La crise du Levothyrox consécutive au remplacement du médicament par une nouvelle formule dans des conditions jugées a posteriori extrêmement critiquables par les pouvoirs publics eux-mêmes suscite de nombreuses interrogations, dont l’une concerne l’étude de bioéquivalence qui a permis la substitution d’une formule à l’autre. À la suite de la publication dans La Revue du Praticien de l’article de Catherine Hill et Martin Schlumberger « Les deux formules de Levothyrox ne sont pas bioéquivalentes » (Rev Prat 2019;69:559-601), nous avons reçu deux réponses que nous publions sous le titre « Les deux formules de Levothyrox sont-elles bioéquivalentes ? » (1) et (2) suivies de celle des auteurs (3).
La rédaction
L’article de Hill et Schlumberger « Les deux formules de Levothyrox ne sont pas bioéquivalentes », publié dans La Revue du Praticien en juin 2019,1 s’appuie sur la publication des Toulousains Concordet et al. parue dans la revue Clinical Pharmacokinetics en avril 2019,2 pour titrer sans la moindre réserve que « les deux formules de Levothyrox ne sont pas bioéquivalentes » et ajouter que la « responsabilité directe du changement de formulation dans la survenue de signes et symptômes indésirables chez certains patients est donc extrêmement probable ». La publication de Concordet et al. était plus ambiguë dans ses conclusions puisqu’elle ne suggérait qu’un possible lien entre l’épidémie d’effets indésirables rapportés en France et la mise sur le marché de la nouvelle formule du Levothyrox fin mars 2017, et soulignait surtout l’insuffisance de démonstration de la bioéquivalence entre ancienne et nouvelle formules. La grande presse française a immédiatement et très largement relayé cette publication, avant la parution dans la revue Clinical Pharmacokinetics du mois de mai 2019 de trois réponses provenant d’équipes différentes qui toutes – fait peu banal – soulignaient les biais de raisonnement statistique et le caractère erroné des conclusions tirées par l’équipe toulousaine.3-5 Or, et de manière surprenante, Hill et Schlumberger ne mentionnent aucune de ces réponses et gomment même les nuances de l’article de Concordet et al., puisque l’interrogation sur le caractère « non switchable »des formules se transforme en affirmation de leur « non-bioéquivalence ». Plus curieusement encore, ils concluent en suggérant que « les autorités ont encouragé les statisticiens de Merck à faire une analyse suboptimale » tout en rapprochant, dans un amalgame étonnant, l’histoire du Levothyrox « de diverses autres erreurs faites par les laboratoires pharmaceutiques », comme l’essai Biotrial de Rennes (« décès d’un volontaire sain et séquelles d’autres volontaires ») ou l’exposition au valproate des femmes en âge de procréer.
Nous voulons ici réaffirmer que l’approche de Concordet et al., amplifiée par Hill et Schlumberger, est non seulement conceptuellement critiquable mais aussi trompeuse et délétère dans l’interprétation et l’exploitation qu’ils en font.
Approche de la bioéquivalence mise en œuvre par Merck pour la nouvelle formule du Levothyrox
En matière de bioéquivalence, c’est l’approche reposant sur la bioéquivalence moyenne qui est communément admise aujourd’hui, après plusieurs décennies d’harmonisation réglementaire internationale. Dans les années 1990-2000, une approche reposant sur la bioéquivalence individuelle fut également proposée. Comme l’un de nous l’a rappelé dans sa réponse à Concordet et al.,3 cette approche a finalement été abandonnée, faute de pouvoir définir des critères de décision indiscutables. Par conséquent, l’approche de la bioéquivalence moyenne s’applique parfaitement au cas de la lévothyroxine. Cependant, cette molécule appartenant à la catégorie des médicaments à indice thérapeutique étroit, une règle de décision de bioéquivalence plus sévère doit être appliquée, avec quelques différences entre la réglementation américaine (Food and Drug Administration [FDA]) et la réglementation européenne (European Medicine Agency [EMA]). En effet, la FDA requiert une étude de bioéquivalence conduite selon un plan expérimental « répliqué complet » (chaque sujet reçoit deux fois chacune des deux formules, ce qui permet d’estimer la variabilité propre de chacune d’elles), et un intervalle d’acceptation est proposé, ajusté sur la variabilité de la spécialité de référence.6 De son côté, l’EMA n’exige pas de plan « répliqué complet » mais impose, en revanche, un intervalle d’acceptation unique fixé à 90,00 %-111,11 % (alors que dans le cas général, cet intervalle d’acceptation est fixé à 80,00 %- 125,00 %).
Ce bref rappel permet de constater que l’étude de bioéquivalence réalisée par Merck respecte les recommandations de l’EMA, avec une conclusion de bioéquivalence moyenne obtenue selon le critère restrictif 90,00 %-111,11 %. Le lecteur intéressé peut retrouver tous les résultats de cette étude dans l’article de Gottwald-Hostalek et al. publié en 2017.7
Réanalyse proposée par Concordet et al.
