Helen en était certaine : c’était une bonne idée. Il fallait qu’elle en parle très vite à ceux qui pouvaient la réaliser. En 1944, Helen Taussig était la cardiopédiatre du Johns Hopkins Hospital de Baltimore (fig. 1). Elle était passionnée par son métier et en particulier par ces « bébés bleus » pour lesquels on ne pouvait pas grand-chose. En effet, rien ou presque ne pouvait améliorer l’état de santé de ces enfants atteints de la maladie qu’avait décrite le Marseillais Louis Fallot. Ils traînaient leurs visages tristes aux lèvres cyanosées, leurs corps malingres, accroupis la plupart du temps pour mieux trouver de l’oxygène* en attendant une mort annoncée…
En réalité, cette anomalie était la plus fréquente pourvoyeuse de ce qu’on nommait de façon très pragmatique la maladie bleue. Elle associait deux anomalies principales : un rétrécissement de l’artère pulmonaire et une communication entre les deux ventricules du cœur. La conséquence majeure de l’obstacle pulmonaire était alors de faire passer le sang non oxygéné (bleu) vers la grande circulation (rouge).
Opérer les bébés bleus : une idée folle
Certes, l’idée d’Helen Taussig pouvait sembler folle. Elle s’était aperçue que l’état des bébés qui naissaient avec un Fallot était aggravé quand le canal artériel se fermait. Le canal artériel, ce petit vaisseau faisant communiquer l’aorte et l’artère pulmonaire pendant la vie fœtale, se ferme spontanément après la naissance… Mais tant qu’il reste perméable, l’enfant demeure rose. Cela signifiait pour elle qu’il fallait créer un canal artificiel puisqu’on ne pouvait pas la plupart du temps l’empêcher de se fermer spontanément.
Elle avait fait le voyage entre le Maryland et le Massachusetts pour rencontrer le chirurgien de l’hôpital pédiatrique de Boston, le Dr Robert Gross, qui venait justement de réussir à fermer chirurgicalement, au prix d’une opération délicate et dangereuse, un canal artériel resté perméable. La cardiopédiatre lui proposait de réaliser l’opération inverse. Gross était sidéré : « J’ai eu assez de mal à fermer une communication anormale entre l’aorte et l’artère pulmonaire, ne me demandez pas d’en fabriquer une. » Il venait de commettre l’erreur de sa vie, mais il ne pouvait pas encore le savoir.
Helen Taussig, une femme pleine de ressources
En parcourant les 370 miles du retour, Helen Taussig eut le temps de réfléchir. Ce n’était pas le refus de Gross qui la perturbait, elle en avait connu d’autres ! Elle était de cette génération de femmes pour qui les études de médecine avaient été un enfer, et les réussir avait nécessité beaucoup de courage et de résilience. Puis elle avait voulu être interniste, mais on ne lui avait proposé au Johns Hopkins qu’un poste de pédiatre pour suivre les enfants cardiaques. Une spécialité qui n’existait pas et pour laquelle aucun traitement n’était vraiment décrit. De plus, Helen était sourde à la suite d’une maladie infectieuse de l’enfance ayant entraîné otites et surinfections ! Pas pratique pour ausculter les enfants… Mais, là encore, sa formidable volonté lui avait permis de trouver des solutions : d’abord, elle avait appris à lire sur les lèvres de ses interlocuteurs, ce qui suppléait bien à l’insuffisance de ses appareils auditifs et, surtout, elle avait appris à ausculter avec les doigts. Par une palpation fine, elle repérait les vibrations des souffles, les tressautements des valves et le frémissement des roulements… À la fois magique et à la limite du crédible.
Elle savait bien que le problème qu’elle avait posé à Gross était difficile à résoudre.
Dans l’idéal, il aurait fallu opérer le cœur lui-même : peut-être qu’un jour on saurait l’arrêter temporairement… Mais nous étions en 1944 et c’était trop compliqué. Alors il fallait prendre une artère de la poitrine et la coudre dans l’artère pulmonaire. Cette dérivation permettrait d’oxygéner au moins une partie du sang et d’améliorer un peu l’état de santé de ces enfants. Des artères dans la poitrine, il n’y en avait que trois et pas des moindres : les troncs supra-aortiques. Deux allaient vers le cerveau : imprudent d’y toucher ! La troisième, l’artère sous-clavière gauche, irriguait surtout le bras gauche : c’est elle qui pouvait être utilisée !
Mais quel chirurgien choisir pour réaliser une suture, une anastomose si délicate ? Gross s’y refusait. Alors Helen prit la décision d’en parler au nouveau chirurgien de son hôpital, le Dr Alfred Blalock. Tous le considéraient comme un excellent chirurgien et un expérimentateur de haut niveau. Ce qu’elle lui proposait était une opération redoutablement difficile.
