La mécanisation de sa fabrication en 1880 a permis le développement mondial de la cigarette. Le cancer du poumon, jusque-là rarissime, a augmenté rapidement chez l’homme, et ce n’est qu’en 1952 que Richard Doll démontre que le tabac en est la cause, et qu’il double la mortalité des médecins anglais fumeurs. Le tabac tue donc la moitié de ses fidèles consommateurs. Malgré l’importance de ces découvertes, il ne sera pas Prix Nobel. Mais le tabac ne tue pas que les fumeurs : en 1981, Takeshi Hirayama démontre que les femmes qui ne fument pas ont plus de cancers du poumon si leur époux fume. Il ne sera pas non plus Prix Nobel. Au total, le tabac tue 7 millions de personnes par an (dont 1,3 ne fument pas), soit l’équivalent de 40 Boeing 747 s’écrasant tous les jours ! Si la pandémie tabagique a tué 100 millions de personnes au XXe siècle, elle en tuera 1 milliard au XXIe siècle si rien n’est fait.
Historiquement, les premières préoccupations concernent la gêne occasionnée par la fumée. Le tabagisme relève ensuite d’une prise en charge médicale, voire psychiatrique, sans ralentir la progression du tabac. En 1976, la loi Veil réglemente la publicité. En avance sur son temps et bien qu’aisément contournable, elle stabilise les ventes de tabac. Dans les années 1980, on comprend que l’on peut faire reculer la pandémie de tabagisme par cinq actions simultanées et synergiques : interdiction de la publicité, augmentations répétées et dissuasives des prix, protection contre le tabagisme passif, éducation et information, aide à l’arrêt du tabac. En France, les « cinq sages » (G. Dubois, C. Got, F. Grémy, A. Hirsch et M. Tubiana) obtiennent en 1991 la loi Évin, qui reprend ces propositions. Les ventes de tabac baissent, se stabilisant temporairement quand les pouvoirs publics se laissent influencer par les arguments fallacieux de l’industrie du tabac, qui défend à tout prix ses seuls intérêts financiers au mépris de la vie humaine. Condamnée à de multiples reprises dans le monde, celle-ci ne peut plus guère s’exprimer directement et recourt à des « porte-voix » pour diffuser des arguments biaisés, voire mensongers.
On comprend que la première mesure prise par Gro Harlem Brundtland (médecin, trois fois Première ministre de Norvège), directrice générale de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) de 1998 à 2003, ait été d’interdire la présence à l’OMS de l’industrie du tabac et de ceux ayant des liens d’intérêts avec elle. Elle a obtenu que 168 pays signent la convention-cadre pour la lutte antitabac applicable depuis 2005, qui reprend les cinq mesures et rassemble aujourd’hui 183 pays, soit 90 % de la population mondiale.
Il y a trente ans, une polémique sur la place des substituts nicotiniques a troublé la lutte contre le tabac. Elle semble aujourd’hui dérisoire, mais elle recommence avec la cigarette électronique. Un mésusage par les plus jeunes inquiète, mais expérimenter avec une vaporette plutôt qu’avec une cigarette conduit environ deux fois moins souvent au tabagisme. L’industrie du tabac a donc développé des « ersatz » (puffs, sachets de nicotine, tabac chauffé) qui ne visent qu’à doubler les expérimentations des mineurs pour maintenir le marché du tabac. L’interdiction des deux premiers tend à se généraliser. Il devrait en être de même pour le troisième. Certes, la meilleure cigarette est celle que l’on ne fume pas, mais pour diminuer rapidement la mortalité liée au tabac, il faut que les fumeurs cessent de fumer et la vaporette y contribue efficacement. À plus longue échéance, la nécessaire prévention de l’usage du tabac chez les jeunes diminue la mortalité.
Quatre millions de fumeurs de 18 à 75 ans en moins en dix ans (18 % de fumeurs en 2024 contre 29 % en 2014) : leur nombre n’a jamais été aussi bas en France, y compris chez les collégiens et les lycéens. À 16 ans, le pourcentage de fumeurs est inférieur à 5 %, soit « ne population sans tabac » selon la définition de l’OMS. Si un tiers de l’humanité fumait en 2000, ce n’est plus aujourd’hui qu’un cinquième. Et Gro Harlem Brundtland n’est pas non plus Prix Nobel malgré son extraordinaire contribution à la lutte contre une pandémie qui frappe l’humanité depuis cent cinquante ans. Il a pourtant fallu déployer toutes les facettes d’une santé publique moderne pour enlever aujourd’hui le point d’interrogation du titre de cet éditorial.