Le patient étranger face à la maladie est particulièrement vulnérable. Les soignants sont confrontés aux difficultés liées à la langue, aux problématiques de l’exil et à la culture d’origine. La consultation transculturelle ou ethnopsychiatrique tient compte des spécificités culturelles et migratoires du patient originaire d’un pays non occidental. Éric de Rosny, qui a vécu quarante ans en Afrique, a laissé de nombreux écrits montrant l’intérêt des soins traditionnels en complément de la médecine technoscientifique.
Quand le corps est malade, l’assise du sujet est fragilisée. La douleur physique, la maladie chronique, l’attente d’un diagnostic... sont sources de peurs et d’angoisse. La survenue d’une maladie entraîne très souvent une déstabilisation de la personne quelles que soient son origine et sa culture. Le patient d’origine étrangère vit cette pénible expérience avec une vulnérabilité particulière inhérente à la rupture d’avec le pays natal dont les effets s’exacerbent au moment de la maladie. Incompréhension, déni, dépression, autant de réactions pouvant compromettre la réussite du parcours de soins.
Les professionnels de santé régulièrement amenés à prendre en charge ces patients éprouvent parfois des difficultés liées à la langue, aux problématiques de l’exil et à la culture d’origine qui peuvent entraîner des conséquences délétères telles que le refus de soin, l’errance thérapeutique ou la non-observance des traitements.
Pour certains patients, par exemple ceux d’origine africaine, la maladie est en lien avec leur pays, avec en arrière-plan des causes traditionnelles (transgression d’un tabou, attaque en sorcellerie, esprits ou ancêtres mécontents). Comment répondre à un patient qui n’adhère pas au diagnostic et vous explique : « Je sens une présence, un être à l’intérieur de mon ventre... » ? Dans ces situations complexes, les explications médicales, l’éducation thérapeutique ou l’accompagnement psychologique s’avèrent insuffisants, voire inopérants.

Naissance du concept d’approche transculturelle

La consultation transculturelle ou ethnopsychiatrique est un dispositif de soins groupal tenant compte des spécificités culturelles et migratoires du patient originaire d’un pays non occidental.
L’ethnopsychiatrie est à la fois une théorie enseignée à l’université sous forme de diplôme universitaire (DU) et une pratique de soins. Cette clinique transculturelle traite les désordres psychologiques en lien avec les systèmes culturels d’interprétation et de traitement du mal, du malheur et de la maladie. Elle s’appuie sur l’anthropologie, la psychanalyse, la psychologie interculturelle et les soins traditionnels.
Georges Devereux (1908-1985), psychanalyste et anthropologue franco-américain, est le fondateur de cette discipline. Il a développé le concept de la méthode « complémentariste » qui consiste à utiliser de façon « obligatoire et non simultanée » les deux disciplines que sont l’ethnologie et la psychanalyse. Tobie Nathan, psychologue et professeur émérite de psychologie clinique et de psychopathologie de l’université Paris 8, élève de Georges Devereux, a instauré la première consultation d’ethnopsychiatrie en France en 1979. Il s’agit d’un dispositif de groupe qui réunit plusieurs thérapeutes d’origines diverses auprès du patient accompagné d’un ou plusieurs membres de sa famille. L’utilisation de la langue maternelle du patient est souvent nécessaire et implique donc la présence fréquente d’un médiateur ethnoculturel originaire du même groupe ethnique que le patient. Aujourd’hui, les consultations se sont multipliées partout en France, tant à l’hôpital que dans les structures spécialisées.1
L’ethnopsychiatrie permet de comprendre les liens, les articulations, les interactions entre la culture et le fonctionnement psychique de l’individu. S’il a un fort ancrage avec sa culture d’origine, cette approche aide le patient en difficulté à faire face à sa maladie en permettant le passage d’un univers à l’autre : celui d’ici et celui de là-bas. La maladie, jusque-là expérience individuelle qui isole le patient, est élargie à une problématique concernant le groupe (la famille, le village, l’ethnie) dont il est issu : « Les thérapies traditionnelles réactivent les conflits sociaux et familiaux afin de les régler et, ce faisant, de soigner le patient ».2
La proposition d’une telle consultation n’est pertinente que si elle fait sens pour le patient et s’il y reconnaît des liens avec sa propre culture. Cette démarche thérapeutique permet de conjuguer la médecine occidentale technique et les systèmes d’explications ancestraux de la culture d’origine et, ainsi, de limiter les risques de rupture de soins.
Le sang fournit un exemple de la puissance des représentations culturelles. Il existe parfois une grande différence entre le sang physiologique et le sang tel qu’il est entendu par le patient africain. Le Dr Moussa Maman, médecin et thérapeute traditionnel, précise que « le sang est une partie essentielle de l’être : c’est l’âme, l’énergie, le véhicule du souffle vital… ».3 Vie, fécondité, pouvoir y sont associés. Dans toutes les cultures, il est un support privilégié de croyances, de rites, de symboles. Bénéfique ou maléfique, le sang est porteur d’une charge émotionnelle très forte qui explique en partie les représentations négatives, par exemple de l’infection par le virus de l’immunodé­ficience humaine (VIH) ou de la drépanocytose.
Dans certains cas, même si les modalités de transmission sont bien comprises, des questionnements, paradoxaux pour les soignants, émergent. Telle cette patiente qui explique qu’elle a été contaminée par voie sexuelle et qui, dans le même entretien, ajoute : « Je ne sais pas d’où ça vient. » L’explication scientifique est bien admise mais une interrogation d’un autre ordre persiste. Citons à ce sujet l’anthropologue Françoise Héritier-Augé : « ...Il n’est pas nécessaire (...) de se refuser à croire à l’existence des virus, des bactéries, des microbes. La vraie question est ailleurs : pourquoi est-ce moi qui suis frappée ? Et par qui ? ».
Un autre spécialiste en anthropologie médicale, Éric de Rosny, s’est penché sur la médecine traditionnelle en Afrique au cours de ses longues années de présence au Cameroun. Son regard est intéressant pour tout soignant amené à accueillir des personnes originaires de cultures différentes de la sienne.