Elle avait pris son temps pour le convaincre et lui avait expliqué, crayon à la main, comment elle voyait l’intervention. Blalock avait réfléchi et avait conclu que l’idée était intéressante mais nécessitait d’être testée avant d’envisager d’opérer un enfant. Il fallait donc d’abord créer l’équivalent de l’anomalie chez un animal. Là encore, facile à dire, mais comment ? Blalock n’avait pas répondu, comme si cette question allait être résolue par magie. Mais ce qu’il n’avait pas dit à Taussig c’était qu’il avait lui-même à sa disposition une arme secrète... qui se nommait Vivien Thomas.
Vivien Thomas, chirurgien par procuration
Vivien Thomas était un homme noir américain, petit-fils d’esclaves, qui vivait à Nashville dans le Tennessee. Son rêve était de devenir médecin. Malheureusement, la situation modeste de ses parents couplée à la grande dépression de 1929 l’avait obligé à accepter un poste d’assistant de recherche à l’université Vanderbilt à Nashville. Son patron était le jeune chirurgien Alfred Blalock, connu pour son caractère difficile et ses exigences au travail mais qui avait immédiatement repéré ses qualités exceptionnelles de chercheur et d’opérateur. Leurs travaux les mirent rapidement à l’avant-garde de la chirurgie expérimentale américaine et, quand Blalock fut nommé à Baltimore au prestigieux Johns Hopkins Hospital, il n’eut qu’une idée en tête : faire venir Vivien Thomas auprès de lui et lui confier les travaux préparatoires : « As-tu compris, Vivien, l’idée du Dr Taussig ? Il faut d’abord créer chez le chien l’anomalie des bébés bleus, et puis que tu la corriges en anastomosant l’artère sous-clavière dans une des deux branches de l’artère pulmonaire » (fig. 2).
Programme quasiment impossible à réaliser tant les difficultés étaient immenses. Mais Alfred Blalock savait à qui il s’adressait : sans doute à l’un des meilleurs chirurgiens de son temps.** Sans coup férir, Vivien Thomas opéra quelque deux cents chiens avant d’annoncer à Blalock (qui ne l’avait aidé qu’une fois) qu’il était prêt : « C’est bon, l’opération du Dr Taussig fonctionne parfaitement. Vous pouvez maintenant passer aux enfants ! J’ai dû cependant modifier quelques instruments et en fabriquer quelques autres qui n’existaient pas pour que l’opération soit possible. »
Le 29 novembre 1944, Blalock réalisa la première intervention d’un bébé bleu au Johns Hopkins Hospital. Il s’agissait d’un enfant de 15 mois. Une photo fut prise dans la salle d’opération sur laquelle on voit que, pendant que Blalock opérait, Vivien, monté sur un tabouret derrière lui, le conseillait sur tous les gestes pour lesquels il avait infiniment plus l’expérience que l’opérateur principal. Cette opération ainsi que les deux suivantes furent des succès.
Invitation des chirurgiens américains à former les chirurgiens parisiens
En octobre 1947, François de Gaudart d’Allaines, chirurgien de l’hôpital Broussais, invitait en France Alfred Blalock et Helen Taussig. La nouvelle de leurs opérations magiques avait circulé dès la fin de la guerre comme la promesse d’un progrès, encore inimaginable peu de temps avant : traiter les enfants bleus. Le retentissement de cette avancée dans le monde était considérable et François de Gaudart d’Allaines, grand patron de la clinique chirurgicale de l’hôpital Broussais à Paris et grand visionnaire de la chirurgie de son temps, allait tout mettre en œuvre pour organiser ce voyage à Paris et ces démonstrations opératoires.
Des courriers furent échangés, les dates assurées, les cardiologues prévenus, les malades triés sur le volet. Enfin, comme prévu, Alfred Blalock vint à Broussais, accompagné de son adjoint Bahnson. Cependant, dès la première rencontre, une réalité s’imposa comme incontournable : Alfred Blalock, à l’évidence, ne parlait qu’anglais… Il était difficile à imaginer, pour un chirurgien qui avait connu la médecine d’avant-guerre, quand l’Europe et la France tenaient le haut du pavé dans l’innovation et l’expression scientifique, qu’un médecin étranger ne fût pas à l’aise en français. Mais les années de guerre étaient passées par là et on entrait dans une nouvelle ère où les Américains allaient imposer leurs progrès, leurs découvertes, leurs techniques, leur pouvoir commercial et leur langue…
Pour échanger rapidement et efficacement en salle d’opération, pour faire face aux difficultés, les chirurgiens, même s’ils conservaient un flegme très anglo-saxon, pouvaient vite perdre patience s’ils n’étaient pas suivis par l’équipe locale.
