Le plus impressionnant de ces tableautins religieux a été offert en 1870 par un certain Chauve au sanctuaire marial de Pégomas (Alpes-Maritimes) [fig. 1]. Entre la mer et les collines de Grasse, la région, arrosée par la Siagne et la Mourachonne, est plantée d’oliviers, de vignes et d’arbres fruitiers mais aussi de mimosa, de jasmin et de plantes aromatiques.
La scène qui figure sur un carton de 54,5 x 50 cm (photographie p. 128 du Catalogue cité-ci-dessus) ne rappelle guère ce cadre enchanteur bien que l’un des protagonistes soit un vigneron. Elle se passe de jour, dans une pièce dont la fenêtre ouvre sur un paysage ensoleillé, montagneux et verdoyant, et un bâtiment à la toiture de tuiles provençales. Trois personnages y figurent en action, deux hommes et une femme. Celle-ci, ensanglantée, s’accroche de la main gauche à l’un des rideaux blancs de la fenêtre, et de la main droite s’appuie sur une commode ; faisant face au spectateur, elle s’affaisse, ensanglantée du cou jusqu’au bas de sa robe ; même le sol, en tuiles vernissées rouges, est inondé. Il semble qu’elle soit chaussée (du moins à droite).
La flaque de sang va jusqu’aux pieds d’un homme qui tourne le dos au spectateur, mais dont on voit le profil, entre deux abondantes flaques de sang ; il est vêtu seulement jusqu’aux genoux d’une chemise blanche ensanglantée à droite et il est pieds nus ; il tient de la main droite une serpette de vigneron qui menace la joue gauche du troisième personnage, nu-tête, normalement habillé et chaussé, attaqué par le furieux. Sa joue gauche saigne jusqu’au côté gauche de son habit, veste et pantalon ; blessé à l’épaule gauche, il tient quand même fermement le bras droit du « forsené ».
Que s’est-il passé ? Nous avons la chance de disposer d’un texte du journal Le Commerce daté du 20 mars 1870 : « Jeudi matin, le bruit se répandait dans la ville qu’un triple assassinat avait été commis à Pégomas, et cette nouvelle malheureusement trop exacte venait mettre en émoi notre population peu habituée à voir commettre dans son sein de pareils forfaits. Voici sommairement ce qui s’était passé : à la suite d’une querelle de ménage, conséquence habituelle de ses emportements, le sieur Honoré Chauve, jardinier à Pégomas, homme d’une violence et d’une irascibilité extrêmes, s’est emparé d’une serpette de poche servant à la taille des jasmins, et au moyen de cette arme dangereuse, il a littéralement égorgé sa femme et deux de ses petites filles, l’aînée et la dernière ; la cadette n’a dû son salut qu’à un concours providentiel de circonstances. Un de ses proches voisins, le sieur Raymond Chauve, que les cris des victimes avaient attiré, a engagé courageusement avec l’assassin une lutte dans laquelle il a été lui-même blessé de plusieurs coups de couteau, heureusement sans gravité. Le parquet, averti de cet attentat, s’est immédiatement transporté sur les lieux pour procéder aux constatations d’usage. M. le Commissaire de police de Grasse aidé de la gendarmerie avait déjà arrêté le meurtrier, malgré la résistance désespéré (sic) qu’il a opposée aux agents de la force armée. Ceux-ci n’ont pu le réduire qu’en le menaçant de faire usage de leurs armes. L’émotion produite par ce crime odieux a été grande dans notre ville, et la charrette qui, jeudi soir, amenait ici le prisonnier, a dû, aux abords de la maison d’arrêt, se frayer un passage à travers les rangs épais d’une foule silencieuse et profondément impressionnée. »
Un alcoolisme chronique est probable chez le mari, vu sa violence connue de tous ; si nous ne savons pas l’heure du drame, on constate qu’il fait grand jour, et probablement déjà chaud dans les vignes ; et d’après le récit, les enfants, qui ne sont pas à l’école, devraient y être. De telles scènes de ménage violentes sont fréquentes et favorisées par la consommation d’alcool, et dans cette famille le malheur veut que le père de famille soit habituellement armé pour l’exercice de son métier : la serpette professionnelle s’est transformée en une arme par destination. Honoré Chauve, jardinier, frappe sa femme à la gorge, puis égorge aussi, dit la presse, deux de leurs filles. Seule la cadette échappe à la mort grâce à l’intervention de Raymond Chauve, voisin et probablement parent, venu en entendant les cris. Blessé lui-même à l’oreille, il en réchappe grâce à la Vierge, et c’est lui qui fait peindre l’ex-voto.