Partant de l’hypothèse qu’un défaut de bioéquivalence pouvait expliquer les effets indésirables rapportés par les patients ayant reçu la nouvelle formule du Levothyrox, Concordet et al.2 ont repris l’approche de la bioéquivalence individuelle pour étayer cette hypothèse. Or l’étude réalisée par Merck n’étant pas conduite selon un plan « répliqué complet », l’analyse statistique adéquate n’était pas possible. Pour contourner cet écueil, l’équipe toulousaine a utilisé la notion de rapport individuel d’exposition (en anglais, individual exposure ratio [IER]) qui se résume à calculer pour chaque sujet le rapport (AUC nouvelle formule/AU Cancienne formule) × 100 et à confronter le résultat obtenu à l’intervalle 90,00 %- 111,11 %. Ce faisant, en considérant la distribution des 204 rapports individuels, un IER inclus dans l’intervalle 90,00 %-111,11 % ne s’obtenait que chez le tiers des sujets inclus. Selon ces auteurs, cela ne remettait pas nécessairement en cause la conclusion de bioéquivalence moyenne mais révélait un défaut probable de bioéquivalence individuelle avec la nouvelle formule du Levothyrox. Les réponses à l’article de Concordet et al. publiées dans Clinical Pharmacokinetics3-5 ont montré la faiblesse du raisonnement de ces auteurs qui appliquent à une mesure individuelle d’exposition plasmatique une règle de décision uniquement validée pour l’estimation de la valeur moyenne d’exposition systémique et uniquement applicable à ce seul cas. Trois arguments invalident en effet cette application. Le premier laisse penser qu’en appliquant ce critère IER à l’ancienne formule du Levothyrox, la bioéquivalence individuelle contre elle-même ne serait pas davantage démontrée dans l’intervalle 90,00 %- 111,11 %. Le deuxième argument consiste à confronter l’IER à l’intervalle standard 80,00 %-125,00 % pour constater (v. le tableau de l’article de Concordet et al.) que la bioéquivalence individuelle serait acquise respectivement pour 99 % (IER non ajustés) et 62 % (IER ajusté) des sujets inclus. Le troisième argument concerne la construction des IER avec les AUC dites « ajustées », dans lesquelles la valeur de base (de T4) des sujets est retranchée à toutes les concentrations mesurées. L’utilisation de cette correction, justifiée dans son principe pour une étude conduite chez le volontaire sain, a des conséquences mathématiques et statistiques triviales – une augmentation importante de la variance ou de la dispersion des ratios individuels4 – qui excluent de fait toute interprétation de ces IER « ajustés » en termes de bioéquivalence individuelle.
Si la démarche de Concordet et al. est respectable en soulevant la question de la substitution entre spécialités à base de lévothyroxine, leur raisonnement biaisé a totalement négligé ces implications mathématiques et statistiques quand ces auteurs ont utilisé des IER « ajustés » pour affirmer, à tort, que la bioéquivalence individuelle n’était acquise que pour 33 % des sujets inclus. Cette méthodologie erronée a ouvert la voie à de regrettables interprétations, voire à des extrapolations inattendues, dont celles, entre autres, proposées par Hill et Schlumberger.
Réanalyse proposée par Hill et Schlumberger
Dès l’introduction de leur article,1 Hill et Schlumberger dénoncent « un défaut de formation du personnel du laboratoire [Merck] et des autorités [ANSM] » et une « erreur dans l’analyse des données » car ils reprennent à leur compte tout en l’amplifiant l’approche erronée de Concordet et al.,2 sans évoquer les objections convergentes3-5 publiées dans Clinical Pharmacokinetics et rappelées ci-dessus, autrement que par une note évoquant « certains médecins [qui] contestent cette soustraction », sans que le fond de leur critique4 ne soit même mentionné. La suite de l’article présente des conceptions surprenantes de la conduite et de l’analyse statistique d’une étude de bioéquivalence. Ainsi, peut-on lire que l’analyse proposée par Merck « ne tient pas compte du fait que chaque sujet a reçu les deux formules », que l’analyse aurait été identique « si on avait donné la nouvelle formule à 204 sujets et l’ancienne formule à 204 autres sujets comparables » et que l’analyse raisonnable « consiste à étudier la différence des aires sous la courbe, qui doit être proche de zéro pour conclure à la bioéquivalence ». Également en décalage avec les bonnes pratiques statistiques, Hill et Schlumberger entendent conforter leur démonstration de la non-bioéquivalence entre les deux formules de Levothyrox en analysant les résultats de 10 sujets sélectionnés « au hasard » parmi les 204 sujets inclus. Déjà dans leur réponse à Coste et al.,4 Concordet et al.8 soupçonnaient le laboratoire Merck d’avoir inclus un nombre de volontaires sains délibérément trop élevé (n = 204) afin de conclure plus facilement à la bioéquivalence. Répondre à cette interrogation mériterait une discussion statistique qui sortirait du cadre de notre propos. Ici, nous voulons juste pointer le fait que Hill et Schlumberger n’hésitent pas à réduire cet effectif à 10 