Dans cette nouvelle rubrique, le Docteur Philippe Charlier abordera chaque mois une question médicale sous le prisme de l’anthropologie.
L’anthropologie médicale est ce champ disciplinaire issu des sciences humaines qui cherche à mieux décrire et comprendre les systèmes de pensée et d’organisation sociale de la santé, de la maladie et du soin. Partie intégrante de la prise en charge globale sanitaire de l’individu, elle se rattache à la santé publique en cela qu’elle vise à identifier les fondamentaux de la santé (aspects culturels et historiques, avec une réflexion épistémologique) et la variété de ses modes de fonctionnement.
Un pas de côté nécessaire
À un moment d’augmentation exponentielle des migrations humaines (contraintes ou volontaires), mettant face à face des cultures parfois radicalement différentes tant du côté des soignants que des usagers de santé (qui, parfois se comprennent mal ou peu), l’anthropologie médicale propose un « pas de côté » nécessaire. Celui-ci permet d’éclairer d’un jour nouveau nos pratiques de soins, de comprendre - et donc de dépasser intelligemment et « en souplesse » - certains écueils dogmatiques (par exemple vis-à-vis de l’acceptation d’un traitement ou d’un examen, ou dans le contexte d’une transfusion ou d’un don d’organe). L’anthropologie médicale nous amène à repenser notre façon de soigner, à prendre du recul, à changer de paradigme et remettre en question notre vision universelle du corps – il existe tellement de façons de le « vivre » et de le conceptualiser ! –, à proposer un nouveau sens au mot « santé »,1 à adapter nos pratiques, à réfléchir à notre relation patient-soignant.
Améliorer l’adaptabilité et l’acceptabilité des soins
Dans l’unité de formation et de recherche (UFR) Simone-Veil santé (université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines/Paris-Saclay), l’anthropologie médicale fait désormais partie des thèmes dispensés en enseignements théoriques et pratiques tout au long du cursus de santé, y compris pour les diplômes universitaires. L’apport des sciences humaines aux sciences fondamentales permet de gagner en adaptabilité et en acceptabilité de certains gestes, situations ou actes : envisage-t-on de la même façon un don du sperme ou une autopsie avec des patients d’origine afro-caribéenne ou d’Asie du Sud-Est ? Les référentiels sont forcément différents, les regards, les approches et leur connaissance permettent de faciliter la pratique quotidienne,2 au profit à la fois des patients et des conditions d’exercice du personnel soignant. Dans les services de soins palliatifs, de gériatrie, de cancérologie et dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), une meilleure connaissance des façons de penser la mort et le deuil s’impose, au bénéfice des patients en fin de vie et de leurs familles, mais aussi des acteurs de santé, visant à la mise en place de ce qu’on appelle en anthropologie une « bonne mort ».
Apports de la paléopathologie
Dans une approche délibérément transversale, les outils principaux de l’anthropologie médicale sont l’ethnologie, la sociologie, l’histoire, mais elle peut aussi se nourrir de l’archéologie et de l’histoire de l’art (avec l’iconodiagnostic)3 et des religions. Les enseignements et les activités de recherche sont présents autant en université qu’au sein des musées4 ou sur le terrain.
C’est à travers l’anthropologie médicale qu’a émergé le concept de santé globale (« One Health »), qui implique d’autres champs disciplinaires (médecine vétérinaire, climatologie, etc.) et révolutionne les concepts de l’équilibre homme/environnement et la pathogenèse. Champ disciplinaire rattaché à l’anthropologie médicale, la paléopathologie porte un regard diagnostique sur les populations anciennes, qu’il s’agisse d’individus isolés, de regroupements d’individus (nécropole, fosse commune, etc.) ou d’échantillons biologiques (latrines,5 résidus alimentaires, etc.). Les données sont factuelles : démographie (sexe, âge au décès), état pathologique (infection, inflammation, carence, malformation, tumeur, traumatisme), marqueurs osseux d’activité, microbiome/microbiote (intestinal le plus souvent, parfois d’autres sites anatomiques lorsqu’il s’agit de restes momifiés), etc.
Cas après cas, zone géographique après zone géographique, période après période, la paléopathologie permet de dessiner une cartographie nosologique évolutive à l’échelle de territoires. Ainsi, lorsqu’elle met en évidence des processus évolutifs de maladies infectieuses, de facteurs procarcinogènes et/ou d’exposition à des polluants dits « industriels » (mercure, plomb, arsenic, antimoine,6 par exemple), elle participe de la paléo-épidémiologie. Ces données brutes sont particulièrement pertinentes en santé publique, leur indexation permettant de prévoir pour les générations suivantes des tendances évolutives au bénéfice de la santé et de la prévention.
Quant à l’étude du paléosol, elle autorise l’identification d’agents infectieux enfouis (virus, bactéries, parasites, champignons) que la fonte du permafrost risque de remettre en circulation, avec un véritable danger sanitaire à l’échelle régionale, voire plus lointaine.7
Chronique mensuelle sous le prisme de l’anthropologie
Dans cette chronique mensuelle, nous allons proposer de questionner les champs de la médecine sous le prisme de l’anthropologie, de voir ce que cet éclairage nouveau pris dans le passé ou dans le lointain peut apporter de positif dans notre façon de « faire médecine ».
2. Charlier P, Malaurie J, Wasserman D, Carli V, Sarchiapone M, Dagenais-Everell C, et al. The EPA guidance on suicide treatment and prevention needs to be adjusted to fight the epidemics of suicide at the North Pole area and other autochthonous communities. Eur Psychiatry 2017;41:129-31.
3. Charlier P, Perciaccante A, Kluger N, Nerlich AG, Appenzeller, Donell ST, et al. Iconodiagnosis: Guidelines and recommendations. Ethics Med Public Health 2023;31:100951.
4. Charlier P, Bourdin V, Augias A, Brun L, Kenmogne JB, Josué E. Are museums the future of evolutionary medicine? Front Genet 2022;13:1043702.
5. Charlier P, Augias A, Sansonetti P, Bon C, Kennedy S, Segurel L. Microbiome intestinal ancien et problématiques médicales contemporaines. Médecine/Sciences 2017;33(11):984-90.
6. Charlier P, Bou Abdallah F, Bruneau R, Jacqueline S, Augias A, Bianucci R,et al. Did the Romans die of antimony poisoning? The case of a Pompei water pipe (79 AD). Toxicol Lett 2017;281:184-6.
7. Charlier P, Claverie JM, Sansonetti P, Coppens Y, Augias A, Jacqueline S, et al. Re-emerging infectious diseases from the past: Hysteria or real risk? Eur J Intern Med 2017;44:28-30.