Depuis vingt-cinq ans, articles, rapports et expérimentations apprécient l’intérêt de l’évolution de l’organisation des soins primaires et l’apport des infirmiers en pratique avancée. Il semble désormais clair que la résolution du problème de l’accès aux soins ne dépend pas des seuls médecins. Le déroulement des parcours de soins s’améliore en s’appuyant sur des équipes de professionnels aux compétences diversifiées et bien coordonnées. L’évolution naturelle vers des pratiques avancées semble donc enclenchée, même si des freins demeurent.

Dans son numéro du 5 janvier 2000 – le premier du siècle qui s’ouvrait –, le Journal of the American Medical Association (JAMA) publiait un article1 signé en premier auteur par Mary O’Neil Mundinger de la Faculté de formation des infirmières à l’université Columbia (New-York).

Cet article produisait les résultats d’une étude clinique prospective menée sur deux années entre août 1995 et octobre 1997. Un peu plus de 1 300 patients avaient ainsi été inclus après une consultation initiale puis «  randomisés  » pour un suivi au long cours réalisé soit par des nurse practitioners (NP), soit par des médecins  ; ces professionnels de santé exerçaient tous dans différents centres de santé en milieu urbain.

En complément de l’examen à l’inclusion, le protocole prévoyait deux temps d’analyse des données : à six mois et à un an. L’âge moyen des sujets inclus était de 46 ans, avec une prédominance féminine (77 %), et les pathologies dominantes étaient l’hypertension artérielle, le diabète et l’asthme. Sur l’ensemble des données recueillies (cliniques, biologiques, satisfaction et consommation de soins), il n’est pas apparu de différences statistiquement significatives entre le groupe suivi par des NP (n = 806) et le groupe suivi par des médecins (n = 510), ce qui a permis aux auteurs de conclure à une équivalence des résultats entre les deux groupes. Cette conclusion pouvait contribuer à favoriser une évolution de l’organisation des soins primaires et des ressources humaines mobilisables en plaçant les NP en première ligne ; l’article allait d’ailleurs être ultérieurement cité près de 1 500 fois, selon PubMed.

Comme c’est souvent le cas pour les publications d’importance, l’article était accompagné d’un éditorial2 signé par Harold C. Sox, personnalité éminente de la sphère médicale américaine, à l’époque président de l’American College of Physicians et aujourd’hui editor émérite des Annals of Internal Medicine. Saluant la qualité du travail publié et tout en pondération, le propos de Sox questionnait cependant la pertinence de l’exercice en autonomie des NP*.

Et quelques mois plus tard, en mai 2000, le JAMA publiait une série de letters to the editor, pour la plupart réservées ou hostiles à l’article de Mundinger et signées par des médecins  ; ces lettres ont gardé toute leur acuité au regard de la situation qui prévaut aujourd’hui en France.

Coopérations expérimentales dans un premier temps

Mais l’impact de la publication de Mary O’Neil Mundinger ne s’arrête pas là. Ainsi, dès 2002, inspiré entre autres par cette publication dans le JAMA, le ministère Mattei avait envisagé un développement rapide des compétences de la plupart des professions de santé dites ­«  para­médicales  ». Une quinzaine d’expériences «  de terrain  » (très diversifiées et souvent menées à la limite des règlements qui prévalaient) avaient alors été identifiées en France, comme la coopération entre ortho­ptistes et ophtalmologistes** et d’autres impliquant des infirmières en cancérologie ou en hémodialyse, des manipulateurs radio, des diététiciens, etc. (ces expériences3 étaient promises à une évaluation programmée dans une lettre de mission demandant un rapport final pour «  le début 2004  » ( !) avant généralisation éventuelle). Ces initiatives spontanées des professionnels allaient devenir, dans un encadrement légalisé, les «  expérimentations Berland  ». Dans les faits, quelques années plus tard, en avril 2008, la Haute Autorité de santé (HAS) publiait une recommandation4 visant à favoriser les coopérations entre professionnels de santé, avec une attention particulière portée aux aspects juridiques, pédagogiques et économiques que cela impliquait. On connaît la suite. C’est dans le cadre de la loi Hôpital, patients, santé et territoires (HPST), votée en juillet 2009, que le vocable de «  pratique avancée  » était forgé, au bénéfice de la profession infirmière – dont la formation initiale était simultanément «  universitarisée  » dans des conditions suboptimales – sans toutefois être accessible à d’autres professions de santé – ce qu’il faut regretter.

Et aujourd’hui, vingt-cinq années après Mundinger et Mattei et quinze années après la loi HPST, on perçoit enfin que la résolution la plus satisfaisante du lancinant problème de l’accès aux soins ne passera pas par les seuls médecins. Ce point de vue, encore inaudible ces dernières années, est en cours de généralisation***  ; il était temps  !

