Les industries des produits de santé, regroupant médicaments et dispositifs médicaux, s’appuient sur des chaînes de production complexes, mondialisées, impliquant de nombreux maillons répartis sur différents sites.
Chaque étape, qu’il s’agisse du traitement des matières premières ou de la fabrication d’intermédiaires de synthèse, constitue un potentiel point de vulnérabilité.
Quel est l’état actuel de la résilience de ces chaînes d’approvisionnement face aux crises à venir (ressources, énergie, logistique, conditions de production) ? Quelles solutions concrètes pourraient renforcer leur robustesse et leur capacité d’adaptation ? Cet article repose sur les propos échangés lors d’une table ronde qui s’est tenue pendant la première édition du Congrès « Santé en 2050 » le 29 juin 2024. Le sujet sera à nouveau débattu pendant la deuxième édition du Congrès « Santé en 2050 » le samedi 28 juin 2025 à Lyon.
Accroissement des pénuries de médicaments
En 2023, 37 % des Français ont été confrontés à une pénurie de médicaments en pharmacie, contre 25 % l’année précédente.1 Près de 5 000 signalements de ruptures de stock et de risque de ruptures ont été effectués en 2023, soit un tiers de plus qu’en 2022 et six fois plus qu’en 2018.2 Pourtant, les industriels ont l’obligation d’approvisionner le marché national, et l’ANSM assure une veille sur le stock des médicaments d’intérêt thérapeutique majeur (MITM).
Quelles sont les raisons de cet état de fait ?
Causes des tensions d’approvisionnement
L’industrie pharmaceutique est fragilisée par deux décennies de quête de performance. Depuis plusieurs années, cette crise d’approvisionnement ne se limite pas à des pénuries ponctuelles ; elle révèle une défaillance systémique qui résulte de choix stratégiques opérés depuis vingt ans, visant principalement à optimiser la performance industrielle. L’essor de la demande mondiale de médicaments, couplé à une attractivité en baisse pour la France en matière de production, a accentué cette fragilité. Mais plus profondément, cette situation est le fruit d’une logique industrielle centrée sur la réduction continue des coûts. En effet, dans un secteur où les prix sont réglementés, notamment pour les médicaments génériques souvent indispensables, l’industrie a cherché à baisser les coûts en délocalisant la production dans des pays où la main-d’œuvre est moins chère et les réglementations environnementales moins contraignantes.
En segmentant et en concentrant les chaînes de production pour un effet de volume, chaque usine s’est spécialisée dans une étape précise, optimisant les coûts mais réduisant les marges de manœuvre en cas de crise. Auparavant, les chaînes pouvaient fonctionner à environ 80 % de leur capacité, laissant de l’espace pour réagir aux fluctuations. Aujourd’hui, cette marge tend à disparaître. Les sites sont moins nombreux, la production tourne à pleine capacité, avec des sites de secours rares et réservés aux produits de niche à très haute valeur ajoutée.
Ce modèle hyperoptimisé expose la chaîne à de nombreux risques. La moindre hausse soudaine de la demande – une épidémie, par exemple –, un incident qualité dans une usine (comme ceux rencontrés pour certains principes actifs), un événement climatique entravant le fonctionnement des sites, voire une cyberattaque ou un conflit diplomatique, peuvent désormais engendrer des ruptures d’approvisionnement majeures à l’échelle mondiale. Face à ce constat, la constitution de stocks stratégiques est parfois évoquée comme une solution. Cependant, cette approche est coûteuse, tant en matière de ressources qu’en énergie. Les médicaments ont une durée de vie limitée et nécessitent des conditions de stockage strictes, difficiles à maintenir dans un monde de plus en plus contraint en énergie et exposé à des risques météorologiques plus importants.
Pour bâtir une résilience durable, il est nécessaire de relocaliser une partie de la capacité industrielle, en France ou en Europe, afin de diversifier les sites et de recréer des redondances qui permettraient de compenser d’éventuelles interruptions. Cela impliquerait de repenser le modèle actuel en cherchant à déconcentrer les chaînes et en réduisant la saturation de production pour regagner une marge d’adaptation. Ce modèle de robustesse, à l’opposé de l’optimisation extrême, limiterait aussi la dépendance technologique en évitant de surconnecter les usines.
Cependant, ces transformations ont un coût élevé, obligeant à des choix stratégiques et à un arbitrage pour prioriser les médicaments essentiels à sécuriser, en collaboration avec les décideurs et les sociétés savantes.
Lieux de production des médicaments mal connus
En ce qui concerne l’origine des médicaments, il n’existe actuellement pas de données consolidées, fiables et précises. Par exemple, l’affirmation selon laquelle 80 % des médicaments proviendraient d’Asie est incorrecte, même si la proportion reste significative, notamment pour les génériques. Par ailleurs, les nouveaux médicaments autorisés dans l’Union européenne sont moins souvent fabriqués en France : seulement 42 des 488 médicaments autorisés en Europe entre 2016 et 2021 sont produits sur le territoire français. Pour les biomédicaments, la situation est encore plus marquée : la France importe 95 % de ceux qu’elle consomme et exporte 95 % de ceux qu’elle produit. Cela illustre à nouveau l’hyperspécialisation de cette filière : un site industriel produit généralement pour de très nombreux pays.
