Les tatouages sont des mondes. Ils racontent autant les hommes que les territoires. à la fin du XIXe siècle, qui a vu s’installer les théories de l’hérédité criminelle, Alexandre Lacassagne, le « pape » de la médecine légale, installé à Lyon, profite de son expérience militaire et de l’impressionnante collection de tatouages collectés sur le terrain de la « médecine hygiéniste », pour théoriser les liens étroits entre tatouage et criminalité. La réédition en avril dernier – fort bien faite – de son ouvrage de 1881 est une aubaine pour qui s’intéresse à l’anthropologie des marques cutanées.1 C’est aussi l’occasion de redécouvrir ce texte qui allie accumulation d’a priori, poncifs colonialistes, ségrégation sociale et tentative eugéniste. Comme le rappelle l’auteur, les tatouages sont une fenêtre ouverte sur l’âme de celui qui les porte à la surface de la peau : « Je veux seulement montrer que le grand nombre de tatouages donne presque toujours la mesure de la criminalité du tatoué, ou tout du moins l’appréciation du nombre de ses condamnations et de son séjour dans les prisons ». L’ouvrage fait écho au célèbre article d’Antoine Tardieu qui était surtout centré sur l’utilisation de cette lésion dermatologique comme élément d’identification individuelle (de cadavres initialement anonymes).2
Significations différentes selon les contrées
Les géographes y trouveront également leur compte. Au-delà des deux magnifiques clichés colorisés de yakuza reproduits dans le cahier iconographique et issus du fonds de la Société de géographie déposé à la Bibliothèque nationale de France, le lecteur voyage ensuite en Océanie aux côtés de Cook et Dumont d’Urville, en Amérique, en Afrique subsaharienne, etc. Est aussi évoqué le grand-duc Nicolas de Russie avec son tatouage fait au décours d’un pèlerinage à Jérusalem (même si l’on connaît mieux celui de son oncle, le tsar Nicolas II, figurant un dragon multicolore, occupant tout son avant-bras droit, fait à Nagasaki en même temps que son cousin le roi d’Angleterre George V). Les renvois vers les données de la Société d’anthropologie de Paris sont fréquents, traduisant une fréquentation régulière de celle-ci par Lacassagne et une lecture minutieuse de son Bulletin.
Mais la grande majorité des observations « de terrain » proviennent d’Afrique du Nord, au sein de communautés de spahis et de prostituées de l’actuelle Algérie, arabes ou kabyles (Alger, Constantine, Sétif, Aumale [maintenant Sour El Ghozlane], Médéa). Son corpus est immense : 1 333 tatouages pris sur 378 sujets du 2e bataillon d’Afrique ou de pénitenciers militaires de la même région (« Les bataillons d’Afrique, au nombre de trois, un par province, sont constitués par des hommes ayant subi une condamnation pour désertion, pour vente d’effets, pour vol à un camarade : tous délits qui n’ont été punis que de prison ou de travaux publics. à l’expiration de leur peine, ces hommes vont achever dans ces bataillons le temps qu’ils doivent à l’État ». L’auteur ne collectionne pas que les dessins des tatouages mais aussi les peaux originales de condamnés à mort après leur exécution. L’ouvrage de Lacassagne est une somme, au sens où il inventorie, classe, synthétise, trace des hypothèses (dans l’esprit de son temps, donc hygiénistes et stigmatisantes) mais constitue aussi un véritable atlas. Et force est de constater que certains tatouages sont des œuvres d’art… ou auraient pu l’être si l’artiste avait eu du talent : portrait de femme aimée, buste de Jean Bart, mousquetaire en costume d’époque, chasse au lion en Afrique, martyre de sainte Blandine, accident du duc d’Orléans sur la route de Neuilly… Ce n’est rien de dire que certaines compositions étaient complexes et dignes d’un prix de Rome (du moins, dans l’esprit de celui qui recherchait à fixer dans sa chair ces souvenirs héroïques ou romantiques).
Indicateurs de mœurs et messages littéraires
Très centré sur l’implication des tatouages dans la lecture des mœurs d’autrui, Lacassagne révèle que « Bon nombre de prostituées se font tatouer des grains de beauté, des mouches, qui se trouvent à la commissure des lèvres, à la lèvre supérieure ou inférieure, sur la joue ou près de l’ouverture externe des paupières. J’ai trois observations de prostituées dont les dessins représentent un portrait ou l’inscription du nom d’un ancien amant et à côté ou sur l’autre bras le portrait ou le nom d’une femme » . Le médecin légiste (ou l’anthropologue) identifie aussi des sujets lubriques au niveau du bas ventre avec des inscriptions sans équivoque (« Robinet d’amour », « Plaisir des dames »…) ou encore des verges tatouées d’une botte (« Tous les hommes interrogés sur ce point [n = 15] ont été d’accord à dire qu’ils n’avaient ce tatouage que pour faire cet affreux jeu de mots : “ Je vais te mettre ma botte au… ” ». Les fesses s’ornent, pour leur part, de verges ailées, d’yeux (un de chaque côté), de zouaves armés de baïonnette soutenant une banderole sur laquelle il est inscrit « On n’entre pas ! »… ou encore, en souvenir de la récente défaite de la guerre de 1870, un portrait de Bismarck ou la caricature d’un soldat prussien !
