chez les malades diabétiques. Elle a montré que le professeur réputé pour cette intervention était aussi celui qui en faisait le plus, alors qu’une chirurgienne parfaitement inconnue était celle qui en pratiquait le moins. Or le but, c’est bien d’éviter ce geste ! Et non de le multiplier, même avec une compétence technique au plus haut niveau. Cette praticienne avait construit un environnement où tous les professionnels travaillaient ensemble (généralistes, diabétologues, chirurgiens, etc.), ce qui leur permettait de mieux prévenir une évolution défavorable de l’artériopathie : après concertation, ils pouvaient prendre des décisions rapidement pour éviter d’amputer le patient, car devant une évolution inquiétante du pied diabétique, c’est la vitesse qui compte.
Cela étant, pour utiliser des indicateurs, il faut disposer de données démographiques, aisément accessibles pour tout le monde en France grâce à l’Insee, et d’informations concernant la prise en charge, nettement moins faciles à obtenir. Une des missions des agences régionales de santé devrait être de suivre les pratiques médicales avec des indicateurs standardisés au niveau local (bassins de vie, communes, peut-être quartiers) et de les communiquer aux professionnels.
Quel est leur rôle dans la réduction des écarts de pratique ?
Fondamental. Dans tous les pays ayant réussi à diminuer les variations non justifiées, ce sont eux qui sont à l’origine des changements. En effet, le but n’est pas de cibler telle ou telle personne : dans mon exemple italien, le professeur en question n’a pas du tout été montré du doigt, tout le monde reconnaît qu’il est un excellent chirurgien et lui-même a tiré profit de ces informations. L’objectif n’est pas non plus de classer établissements, cabinets et praticiens, à la façon de certains magazines. Il est que les professionnels puissent comparer ce qu’ils font et en tirer des conclusions : soit se renseigner pour savoir comment mieux faire, soit proposer des pistes d’amélioration aux autres. Tous les soignants que je rencontre sont intéressés par l’obtention de tels indicateurs pour une meilleure qualité des soins.
Mais ils ne pourront le faire que s’ils sont soutenus par les pouvoirs publics. Premièrement, la littérature montre que faciliter l’accès aux systèmes numériques d’information partagée, notamment pour les aides à la prescription, est bénéfique. Mais les outils informatiques doivent être simples à utiliser et les recommandations faciles à suivre.
En second lieu, il faut reconnaître que le paiement à l’acte en ville et la T2A – tarification à l’activité – à l’hôpital sont un facteur de concurrence entre généralistes, entre omnipraticiens et spécialistes, entre établissements, etc., et d’incitation à faire plus de soins. Les modes de paiement par capitation ont l’avantage d’orienter les professionnels de santé vers une démarche populationnelle et non seulement individuelle, permettant de repérer les problèmes de santé spécifiques à un « voisinage » et de proposer des traitements appropriés en considérant les alternatives disponibles.
Il ne faut pas oublier que la coopération des soignants nécessite qu’ils passent du temps ensemble, afin de se connaître et de construire une confiance mutuelle. Ce temps doit être reconnu.
Cette coordination ne concerne pas que les médecins mais aussi les infirmières et les travailleurs sociaux, les kinésithérapeutes, les psychologues, etc., toutes professions impliquées dans la prise en charge des pathologies chroniques et des personnes âgées, enjeu majeur des années à venir. Il est important que les pouvoirs publics fournissent des outils pour que tous ces acteurs puissent échanger entre eux et ainsi améliorer et homogénéiser leurs pratiques.
N’est-ce pas le sens de la promotion des maisons de santé pluridisciplinaires ?
Oui, tout à fait, mais j’ai le sentiment qu’en France, quand nous parlons de pluridisciplinarité, nous évoquons une notion très étroite, par rapport à ce qui se fait ailleurs. Par exemple, à l’IRDES, plus nous étudions les systèmes de santé des pays développés, plus nous réalisons que le rôle et la place des infirmières dans le parcours de soins sont déterminants. En France, nous commençons tout juste à avoir des infirmières dites de pratique avancée, ce qui est une très bonne chose. Ailleurs, ces professionnelles ont très souvent des rôles bien plus étendus, des compétences et des responsabilités bien plus larges.
Les changements organisationnels pren- nent toujours un temps considérable. Cependant, je pense que les jeunes générations de médecins sont très favorables à plus de coopération entre tous les professionnels, à la comparaison des pratiques et aux modes de rémunération alternatifs. C’est une chance pour réduire les variations de pratiques et les inégalités d’accès aux soins de qualité.