Les docteurs régents du XVIIIe siècle, après une formation longue et coûteuse, participent aux activités de la Faculté de médecine et disposent d’un monopole d’exercice de la médecine à Paris. Ils occupent une position dominante parmi les professionnels de santé et exercent selon différentes modalités.

Entre 1707 et 1790, chaque année, 280 médecins exercent à Paris dont 35  % de docteurs régents de la Faculté de médecine en l’Université de Paris. Au total, dans la capitale, au XVIIIe siècle, 458 docteurs sont qualifiés de docteurs régents, le plus haut grade délivré par la première Faculté du royaume. Le titre de docteur atteste d’un savoir médical spécifique et accorde les droits de pratiquer la médecine et de consulter avec ses confrères. La qualité de « régent » autorise à contribuer activement à la vie collective du corps, à toucher les émoluments liés à la participation aux assemblées et aux jurys d’examens de la Faculté, à posséder le privilège de représenter la Faculté et le droit d’y enseigner. Les docteurs régents disposent d’un monopole d’exercice de la médecine à Paris qu’ils partagent avec les médecins des maisons royales et dans l’ensemble du royaume, colonies comprises.  

Formation longue et coûteuse

Le parcours de formation des docteurs régents est régi par l’édit de Marly du 17 mars 1707, texte qui reconnaît officiellement la supériorité et l’autorité de la Faculté de médecine de Paris sur toutes les autres. Ambitieuse par le volume de connaissances à mémoriser et par sa dimension morale, la formation des docteurs régents est un moment d’intégration progressive au groupe par l’acquisition des mêmes savoir-faire et savoir-être ainsi que par l’acquisition d’une même doctrine médicale. Déjà maître ès arts, l’aspirant médecin suit deux années d’études avant d’être reçu « bachelier en médecine ». Il dispose alors de deux années et demie pour préparer la licence en médecine, véritable autorisation à pratiquer la médecine à Paris et à l’enseigner à l’extérieur de la Faculté. Toutes rédigées et soutenues en latin, les quatre thèses exigées ne sont que l’expression de positions assez sommaires sur un sujet, la quæstio énoncée par le maître, qui conclut par l’affirmative ou la négative (fig. 1). 

La plupart des thèses se composent de quatre pages  ; elles sont parfois dédicacées (fig. 2), signe d’une reconnaissance aux soutiens du candidat.

Acte solennel et public, dénué de tout lien avec la recherche savante, la soutenance de thèse est une préparation à l’exercice de la profession médicale et au professorat. Tout en attestant la maîtrise d’une méthode d’analyse et d’exposition des faits médicaux, elle tend à préserver les nouveaux reçus des conceptions médicales rejetées par la Faculté.

L’épreuve du doctorat en médecine révèle une individualité susceptible d’intégrer le corps de la Faculté, une réunion d’hommes compétents en matière médicale et capables de l’enseigner au sein de l’Université de Paris, soumis à une même discipline. Seule la présence des docteurs régents est autorisée, car il s’agit de recevoir un confrère. Entre 1764 et 1792, neuf étudiants n’obtiennent pas le grade de docteur en médecine et par suite la qualité de régent. Ce chiffre est faible puisqu’en moyenne la Faculté reçoit trois nouveaux docteurs régents par an. Outre un cas de décès prématuré, trois cas s’apparentent à une sanction pour non-respect des Statuts de la Faculté ou pour défaut de moralité. 

Si le doctorat consiste à accueillir un confrère, la régence consiste, elle, à accueillir un frère, un parent au premier degré de la Faculté. Liés par le partage d’un même savoir médical autorisant un exercice professionnel de la médecine, les docteurs régents défendent les intérêts, l’honneur et la réputation de la profession. La régence est accordée indépendamment de toute considération d’âge car l’aspirant peut avoir débuté ou effectué un cursus de formation dans une autre Faculté. Ainsi, ce n’est qu’après un long (cinq ans) et coûteux (près de 6 000 livres) processus d’incorporation à la Faculté que l’impétrant se lance dans la carrière médicale. Membres d’un corps et d’une même profession, les docteurs régents occupent une position dominante dans la division du travail des professionnels de santé. Ils tentent de s’imposer dans un marché médical où l’offre est pléthorique. 