Au plus proche du terrain

Le parcours hors normes d’Éric de Rosny (1930-2012) est relaté dans son livre Les Yeux de ma chèvre, écrit en 1981 et paru dans la collection Terres humaines chez Plon. Prêtre jésuite de souche aristocratique, il est parti, peu après son investiture, vivre au Cameroun où il est resté pendant plus de quarante ans. Loin de toute velléité colonialiste, il partage la vie des habitants, apprend leur langue, les reçoit pour des échanges d’ordre spirituel et crée une émission de radio pour mieux répondre à leurs questions. Lui, l’étranger blanc, est initié au savoir traditionnel par un grand nganga à la fois devin, juge, guérisseur et anti-sorcier, doté des yeux qui voient l’invisible. « La double vue me sert d’instrument de connaissance comme le serait l’analyse freudienne pour un jésuite qui voudrait comprendre son prochain sans être pour autant psychanalyste », explique Éric de Rosny.4 L’université de Neuchâtel en Suisse lui remet le doctorat honoris causa en 2010 pour sa passion à comprendre l’Afrique occidentale et pour sa contribution majeure en sciences humaines et sociales.
Exceptionnel pour l’époque, il était un homme du terrain qui a vécu en Afrique. Il a été en contact permanent avec la population dont il a écouté les angoisses, les plaintes et a compris l’arrière-monde culturel. Il a découvert le travail des ngangas et transmis son expérience dans ses livres et articles, son enseignement à l’université et ses conférences.
Son approche décentrée est d’un intérêt particulier aujourd’hui pour tout soignant qui accueille des personnes originaires de cultures différentes de la sienne. Spécialiste en anthropologie médicale, Éric de Rosny a approfondi les problématiques de sorcellerie au Cameroun. Dans ses écrits, il introduit un inconscient, ni freudien ni lacanien, mais que l’on peut classer d’inconscient autre. Il démontre l’intérêt tout à fait actuel des soins traditionnels complémentaires de la médecine technoscientifique.
Il permet de comprendre l’écart qui peut exister avec certains patients qui naviguent entre deux systèmes de soins, modernes et traditionnels. Il explique que la médecine scientifique et occidentale s’appuie sur une conception dualiste de l’homme (le corps et le psychisme), alors que les médecines traditionnelles sont, elles, universelles et ont en commun le caractère sacré et la dimension sociale. Le corps, l’âme et l’esprit constituent l’être humain, et l’unité cosmique, c’est-à-dire la parenté homme-nature, est constamment présente. L’homme dans les systèmes traditionnels est relié au monde minéral, végétal ou animal, à sa famille, à son groupe et aussi aux défunts, aux esprits ; de sorte que le mal (la maladie somatique ou psychiatrique, l’accident, l’échec…) est un désordre qui concerne le groupe et dont la cause peut être la transgression d’un tabou, une attaque en sorcellerie, un ancêtre mécontent…
Parmi les textes inclus dans le coffret (encadré), dans celui intitulé « Combien de médecines pour l’Afrique ? »5 Éric de Rosny replace les médecines dites traditionnelles dans leur contexte historique, et explique l’engouement qui existe pour elles en Occident sous le prisme de vestiges du colonialisme, ainsi que par le manque de réponses adéquates de leurs systèmes de santé. La politique de la colonisation reconnaissait une seule et unique médecine, tandis que la majorité de la population a toujours fréquenté les guérisseurs, soit clandestinement, soit ouvertement. Éric de Rosny décrit l’art du nganga qui consiste « à rétablir l’harmonie, à réinstaller son client à la place qu’il tenait avant sa maladie, dans l’ordre cosmique et humain qui doit être le sien ».6 Il s’agit d’une médecine intégrée dans laquelle les ngangas sont les régulateurs des relations sociales. Au contraire, les hôpitaux construits selon un modèle occidental favorisent les soins individuels et fragmentaires.
Les mœurs sociales nouvelles (la ville, l’école, la technique) ont réduit peu à peu le pouvoir des ngangas. Une autre catégorie de soignants, les prophètes guérisseurs, a émergé en Afrique dans le but de combler la disparition de ce pouvoir ainsi que les limites du système hospitalier à soigner. « Ils sont l’émanation du sentiment religieux populaire »7 et apportent une voie intermédiaire entre les deux médecines. La situation actuelle, décrite comme anarchique, ne se résoudra qu’avec une reconnaissance de l’autonomie de la médecine des ngangas et son accès à un véritable statut juridique. En attendant, ce sont les associations regroupant les ngangas qui apportent une réponse de compromis et une garantie contre l’escroquerie.
La vie d’Éric de Rosny illustre et fournit un modèle de pratiques cliniques. La découverte de son œuvre invite à créer des alliances thérapeutiques avec les patients venant d’ici et d’ailleurs. 
Encadre