Parcours de soins nécessitant une équipe pluridisciplinaire

À ce stade, il peut être bon de rappeler le rationnel qui prévaut à la réorganisation de l’accès aux soins. Avant tout, les malades ont changé, bien sûr parce qu’ils sont mieux informés et le cas échéant impliqués, mais surtout parce que nombre d’entre eux – qui représentent une part très majoritaire des dépenses de santé – sont porteurs d’affections chroniques, de multimorbidités évoluant au long cours, souvent beaucoup plus qu’une dizaine d’années. Dans ces conditions, c’est d’une «  équipe  » de professionnels aux compétences diversifiées et bien coordonnés que dépend le meilleur déroulement de leur parcours et le médecin ne constitue pas nécessairement le point de passage obligé  ; de surcroît, les échanges permanents et une coopération entre différents professionnels sont le meilleur gage de la pertinence/sécurité de leurs pratiques. Et les ­professions évoluent, toutes, et même de nouvelles apparaissent, comme les coordonnateurs ou bien les assistants  ; il est naturel qu’une évolution vers les «  pratiques avancées  » se produise dès lors que la formation est assurée (désormais, plusieurs spécialités d’exercice, en ville ou à l’hôpital, «  réclament  » des infirmiers en pratique avancée). Enfin, les moyens de communication entre les différents professionnels autour du malade n’ont plus rien à voir avec ce qui prévalait du temps du papier-crayon ou même du télé–phone  ; de là, une réorganisation profonde de l’exercice soignant, incluant la banalisation des multiples applications de télésanté.

Encore des freins à lever

Pour autant, il ne faut pas négliger les pesanteurs puissantes qui freinent les évolutions en cours… Au premier rang desquelles on retrouve évidemment les divers ­corporatismes professionnels ou pesanteurs administratives  ; il faut prendre le temps de les lever, avant tout en favorisant le renouvellement du leadership à partir des initiatives du terrain.

Restent aussi la formation initiale de l’ensemble des professions de santé et les adaptations sensibles qu’il convient d’apporter, ce qui requiert à l’évidence une volonté et une durée de l’action publique, souvent malmenées par la brièveté des mandats ministériels.

Persiste enfin le délicat sujet de la rémunération des professionnels, dont la sensibilité peut être appréciée par la marginalité des suites données aux expérimentations des nouveaux modes de rémunération lancées en 2010 ou au rapport de Jean-Marc Aubert rendu public en janvier 2019.5 Plus près de nous, les atermoiements autour des rémunérations «  forfaitaires  » des nouveaux articles 51 confirment – s’il en était besoin – la difficulté du sujet  ; certes, l’antériorité des conventions d’exercice par profession, que l’Assurance maladie négocie avec les syndicats depuis des lustres, ne facilite pas l’évolution vers les rémunérations de la pluriprofessionnalité…

Engagement vers la coopération

Mais l’essentiel n’est pas là. L’essentiel réside dans l’engagement – à encourager – de la vingtaine de professions de santé (en incluant les travailleurs sociaux et éducateurs, surtout s’il s’agit d’enclencher de véritables approches préventives) à sortir d’une vision en «  silo  » et à travailler en étroite coopération et coordination dans le respect des aspirations du patient. Et cela va bien au-delà de la satisfaction légitime que peut éprouver une profession (ou une autre) quand elle approfondit ses compétences et élargit son domaine d’intervention auprès du malade.

* On peut noter que cet éditorial de Sox en 2000 rappelait qu’aux États-Unis, les nurse practitioners avaient obtenu en 1997 la prise en charge directe par Medicare de leur activité, ce qui correspond sensiblement à l’évolution actuelle de la profession d’infirmière en pratique avancée en France.** Expérimentation menée au cabinet des Drs Rottier et Fillon, au Mans (Sarthe) depuis 2001.*** Voir à ce sujet le dernier éditorial du Dr Arnaud, alors président du Conseil national de l’ordre des médecins, dans le Bulletin de l’Ordre n° 97 de mai-juin 2025  ; tandis que l’ouverture tentée en octobre 2022 sous l’égide du comité de liaison des Ordres des professions de santé (CLIO) n’avait pas vraiment eu de suites.
Références
1. Mundinger MO, Kane RL, Lenz ER, et al. Primary care outcomes in patients treated by nurse practitioners or physicians: A randomized trial. JAMA 2000;283(1):59-68.
2. Sox HC. Independent primary care practice by nurse practitioners. JAMA 2000;283(1):106-8.
3. Rapport Berland Y. Coopération des professions de santé : le transfert de tâches et de compétences. https://www.cfef.org/texte_divers/rapport_berland.pdf 
4. Recommandation HAS en collaboration avec l’ONDPS. 2008. Délégation, transfert, nouveaux métiers… Comment favoriser les formes nouvelles de coopération entre professionnels de santé. https://www.has-sante.fr/jcms/c_497724/fr/delegation-transfert-nouveaux-metiers-comment-favoriser-les-formes-nouvelles-de-cooperation-entre-professionnels-de-sante 
5. Aubert JM. Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees). Rapport final. Stratégie de transformation du système de santé. Modes de financement et de régulation. Janvier 2019.

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