Clientèle surtout masculine et fortunée

La pratique privée de la médecine consiste à vendre un service médical à un particulier ou à un groupe (couvent, domesticité d’une maison…). Le terme des échanges entre le médecin et son patient, devenu client, est le versement d’honoraires aux montants variables. En moyenne, la profession génère 8 000 à 9 000 livres de revenus annuels. Les malades ont recours à toute la gamme des services médicaux. Donc, les docteurs régents doivent se positionner par rapport aux autres professionnels de la santé, à une concurrence interne à leur branche professionnelle et aux médecins illégaux. La médecine à caractère commercial marque l’entrée du docteur régent dans un système de publicité autour de son nom et de ses résultats.

Parmi les clients des docteurs régents, une sur-représentation masculine est à signaler. Les hommes mariés investissent le plus dans la santé car dans cette situation, la maladie d’un seul engage le destin de toute la famille. La moindre proportion de femmes peut s’expliquer par le rapport intime qu’elles entretiennent avec la médecine domestique. Leur présence peut manifester une préoccupation pour la santé des femmes dans les milieux aisés, car elles assurent la descendance de la lignée et s’occupent des enfants mineurs. Ayant déjà éprouvé un deuil, les veuves ont plus facilement recours au médecin. À la clientèle traditionnelle de nobles, suivis par les financiers et artisans, s’ajoutent les membres de la bourgeoisie du droit, des professions intellectuelles et de santé. Globalement, le recours aux docteurs régents est fonction de l’habitude à faire appel au médecin et du niveau de fortune. Mais les 48 docteurs régents, aussi médecins de paroisse entre 1707 et 1790, prennent en charge les plus humbles.

«  Médecin ordinaire  » sur abonnement

Pour conserver sa place sur le marché médical, l’une des stratégies possibles est de devenir « médecin ordinaire ». Sorte de médecin référent, disposant d’une primauté sur tous les médecins appelés auprès d’un même malade, il connaît ses traitements successifs. Assurés d’un revenu annuel fixe limitant le besoin de rechercher des clients, les docteurs régents optimisent la fonction de médecin ordinaire en intervenant simultanément auprès de deux malades et de leurs maisons. Ce système ne s’adresse qu’à une riche clientèle souhaitant s’assurer de la totale disponibilité du soignant. Compte tenu d’un paiement à l’acte onéreux, les docteurs régents développent le système de l’abonnement, conçu comme une réponse à l’anticipation du risque de tomber malade du client et à la nécessité de surveiller les malades chroniques. Le seuil d’entrée dans le système de l’abonnement est de 300 livres. S’il rémunère une charge de travail variable dont la périodicité et la fréquence sont imposées par le malade, il est un moyen de satisfaire un besoin de réassurance chez ce dernier. L’abonnement est une solution économique de prise en charge de la douleur chronique, tant physique que psychologique. 

Visite ou consultation

Les docteurs régents sont présents auprès des malades selon deux autres modalités.

La visite désigne le temps d’observation de l’état général du patient et de ses crises. Un même malade peut recevoir durant une même période les visites de plusieurs docteurs régents, d’où une situation de concurrence intra­professionnelle. Il est admis que le prix de la première visite est le plus élevé car elle inaugure la relation médicale et demande plus de recherche et d’attention. Ce premier contact est le moment d’une double lecture du corps du client, d’un décodage des signes de la maladie doublé d’un décryptage social. Le docteur régent est payé en fonction du nombre de visites réalisées, donc de la durée des soins, sachant que le coût unitaire d’une visite est de 2 livres 15 sols (à comparer au salaire journalier du compagnon qualifié parisien de 1 livre 15 sols).

L’autre type de service proposé est la consultation, elle-même subdivisée en deux pratiques.