Qui allait pouvoir remplir cette tâche ? Quel chirurgien de l’équipe allait comprendre ce que demandait avec insistance cet imperturbable yankee depuis quelques minutes : des « Kelly clamps » ? Qu’étaient donc ces pinces de Kelly qui semblaient tellement importantes pour réussir cette nouvelle opération ? En France, à l’époque, on disposait de pinces de Kocher avec leurs petites griffes de musaraigne, de pinces de J.-L. Faure ou de Museux pour les utérus, mais pas de pinces de Kelly dans les boîtes d’instruments de la fameuse clinique chirurgicale de Broussais !
Chirurgien anglophone à la rescousse
En un éclair, Gaudart d’Allaines demanda qu’on appelât Charles Dubost, brillant chirurgien du rectum, qui venait de s’installer au Mans pour faire de la chirurgie digestive dans laquelle il excellait. L’homme n’était certes pas toujours facile – souvent rétif et indépendant, ses colères étaient déjà légendaires – mais, voyageur impénitent, il avait une qualité qui, aujourd’hui, devenait décisive pour le service : il parlait couramment anglais…
Pour tout dire, il était parti furieux du service, et ses derniers mots avec le patron n’avaient pas été très amènes, à la limite du manque de respect… Gaudart d’Allaines était prêt à passer l’éponge. La priorité était de réussir la mission ; il y avait trop d’enjeux. D’abord, les petits malades dont on ne pouvait pas briser l’espoir. Ensuite, tant de projets pouvaient découler auprès des pouvoirs publics de ce que l’on pouvait déjà nommer un « coup médiatique ». Catastrophe en cas d’échec !
Voyant que Gaudart d’Allaines avait besoin de lui, Dubost avait rallié la salle d’opération de l’hôpital Broussais.
Des pinces de Kelly, pourtant, Dubost n’en avait pas vu plus que les autres. Mais si cet outil était déjà si commun outre-Atlantique, il en trouverait ! « Je pris ma bicyclette et traversai Paris pour chercher si, à l’Hôpital américain de Neuilly, les troupes alliées n’avaient pas oublié ( !) en partant, quelques boîtes d’instruments », raconte Charles Dubost.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Dubost connaissait bien la panseuse-chef de l’Hôpital américain où il avait fait quelques opérations pendant son clinicat. Ils descendirent au sous-sol de l’hôpital. « Si des boîtes ont été laissées par les GI’s, c’est à la cave que nous les trouverons », lui dit-elle.
Il fallut déplacer quelques matériels mis au rebut, soulever quelques alèses… Mais de boîtes d’instruments, il y en avait plus qu’on ne pouvait l’espérer. Dans chacune étaient rangés des brochettes de pinces de toutes sortes, de toutes formes, certaines que Dubost n’avait jamais vues : « Je prends tout, on verra bien ce que veut Blalock ! »
Deux boîtes furent fixées sur le porte-bagages du vélo et Dubost traversa à nouveau Paris vers le sud, un peu déséquilibré par le poids, mais sauvant ainsi les démonstrations opératoires organisées par son patron.
Ouvrir les archives
En juin 2000, j’ai demandé à Mireille Castello, ma secrétaire à l’Hôpital européen Georges-Pompidou à Paris, comment il était possible de retrouver les observations de ces jeunes patients, opérés dans ce qui était devenu mon service, mais plus de cinquante ans auparavant.
Elle avait fait suivre les archives de Broussais et ouvert devant moi, trois minutes plus tard, le cahier opératoire (modèle AP.V. 1940) à la date du 7 octobre 1947. Le papier était jauni, les trois feuillets qui relataient la première opération de Blalock étaient fragilisés par le temps et je les manipulais religieusement.
Nelly, 7 ans : anastomose entre l’extrémité de la sous-clavière gauche et le côté de l’artère pulmonaire gauche. L’écriture est belle, légèrement penchée, sans retour à la ligne, comme si tout le papier devait être noirci. Je reconnaissais l’élégante plume de Charles Dubost qui notait, tout en le traduisant, le compte-rendu que lui dictait Blalock. Le texte était rédigé à l’imparfait, contrairement à l’usage français, comme si Dubost avait respecté le temps narratif de la langue anglaise : « … une anastomose était ensuite faite entre la fin de la sous-clavière et le côté de la pulmonaire gauche, en utilisant de la soie de De Kuatel 5/0, en faisant une couture continue ouverte, interrompue en trois endroits. Au moment où on enlevait les obturateurs placés sur l’artère pulmonaire, se produisait une hémorragie, arrêtée ensuite sans suture… ». Les opérations de Nelly et des autres enfants avaient été des succès.