Tabac et alcool sont utilisés dans des cultes africains pour « réanimer » les fétiches protecteurs. Le caractère « excitant » de ces deux substances est recherché dans les rituels de réactivation.

Les fétiches n’ont pas de cancer. Et tant mieux pour eux, avec tout ce qu’ils fument  ! Après un article sur l’anthropologie du souffle (La Revue du Praticien, octobre 2024), voici la présentation de cet usage du tabac – et notamment de la cigarette – mais aussi de l’alcool, dans les cultes extra-européens. Cette analyse s’appuie sur deux fétiches du Bénin et du Togo, récemment collectés par le Laboratoire anthropologie, archéologie, biologie (UFR Simone-­Veil-santé/UVSQ, ­Paris-Saclay) et sur des observations de terrain effectuées dans le même temps et sur le même territoire.

Charge sacrée des fétiches

Rappelons d’abord ce qu’on entend par le mot «  fétiche  » (un terme initialement très péjoratif, venant du mot portugais feitiço signifiant «  sortilège  » ou «  artificiel  » mais désormais employé en langage courant de façon totalement neutre dans toute l’Afrique subsaharienne et par la communauté des ethnologues)  : il correspond à l’adoration d’un objet soit naturel (source, grotte, rocher, cataracte, etc.), soit manufacturé (statuette, céramique, etc.) habité par un être invisible et/ou une puissance surnaturelle qu’il convient d’activer périodiquement pour assurer sa vitalité et son efficacité de protection et d’action. De tels objets peuvent être désacralisés soit progressivement par simple abandon (comme un être vivant qui meurt à petit feu), soit brutalement par transfert de la «  charge magique  » vers un autre support.1

Deux fétiches emblématiques

Le premier objet a été collecté sur le marché aux fétiches de Bohicon, près d’Abomey, à environ 150 km au nord de Cotonou (Bénin). C’est une statuette complexe, en bois, couverte d’éléments métalliques (chaînes, cadenas, clous, foudres d’Hèviosso, divinité du ciel et du tonnerre ), de bleu de vaisselle (ce pigment qui remplace désormais l’indigo, devenu trop rare et trop cher) et de plumes de poulet (témoins de sacrifices de cet animal à destination dudit fétiche).2 Au niveau de la bouche, dans un inter­stice ménagé entre les lèvres se niche un mégot de cigarette (fig. 1).

Le second fétiche provient du marché aux fétiches Akodésséwa de Lomé (Togo), tenu depuis 1863 par des marchands et des prêtres originaires d’Abomey. C’est une statuette discrètement anthropomorphe, pyramidale, en terre crue modelée à la main (des empreintes digitales sont encore visibles), avec deux fines anfractuosités figurant les yeux, un relief vertical pour l’arête nasale, un orifice circulaire pour la bouche et quelques plumes de coq au sommet. Dans la bouche est «  plantée  » une cigarette partiellement fumée (fig. 2). À l’intérieur de ce fétiche se trouve une charge magique dont la nature, en l’absence de tout examen radiographique, nous est encore inconnue. Le prêtre ayant réalisé ce fétiche (dah Athanase Kpada, «  guérisseur en médecine traditionnelle  ») nous a précisé ses conditions d’utilisation  : fétiche de protection du foyer, destiné à éloigner les mauvais esprits, il doit être placé dans la maison, le regard dirigé vers le portail  ; la pluie ne doit jamais tomber dessus (au risque de faire «  fondre  » le féti­che…)  ; pour réactiver son pouvoir, il faut lui donner de temps à temps à fumer une cigarette (au moins une fois par an) ou, à défaut, quelques gouttes d’alcool ou des sucreries. Dans les temps anciens, c’était la pipe que fumaient les fétiches, mais avec la mondialisation ils se sont mis aux cigarettes européennes ou aux imitations locales…

