Un risque encore largement méconnu par la population
« Il est urgent d’apposer des étiquettes sur les boissons alcoolisées qui avertissent des risques de cancer attribuables à l’alcool », a déclaré en février 2025 un groupe international d’experts dans un article paru dans le Lancet . Cet appel faisait suite à un rapport publié quelques jours auparavant par le porte-parole du gouvernement américain sur la santé publique sortant (US Surgeon General). Résumant la littérature disponible sur ce sujet, celui-ci recommandait pour la première fois de mettre à jour les étiquettes apposées sur les boissons alcoolisées pour inclure la mention du risque de cancers – à l’image de celles sur les paquets de tabac.
La méconnaissance de ce risque, très répandue dans la population – et donc la nécessité urgente d’une meilleure sensibilisation –, est la raison invoquée par ces experts. En effet, plusieurs études menées dans des pays riches ont montré que, en moyenne, moins de la moitié de la population générale en a conscience, et que ces connaissances varient beaucoup en fonction des types de cancers. Par exemple, alors que le lien entre consommation d’alcool et cancer du foie est connu de 40 % des répondants, seuls 15 à 45 % savent qu’elle entraîne aussi un sur-risque de cancer colorectal et 10 à 20 % connaissent son lien avec le cancer du sein.
En France, près d’une personne sur quatre pense même que boire un peu de vin diminue le risque de cancer, selon les données du 4e Baromètre cancer de l’INCa et Santé publique France (2021).
À partir de quelle quantité le risque de cancer apparaît-il ?
Si les conséquences néfastes d’une consommation excessived’alcool sont établies depuis longtemps, l’effet des faibles quantités a, quant à lui, donné lieu historiquement à davantage de débats. Ces derniers ont plutôt concerné les risques cardiovasculaires et la mortalité car plusieurs études observationnelles ont trouvé une « relation en J » entre la dose d’alcool consommée et la mortalité (petite baisse de la mortalité avec de faibles doses, forte hausse pour les grosses consommations), ou encore une diminution du risque cardiovasculaire chez les buveurs modérés (un ou deux verres standard par jour ou 100 g d’alcool pur par semaine) par rapport aux abstinents – le fameux « French paradox ». Mais, comme en témoigne le Baromètre cancer, l’idée d’un rôle protecteur des faibles doses s’est répandue parmi la population pour englober aussi les cancers.
Le lobby alcoolier n’a pas manqué de l’exploiter, en apposant l’injonction « à consommer avec modération » sur les contenants et affiches de leurs produits. Sous un semblant de conformité aux conseils de Santé publique France de ne pas boire plus de 10 verres par semaine (100 g d’alcool pur) – ce qui est un repère à ne pas dépasser et non pas une quantité recommandée ! –, ce type d’étiquettes non réglementaires contribuent à entretenir la confusion.
Or, les prétendus bénéfices d’une faible consommation ont été réfutés par des travaux plus récents, dont la méthodologie est plus solide que celles des études observationnelles antérieures. Ces dernières ont en effet de nombreux biais : données déclaratives non fiables pour constituer un groupe comparateur d’abstinents, personnes qui sont abstinentes parce que déjà fragilisées par une maladie, hygiène de vie différente entre abstinents et petits buveurs, etc. Comme l’a récemment expliqué l’épidémiologiste Catherine Hill dans nos colonnes, des études d’épidémiologie génétique qui permettent de mimer les conditions d’un essai randomisé ont montré qu’il n’existe pas d’effet protecteur des faibles doses d’alcool sur le risque cardiovasculaire.
Concernant spécifiquement les cancers, les données sur les risques associés aux différents niveaux de consommation varient selon le type. Les revues de la littérature les plus récentes – conduites par des institutions américaines (2025) et internationales (2018) – concluent qu’il existe des preuves solides étayant la relation entre la consommation d’alcool et le développement de sept types de cancer : bouche, pharynx, larynx, œsophage, sein, colorectal et foie ; pour les cinq premiers, le risque augmente quelle que soit la dose consommée. L’effet néfaste des faibles doses est le plus étayé pour le cancer du sein, grâce à un grand nombre de cohortes : une revue systématique récente (2024) conclut que le sur-risque de cancer du sein existe dès la consommation d’un verre standard par jour (10 g d’alcool), voire dès 5 g – soit moins que le repère de Santé publique France.
Pour d’autres, l’augmentation du risque était observée à partir de doses plus importantes (par exemple, 30 g d’alcool/jour pour le cancer colorectal ou 45 g/j pour celui du foie) mais, là encore, les données observationnelles disponibles ne permettent pas d’évaluer correctement l’effet des faibles doses.
Enfin, une étude britannique publiée en 2019, colligeant des données de travaux précédents sur la part des cancers attribuables à l’alcool et au tabac, a permis de comparer le risque de cancer au cours de la vie associé à des niveaux modérés de consommation d’alcool par rapport à celui associé au tabagisme. Les chercheurs ont estimé que, chez les non-fumeurs, la consommation d’une bouteille de vin par semaine (soit environ un verre standard par jour) serait associée à une augmentation du risque absolu de cancer au cours de la vie de 1 % pour les hommes et de 1,4 % pour les femmes, ce qui serait l’équivalent de fumer 5 cigarettes par semaine pour les hommes et 10 pour les femmes.
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