Vous avez été nombreux à participer à la deuxième édition du concours éditorial de La Revue du Praticien Médecine générale et nous vous en remercions ! Le thème choisi était « Histoires de salle d’attente ».
À l’unanimité, la rédaction a choisi de récompenser le texte du Dr Alice Cherbuy.
Tout en douceur, elle raconte ce patient qui « ne sera pas venu pour rien » !

Celui qui n’a rien est un homme affable.

Lorsque le moment de sa consultation arrive et que je l’invite à entrer dans le bureau médical, il est déjà pote avec la moitié de la salle d’attente.

« Ne vous inquiétez pas, lance-t-il doctement à l’attention de ses nouveaux acolytes, je n’ai rien, ça ne sera pas long »

Une fois assis en face de moi, celui qui n’a rien me décrit ses symptômes éponymes : « Ce n’est sans doute pas grand-chose, mais voilà : ça fourmille de-là à là depuis deux jours et je ne sens plus le chaud ni le froid dans cette même zone » Peut-être un coup de fatigue, me suggère-t-il humblement.

Bien que je ne souhaite en aucun cas contrarier cet homme qui n’a rien, l’anesthésie thermique qu’il a de ce côté-ci et le Claude-Bernard-Horner qu’il n’a pas encore remarqué de ce côté-là agitent mon esprit de contradiction. « Il est vraisemblable que vous soyez plutôt un homme qui a quelque chose », ai-je tenté de lui signifier tout en téléphonant à la régulation du SAMU.

Assigné à la salle d’attente pour surveillance en attendant l’ambulance, celui qui n’a rien patiente sagement. Je lui jette un œil vigilant en entrouvrant la porte de la salle d’examen à intervalles réguliers.

Tantôt l’individu travaille sur son ordinateur portable, tantôt il reprend de paisibles discussions avec ses camarades d’attente. Pas anxieux pour un sou, le gars. Si Passion Zen était un magazine, il en aurait été le rédacteur en chef.

L’ambulance arrive. Deux gars costauds pénètrent rapidement dans le bâtiment avec un brancard et un lourd sac de matériel. Balayent la salle d’attente du regard afin d’y rechercher l’urgence urgente. N’y trouvent qu’un groupe d’honnêtes citoyens occupés à parler de la météo et de la disparition des vraies saisons, constat dont découle la nécessité de port fréquent d’un petit K-Way, fait inhabituel en cette période de l’année. Et votre serviteur, plantée sur le pas de la porte.

L’arrivée des costauds coupe court à la discussion. Celui qui n’a rien se lève calmement, remballe son ordinateur et s’apprête à les suivre. Refuse l’aide des ambulanciers pour porter sa mallette de boulot. M’adresse un sourire discret.

La salle d’attente est bouche bée : comment diable se fait-il que cet homme placide et valide reparte de là en ambulance ? Celui qui n’a rien, prévenant, ne leur avait pas révélé qu’il patientait ici avant qu’on ne l’emmène promptement insérer son crâne dans un appareil d’imagerie à résonnance magnétique. J’ai également l’impression de me faire sévèrement juger par les ambulanciers, en train d’embarquer cet individu bien portant qui n’a même pas la décence d’être un peu faiblard.

Celui qui n’a rien conclut sa sortie d’un magistral et attendu « Oh, ce n’est sans doute rien », salue l’assemblée stupéfaite et souhaite une bonne journée à la volée.

Celui qui n’a rien a pourtant l’artère cérébelleuse postéro-inférieure bouchée.

Mais pour l’instant il ne le sait pas.

Avant qu’il ne cotise définitivement au club fermé de ceux qui ont quelque chose, il préfère être celui qui n’a rien.

Alors qu’il en soit ainsi.