Rituel de «  réanimation  » impliquant tabac et alcool

Dans la région de Kétou, près de la frontière avec le Nigeria, il nous a été possible d’observer et de documenter précisément un rituel de réactivation d’un fétiche vaudou  : assoupi depuis un long temps – mais pas mort ou «  déshabité  » au sens anthropologique –, l’objet avait été placé au sol, face au prêtre (bokonon) et à son assistant. Après un long moment de paroles sacrées destinées à attirer l’entité spirituelle vers cet objet, suivi de quel­ques offrandes animales (poulets, coq), du dépôt d’un collier rituel sur le sommet de la tête du fétiche et de l’introduction d’une cigarette dans la bouche même de la statuette, le plus âgé des deux en alluma une à son tour, puis la passa au plus jeune, accroupi à ses pieds. Celui-ci se mit alors à inspirer plusieurs fois de suite jusqu’à l’incandescence et souffla de toutes ses forces sur la tête du fétiche (fig. 3). Puis il retira la cigarette de sa bouche et la plaça, avec délicatesse, dans la bouche même du fétiche, à côté de la première (dans une cavité d’environ 1 cm ménagée dans le bois). Et la statuette continua à fumer jusqu’à extinction du mégot (passivement  ? activement  ? tout est question de point de vue… ou de croyance). Un peu plus tard, le même assistant s’empara d’une bouteille d’alcool (du sodabi, une eau-de-vie obtenue par distillation artisanale de vin de pal­me), en prit deux ou trois gorgées qu’il n’avala pas, mais vaporisa sur le fétiche (comme il avait fait précédemment avec la fumée de sa propre cigarette). Il n’avait pas craché, bien au contraire, car aucun manque de respect n’accompagnait ce geste. C’était une offrande à part entière, et même plus, presque un geste thérapeutique  : un protocole de réanimation.

On connaît l’usage du tabac dans le processus de prise en charge des noyés (en insufflation intrarectale, avec un succès… discutable)3 mais aussi celui des sels ou de «  cordial  » pour les malaises et pertes de connaissance. Le principe est ici exactement le même  : à travers la fumée du tabac offerte par l’officiant, c’est un véritable souffle qui est transmis, un pneuma de vie comparable à celui d’un réanimateur à travers le masque à oxygène ou lors d’une intubation. Paradoxal, avec le tabac  ? Certes, mais la fumée en elle-même rend le souffle visible par autrui. Et il ne faut pas négliger non plus le caractère «  excitant  » du tabac (comparable à celui de la caféine),4 qui stimule les fonctions vitales du fétiche.

Et l’alcool  ? C’est le même caractère excitant qui est recherché  : on dit qu’il «  réchauffe  » le fétiche, stimule l’ensemble de ses sens mais aussi ses capacités intellectuelles et magiques. Ce n’est pas pour rien que l’officiant choisit un alcool fort et non pas du vin ou de la bière, pour un tel usage «  réanimatoire  ».5 Cette utilisation rappelle celle du piment, qu’on peut employer pareillement sur les fétiches, mais aussi des «  sels de pâmoison  », ces mélanges à base de carbonate d’ammonium (ou d’autres acides ou alcalis, parfois alcoolisés) qu’on employait auparavant pour réveiller «  les dames sujettes aux évanouissements causés par leurs corsets trop serrés  ». 

Références
1. Charlier P. Rituels. Paris: Éditions du Cerf, 2020.
2. Charlier P. Vaudou. L’homme, la nature et les dieux (Bénin). Paris: Plon, coll. Terre humaine, 2020.
3. Charlier P, Deo S, Annane D. Intra-rectal tobacco insufflation as a resuscitation method for drowning victims: A gold-standard in the 18th century. Resuscitation 2019;142:14-5.
4. Charlier P, Zimmermann M, Berim A, et al. Metabolomic analysis of 18th-19th pipes from the kingdom of Dahomey (actual Benin) indicates smoking of caffeine-bearing plants. Ann Pharm Fr 2024;S0003-4509(24)00179-2.
5. Hamberger K. La parenté vodou. Organisation sociale et logique symbolique en pays ouatchi (Togo). Paris: Éditions de la MSH, 2014.

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