L’intégralité des écrits d’Éric de Rosny en coffret

Grâce au travail d’Anne-Nelly Perret-Clermont, professeur émérite à l’institut de psychologie et éducation de l’université de Neuchâtel et ses collaborateurs suisses, dépositaires des articles d’Éric de Rosny, quarante ans de travail de l’anthropologue jésuite et pionnier sont rendus accessibles dans un coffret de trois volumes, Cultures et Guérisons. Éric de Rosny. L’intégrale.8 Celui-ci regroupe ses écrits qui témoignent de l’étendue de la pensée de cet homme, surnommé « le jésuite africain ». On y trouve ses thèmes de prédilection : l’épanouissement humain grâce à la gestion de l’angoisse, la sorcellerie et l’évolution de la législation qui y est liée, la botanique et la pharmacopée traditionnelle, et, avant tout, l’abolition des barrières entre des personnes de cultures différentes. D’un accès facile, ces articles accompagnés de nombreuses photographies reflètent la grande richesse d’échanges mutuels qui sont issus du refus d’obstacles dans la rencontre avec l’autre.

Références
1. Consultations santé mentale et cultures en Île-de-France. https://vu.fr/wsHej
2. Nathan T, Lewertowski C. Soigner. Le virus et le fétiche. Éditions Odile Jacob 1998, p.162.
3. Colloque « Les 2es Rencontres transculturelles de Tenon ». Les Cahiers de l’URACA, n° 12, juin 2005 (téléchargeable sur https://uraca-basiliade.org/).
4. Éric de Rosny, le jésuite aux quatre yeux. Site La Croix, 10 avril 2009. https://vu.fr/VJeqb
5. Rosny É. (1979), Cultures et guérisons. Éric de Rosny l’Intégrale.2022. Vol.1, p.237-54
6. Ibid.,p.242
7. Ibid.,p.249
8. Perret-Clermont AN, Morerod JD, Blanc J (eds). Cultures et guérisons. Éric de Rosny L’Intégrale.2022, Éditions Livreo Alphil, Neuchâtel, Suisse. 2024, Éditions CLE, Yaoundé, Cameroun.
Pour en savoir plus
Livres d’Éric de Rosny en libre accès sur le site de l’université du Québec à Chicoutimi https://vu.fr/DcvdD
France Culture - À voix nue : https://vu.fr/wKHbG
« Religion et guérison en Afrique centrale : autour de l’œuvre d’Éric de Rosny, S. J. » Conférence organisée par l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID) et l’université de Genève. YouTube. https://vu.fr/tczGB
Lado Ludovic. Le pluralisme médical en Afrique. Hommage à Éric de Rosny. 2012, Éditions Karthala, Paris, France.

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