En croissance dès le XVIIe siècle, les consultations écrites – dites par lettres – pallient l’absence de médecin à proximité, la difficulté d’un malade intransportable ou empêché par une grande pudeur. Ce sont des mémoires délibérés par des médecins sur l’exposé de la maladie produit par le malade, son médecin ordinaire ou un membre de son entourage. La consultation écrite concerne des malades chroniques ou capables de supporter leur maladie, voulant prendre conseil auprès d’une sommité médicale. À partir de ce récit des maux, le médecin dresse un tableau symptomatique propre au patient, se fait une idée de son mal afin de poser un diagnostic. Néanmoins, la lettre ne donne accès qu’à l’expression d’une expérience corporelle reconstituée. Le médecin reste attentif au non-dit, à la mise en avant de certains faits, aux détails sciemment oubliés. La consultation participe à la circulation de la culture médicale de médecins et de malades devant partager des références et un même langage. À l’échelle de la clientèle, bien plus onéreuse que la visite, la consultation écrite reste une procédure sélective.

Les consultations du docteur régent au domicile sont destinées aux malades en incapacité de se déplacer. Elles sont suivies de visites de contrôle du patient par le médecin ou par le chirurgien. Les consultations cliniques (ou consultations à plusieurs, au prix unitaire de 6 livres) désignent la réunion de deux ou plusieurs médecins au domicile d’un même malade, sur sa demande. Il s’agit de réévaluer le diagnostic établi, de valider ou de modifier un traitement, de rassurer le malade et sa famille. Dans les cas les plus complexes, c’est l’occasion de partager la responsabilité du traitement choisi lors d’un temps de collaboration.

Pratique privée nécessitant des signes extérieurs de richesse

Pour se lancer dans la pratique privée, le médecin se dote d’un espace professionnel dont l’importance et l’aspect se doivent d’être à la hauteur de la clientèle recherchée. Il existe une confusion entre le lieu d’habitation privée et le lieu public de la pratique professionnelle, entre l’individu et sa profession. Recevant chez lui, le médecin élit domicile dans un appartement suffisamment luxueux, proche des quartiers investis par les clients aisés, afin de rester présent à la mémoire des malades. Le médecin réserve au moins deux pièces de son appartement à la réception de la patientèle. Le salon de compagnie, précédant le cabinet-bibliothèque, est meublé avec grand soin car c’est là que la clientèle patiente avant d’être reçue. Dans son cabinet-bibliothèque, le médecin écoute les patients, procède à l’examen clinique, rédige ses ordonnances et consultations écrites, s’informe par la presse médicale et les ouvrages. Située à l’arrière de l’appartement, la pièce donne sur une cour éloignée des bruits de la rue. La possession d’un parc hippomobile, plus ou moins important selon la fréquence des déplacements, du modèle de voiture, est indispensable pour répondre à la demande de tous les patients-clients. 

De sorte qu’à Paris les docteurs régents sont des professionnels, à l’identité collective forte. Ils bénéficient d’une totale liberté professionnelle à condition de ne pas remettre en cause la doctrine médicale de la Faculté. Ils vivent de leur pratique privée de la médecine et participent à la formation de celui qu’ils considèrent comme le bon patient-client, capable de suivre un modèle défini de parcours thérapeutique et de se lancer dans la transaction médicale. Si la Faculté ferme ses portes en 1793, la vingtaine d’anciens docteurs régents encore vivants s’engage dans la reconstruction des études médicales et poursuit sa carrière professionnelle d’enseignant et de médecin.

Encadre

Docteurs régents au sommet de la hiérarchie des professions de santé

En s’appuyant sur des sources variées, Isabelle Coquillard brosse un portrait des docteurs régents. Membres de la Faculté, ils enseignent et pratiquent la médecine. Lucratives, leurs activités professionnelles les intègrent dans la bourgeoisie parisienne. La monarchie, soucieuse de l’encadrement sanitaire de ses sujets, les mobilise en raison de leur expertise. Ils conjuguent logique corporative et liberté professionnelle pour étendre leurs espaces d’intervention et demeurer au sommet de la hiérarchie des professions de santé.

Référence du livre : Isabelle Coquillard. Corps au temps des Lumières. Les docteurs régents de la Faculté de médecine en l’Université de Paris au XVIIIe siècle. Honoré Champion. 2022. 800 pages.

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