Concernant les principes actifs, souvent évoqués pendant la crise du Covid- 19, la part réellement importée d’Asie (Chine et Inde) serait d’environ 40 %, selon des données récentes de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé pour les MITM ; 45 % viendrait d’Europe, et la production française resterait marginale, avec seulement 6 % de la synthèse chimique effectuée sur le territoire.
En résumé, les secteurs de la production de médicaments et de la synthèse de principes actifs en France souffrent d’un manque de données précises, de dépendance importante aux importations (notamment asiatiques) et d’un recul de l’attractivité.
Relocalisation limitée de la fabrication des médicaments en France
En théorie, la relocalisation de la production des médicaments est envisageable, mais elle se heurte à deux obstacles majeurs. Le premier est la question des volumes : avec des milliers de médicaments utilisés aujourd’hui et un volume consommé important, il est impossible de tout relocaliser, malgré la persistance de près de 270 sites de production pharmaceutique en France, et d’au moins 1 000 sites en Europe. Une relocalisation complète n’est donc pas réaliste pour des raisons quantitatives.
Le second obstacle concerne certaines spécificités liées à la production, notamment des principes actifs. Certaines synthèses sont particulièrement complexes, polluantes ou dangereuses, ce qui rend leur relocalisation peu probable. Par exemple, la fabrication du 5 -FU, impliquant une réaction de fluoration très polluante, ou celle du métronidazole, nécessitant des conditions strictes en raison de son caractère explosif, sont peu compatibles avec les normes environnementales actuelles en France. Ces exemples illustrent les limites de la relocalisation pour certaines substances.
Donc, bien que théoriquement faisable, la relocalisation ne pourra pas être exhaustive et dépendra surtout des moyens financiers et logistiques déployés, tout en tenant compte des contraintes environnementales et de sécurité.
Quelles évolutions sont envisageables ?
La souveraineté sanitaire et la sécurisation des chaînes d’approvisionnement en produits de santé sont possibles par une meilleure gestion de la production, du stock et de la demande de soins. En effet, la transformation du modèle doit passer par une baisse de la pression que la demande exerce sur ces industries. Cette baisse de la demande doit être gérée en consensus avec les sociétés savantes pour assurer une répartition des soins juste, équitable et durable.
Identifier les médicaments essentiels
Une première liste de médicaments essentiels visant à sécuriser l’approvisionnement en France a été constituée en 2023, comprenant environ 450 médicaments. Jugée à la fois trop large et incomplète, elle a été mise à jour en juin 2024 et en comporte à présent plus de 600. Alors que des classes cruciales, comme les antihistaminiques et les contraceptifs oraux hors urgence sont absentes, la taille de cette liste reste incompatible avec une véritable démarche de priorisation industrielle. Une liste de 50 médicaments stratégiques prioritaires a également été établie en 2023, ciblant ceux dont la production (du principe actif ou du façonnage) est particulièrement vulnérable et/ou lointaine. Au niveau européen la nouvelle liste des médicaments critiques publiée en décembre 2024 contient 270 molécules.
Dans un contexte de tensions croissantes sur l’approvisionnement pour des raisons économiques, énergétiques et environnementales, la relocalisation de la production de médicaments devient un enjeu majeur.
Adopter un système de santé préventif
D’ici à 2050, le système de santé devrait devenir davantage préventif, réduisant le recours au curatif sans pour autant l’éliminer. Cet objectif exige d’imaginer des solutions nouvelles et variées, notamment des dispositifs de diagnostic délocalisés qui permettraient d’atteindre des populations jusqu’ici peu intégrées dans les parcours de soins.
Innover en se rapprochant des patients, en réalisant, par exemple, des bilans de santé sur le lieu de travail, pourrait représenter une voie prometteuse. Ces initiatives permettraient d’atteindre des populations peu enclines à consulter, augmentant ainsi les chances de détection précoce de maladies pour des soins plus légers.
Vers une sobriété et une juste prescription des soins
Enfin, il devient crucial d’adopter une approche plus sobre et raisonnée dans la gestion des soins de santé. La tentation de multiplier les tests pour se rassurer ou pour répondre à une demande du patient doit être revue. Cette « juste prescription » implique de privilégier le bon test pour le bon patient au bon moment, plutôt qu’une approche quantitative visant à augmenter le volume de tests. Il est essentiel de s’éloigner d’un modèle de surconsommation médicale qui, finalement, ne bénéficie ni aux patients ni aux ressources du système de santé.
La récente campagne « Réduisons le volume. Moins de médicaments, c’est médicamieux », portée par le Leem (représentant les entreprises du médicament en France), montre un début d’engagement dans la voie de la sobriété et de la juste prescription.
Il s’agit de passer d’une logique de volume à une logique de valeur, axée sur l’efficacité des soins et la préservation des ressources.
2. Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM). L’ANSM prononce 8 millions d’euros de sanctions financières à l’encontre des laboratoires pharmaceutiques qui n’ont pas respecté leurs quatre mois de stock de sécurité. 19 décembre 2024. https://ansm.sante.fr/actualites/lansm-prononce-8-millions-deuros-de-sanctions-financieres-a-lencontre-des-laboratoires-pharmaceutiques-qui-nont-pas-respecte-leurs-4-mois-de-stock-de-securite?