Il y a une littérature du tatouage (figure), avec des déclarations minima-listes qui résument des destins : « Pas de chance, l’enfant du malheur », « Le passé m’a trompé, le présent me tourmente, l’avenir m’épouvante » (estomaqué par celle-ci, Lacassagne l’avait fait reproduire sur son service d’assiettes domestiques !), « Né sous une mauvaise étoile », « Mort aux femmes infidèles », « Au bout du fossé, la culbute » (référence à peine cachée à la peine de mort), « Mort aux officiers français », « J’ai mal commencé, je finirai mal, c’est la fin qui m’attend » (avec une guillotine de couleurs rouge et noir figurée juste au-dessus), « Martyr de la liberté »…
Vocation rituelle
Reprenant les théories de Cesare Lombroso édictées quelques années auparavant à Turin dans L’Uomo delinquente (avec un succès foudroyant), Lacassagne considère le tatouage comme une preuve (puis une marque) d’animalité : « Un des caractères les plus singuliers de l’homme primitif ou à l’état sauvage est (…) la fréquence avec laquelle il se soumet à une opération plutôt chirurgicale qu’esthétique ». Mais, de façon habile, il oppose les coutumes des délinquants européens (italiens et français, principalement, car les plus étudiés avec ce point de vue « criminel ») et celles des populations du lointain. Pour ces dernières, le tatouage a plus une vocation « ethnologique » (si l’on peut oser cet anachronisme), c’est-à-dire guidée par une habitude locale sans vocation négative mais plus cérémonielle ou rituelle, sinon simplement esthétique : « Dans les pays arabes, il n’y a pas de beauté parfaite, tant que les joues ou les tempes n’ont pas été balafrées ». Poursuivant avec Lombroso, il répertorie « les causes qui maintiennent cette coutume » du tatouage : la religion, l’imitation, l’oisiveté, la vanité, l’esprit de corps, les « plus nobles passions humaines », les passions amoureuses ou érotiques, la nudité et, enfin, l’atavisme (la tradition). Opposant les deux genres dans des civilisations déjà passablement éloignées, il convoque Darwin pour densifier sa théorie sexuelle du tatouage : « Les femmes de Tahiti, de Toba et de Guaranis se tatouent avec des lignes et des cicatrices spéciales pour indiquer qu’elles sont vierges ou nubiles. De même chez les hommes, le tatouage coïncide souvent avec la virilité : c’est un indice, et comme le prétend Darwin dans son exagération, un moyen de sélection naturelle ».
Évolution de l’intention
Pour clore son étude et synthétiser l’ensemble des données collectées dans cette géographie universelle du tatouage, Lacassagne va en réaliser une sorte d’autopsie psychologique. Il commence par accepter l’idée que la situation évolue, et qu’une généralisation des pratiques militaires et prostitutionnelles n’est pas forcément évidente ni légitime : « Tout en reconnaissant avec Darwin et Lombroso l’influence atavique sur la manifestation d’une coutume presque généralisée à toute l’espèce humaine primitive, je crois cependant que, vu le grand nombre de tatouages symboliques, il faut tenir compte des tendances fétichiques qui bien que plus fréquentes et plus spontanées depuis un siècle, sont cependant inhérentes à l’esprit humain » (p. 102). Réalisant une très belle (et juste !) analogie avec les graffitis (il fonde sa démonstration sur les inscriptions latines de Pompéi), sortes de tatouages muraux constituant, au même titre que leurs cousins cutanés, des marqueurs sociétaux, puis avec les hiéroglyphes égyptiens, il propose d’en faire trois différentes grilles de lecture : figuratif, symbolique et phonétique.
Effacement difficile
Viennent ensuite ceux qui veulent effacer ces traces pouvant être vécues (ou « traduites », pour para–phraser Barthes) comme infamantes par le médecin légiste ou la justice : en ce cas, plus que l’acide ou le savon noir, c’est le « lait de poitrine » qui a la préférence des intéressés : « Le procédé le plus fréquemment employé dans l’armée où il a une réputation légendaire, est le lait de femme introduit sous la peau. Les aiguilles sont plantées dans ce liquide et le dessin est repiqué, puis la partie lavée avec ce lait. L’opération s’accompagne toujours d’une vive inflammation, de croûtes, et enfin de cicatrices en cupules semblables à celles qui suivent les pustules de la variole. Le dessin est méconnaissable, mais le résultat obtenu est tellement grossier qu’il n’est pas possible de se méprendre sur l’existence d’un tatouage ». Au moins est-il rendu illisible, et donc le sens même de celui-ci échappera à un observateur extérieur. Au-delà des aspects en effet physiologiques de ce « corps étranger » injecté profondément dans la peau et de ses effets remodelants, il y a certainement aussi un caractère symbolique à ce « lavage » ou « rajeunissement » de l’individu par le lait maternel. Comme une cure de jouvence ou une purification virginale induite par cette substance destinée aux tout-petits, « innocents »…3
Lacassagne n’est pas allé dans cette voie, peut-être parce que son essai a été publié quinze ans avant celui de la théorie psychanalytique par Sigmund Freud (1896). Ce dernier, qui considérait la peau comme une projection visible du Moi, s’est d’ailleurs intéressé aux tatouages dans Totem et tabou (1913)… sans citer Lacassagne.
2. Antoine Tardieu. Étude médico-légale sur le tatouage considéré comme signe d’identité. Annales d’hygiène et de médecine légale 1855;3:171 sq.
3. Charlier P, Bou Abdallah F, Brun L., et al. Le mythe du nettoyage par les vierges : actualité d’un archaïsme magico-religieux. Ann dermatol Venereol. 2018 Mar;145(3):178-181.