sujets en dénonçant ailleurs « des autorités peu exigeantes ». Pourtant, en examinant la figure 2 de leur article, on constate que cinq sujets ont une plus grande AUC avec l’ancienne formule (sujets 59, 99, 139, 159 et 199), tandis que les cinq autres sujets ont une plus grande AUC avec la nouvelle formule (sujets 19, 39, 79, 119 et 179). Alors, laquelle de ces deux formules est à blâmer ? De même, évoquant l’ajustement de la posologie journalière, Hill et Schlumberger donnent l’impression de confondre variabilité pharmacocinétique et dose administrée en affirmant qu’avec la nouvelle formule du Levothyrox « un surdosage soudain de 45 % est considérable » de sorte que « la responsabilité directe du changement de formulation dans la survenue de signes et symptômes indésirables chez certains patients est donc extrêmement probable ». On pourrait d’ailleurs ici remarquer que si les « signes et symptômes indésirables » devaient s’expliquer par un défaut de bioéquivalence, alors toutes les manifestations cliniques devraient être la résultante d’un déséquilibre thyroïdien. Or il a été souligné (rapports de l’ANSM du 10 octobre 2017 et du 25 janvier 2018), en accord d’ailleurs avec l’expérience clinique, que le profil des effets indésirables, par leur caractère non spécifique, leur variété et leur extrême polymorphisme, leur cinétique d’apparition et de disparition (en quelques jours, voire quelques heures), leurs associations contrastées (symptômes d’hyper- et d’hypothyroïdie coexistant chez le même patient), n’évoquait pas cliniquement une dysfonction thyroïdienne caractérisée ; de plus, ces profils étaient strictement superposables chez les patients, quelle que soit la valeur de leur TSH, qui était le plus souvent normale : des faits qui n’échappaient à aucun observateur attentif, y compris à un signataire de l’article de Concordet et al. dans une publication subséquente.9
En conclusion
Cette seconde réinterprétation des données de l’étude de bioéquivalence conduite par Merck est tout aussi contestable que celle proposée par Concordet et al. De plus, elle y associe des amalgames et des insinuations sur l’action des autorités sanitaires pour le moins incongrus qui contribuent davantage à exacerber la crise du Levothyrox qu’à tenter d’en comprendre les fondements réels.
Les discussions techniques entre spécialistes de l’analyse de la bioéquivalence sont compliquées, convenons-en. Un effort de vulgarisation est de fait nécessaire pour expliquer les analyses recommandées aux patients comme aux professionnels et éviter de les orienter vers des fausses pistes qui pourraient encore aggraver l’inquiétude et la défiance vis-à-vis des autorités sanitaires. Cela nous apparaît d’autant plus nécessaire qu’aujourd’hui encore une explication objective et satisfaisante à l’épidémie d’effets indésirables rapportés lors du lancement sur le marché français du Levothyrox nouvelle formule tarde à être apportée. Dès lors, l’impatience et la rupture de confiance exprimées par les associations de patients ont leur part de légitimité. Pour autant, le « switch » de l’ancienne formule vers la nouvelle formule s’est opéré sans bruit dans plusieurs autres pays européens et en Turquie. Ce constat devrait inciter à davantage de prudence avant d’affirmer un problème général de « switchabilité » ou de « non-bioéquivalence » de sorte que nous voulons croire que notre contribution apportera un début d’apaisement au débat conflictuel que nous connaissons en France. V
1. Hill C, Schlumberger M. Les deux formules de Levothyrox ne sont pas bioéquivalentes. Rev Prat 2019;69:599-601.
2. Concordet D, Gandia P, Montastruc JL, at al. Levothyrox® new and old formulations: are they switchable for millions of patients? Clin Pharmacokinet 2019;58:827-33.
3. Nicolas P. Comment on: "Levothyrox® new and old formulations: are they switchable for millions of patients?" Clin Pharmacokinet 2019 58:959-60.
4. Coste J, Bertagna X, Zureik M. Comment on: "Levothyrox® new and old formulations: are they switchable for millions of patients?" Clin Pharmacokinet 2019;58:965-6.
5. Munafo A, Krebs-Brown A, Gaikwad S, Urgatz B, Castello-Bridoux C. Comment on "Levothyrox® new and old formulations: are they switchable for millions of patients?" Clin Pharmacokinet 2019;58:969-71.
6. Yu LX. Quality and bioequivalence standards for narrow therapeutic index drugs. Food and drug administration, 2011. http://bit.ly/2kZMCjR
7. Gottwald-Hostalek U, Uhl W, Wolna P, Kahaly GJ. New levothyroxine formulation meeting 95-105% specification over the whole shelf-life: results from two pharmacokinetic trials. Curr Med Res Opin 2017;33:169-74.
8. Concordet D, Gandia P, Montastruc JL, et al. Authors’ reply to Coste et al. : "Levothyrox® new and old formulations: are they switchable for millions of patients?" Clin Pharmacokinet 2019;58:967-8.
9. Bordet R, Béra-Jonville AP, Micallef J, et al. Pharmacovigilance, « Les centres régionaux doivent rester au cœur du système d’alerte ». Le Monde Science et Médecine, 24 avril 2019, http://bit.ly/2kxXYvt