Vous vous décrivez comme un médecin « compagnon de route des soignants, en quête d’équilibre entre sauver les autres et se sauver soi-même ». Quelle est l’origine de cette mission ?
Plus qu’une mission, mon engagement pour le bien-être des médecins généralistes libéraux – et plus largement des soignants – se fonde sur mon parcours de vie et mes expériences personnelles. J’ai été patient avant de devenir médecin : me retrouver de l’autre côté de la barrière m’a fait prendre conscience très rapidement de l’importance de la qualité de vie et de la santé mentale des professionnels de santé. Les conditions de travail parfois très dégradées et une charge de travail élevée, auxquelles s’ajoute un manque de reconnaissance, sont autant d’éléments contribuant à la dégradation de la relation médecin-patient et qui peuvent assurément mettre en échec la prise en soin du patient.
Cette expérience ainsi que d’autres particulièrement marquantes m’ont conduit à vouloir devenir un médecin empathique, capable de porter une attention sincère à mes patients.
Après avoir expérimenté le milieu hospitalier dans un contexte particulier de crise des hôpitaux – accentuée, à l’époque, par la pandémie de Covid- 19 –, j’ai décidé de l’abandonner au profit du domaine médico-social, secteur méconnu de beaucoup de professionnels de santé. Je suis à présent médecin spécialiste en médecine physique et de réadaptation, particulièrement engagé dans la réinsertion professionnelle des victimes d’accidents de la vie (AVC, traumatismes crâniens, burn out), et j’apprécie de pouvoir prendre le temps d’écouter, de créer une véritable relation médecin-patient en étant attentif à la forme du soin prodigué. J’apprécie aussi de ne pas être isolé et de pouvoir échanger régulièrement avec mes collègues.
En 2024, j’ai eu l’honneur de diriger la thèse d’exercice d’Alexandre Galiay sur la qualité de vie au travail et le bien-être mental des médecins généralistes libéraux français. Ce travail a clairement montré, données à l’appui, qu’il est urgent de s’en préoccuper !
Existe-t-il des données épidémiologiques sur ce mal grandissant qui touche les médecins généralistes ?
La crise qui touche la spécialité de médecine générale est déjà évocatrice de ce mal-être : sur la période 2010 - 2022, le nombre de généralistes a diminué de 11 %, soit une perte de 10 128 médecins. Le nombre de leurs installations en libéral a également chuté de 9 %, et 25 % des médecins généralistes évoquaient l’envie de se réorienter vers une branche autre que le soin.1 Ces chiffres s’expliquent notamment par leurs conditions de travail : charge, stress, moindre rémunération par rapport à d’autres spécialités, exigences démesurées (bien soigner en un minimum de temps, enchaîner les consultations, réaliser de nombreuses tâches administratives…). Cela compromet également la qualité de vie personnelle. Ainsi, ils sont exposés à divers risques psychosociaux tels que l’anxiété ou la dépression, notamment en l’absence de soutien professionnel. Cela peut, à terme, mener à l’épuisement professionnel, ou burn out. Selon deux méta-analyses françaises, la prévalence du burn out se situerait entre 40 et 60 % chez les médecins généralistes.2,3
Au-delà du mal-être individuel du médecin généraliste, ce mauvais état psychique, voire physique, entraîne des répercussions indéniables sur la qualité des soins, pouvant porter atteinte à la sécurité du patient, avec une majoration d’erreurs médicales, ainsi qu’à la relation médecin-patient.4,5 Ces situations peuvent mener à un sentiment de ne pas arriver à prendre soin correctement de ses patients, aboutissant à une désillusion vis-à-vis du métier de médecin généraliste. Cela entraîne, chez beaucoup, un désir de reconversion professionnelle.6
Quels sont les facteurs de risque de burn out chez les médecins généralistes ?
Plusieurs facteurs contribuent au burn out : charge de travail excessive empiétant sur la vie personnelle, tâches administratives lourdes, pauses insuffisantes, sentiment de ne jamais voir la salle d’attente se vider, exercice isolé ou en milieu rural.
Les médecins les plus touchés sont souvent ceux qui réalisent plus de 6 000 actes par an, qui travaillent sans rendez-vous et qui n’ont pas d’activité salariée complémentaire.6
De plus, une association a été mise en évidence entre un niveau élevé d’épuisement émotionnel et des comportements à risque tels que la consommation d’alcool, de psychotropes, des conflits familiaux et/ou amicaux, des idéations suicidaires…
La thèse d’Alexandre Galiay, qui reposait sur l’évaluation statistique de 739 auto-questionnaires envoyés à des médecins généralistes libéraux partout en France, a permis d’affirmer qu’il existe un lien étroit entre la santé mentale perçue et la qualité de vie au travail, et de confirmer les données de la littérature :7
- un large volume horaire de travail et de gestion du temps non médical a un retentissement négatif sur la qualité de vie ;
- un temps significatif à consacrer aux loisirs, une quantité d’heures de sommeil suffisante, un exercice coordonné urbain ou périurbain et l’absence de prise quotidienne de psychotropes ont, à l’inverse, un effet positif sur la qualité de vie.
Ce travail a permis de souligner, une fois de plus, l’urgence de prendre soin des soignants, et plus particulièrement des médecins envisageant une réorientation professionnelle ou montrant des signes de détresse psychologique.7
Quels en sont les signes d’alerte ?
Cinq types de symptômes doivent alerter :7
- émotionnels : peurs mal définies, tensions nerveuses, manque d’entrain, irritabilité, hypersensibilité, tristesse ou absence d’émotions ;
- physiques : troubles du sommeil, fatigue chronique, tensions musculaires, prise ou perte soudaine de poids, maux de tête, nausées, vertiges ;
- cognitifs : diminution de la concentration, difficultés à réaliser plusieurs tâches à la fois et à prendre des décisions ; erreurs mineures, fautes et oublis ;
- comportementaux : repli sur soi, isolement social, comportement agressif ou violent, diminution de l’empathie ; comportements addictifs (tabac, alcool, tranquillisants, drogues, etc.) ;
- motivationnels ou liés à l’attitude : désengagement progressif, baisse de la motivation et du moral, effritement des valeurs associées au travail, remise en cause professionnelle, dévalorisation.
Quelles solutions existent pour remédier à ce mal-être ?
La première des priorités – et non la moindre – serait de former toujours plus de médecins généralistes en redonnant toute sa noblesse à la spécialité, notamment en la rendant bien plus attractive par des revalorisations (significatives !) des actes, une diminution des charges administratives et en pénalisant les rendez-vous non honorés, par exemple.
Une solution – qui me semble vitale et que j’applique personnellement – est de prendre du temps pour soi : l’idée est de s’imposer quotidiennement des plages horaires dans le planning pour ne rien faire (pourquoi ne pas en profiter pour faire une micro-sieste ?). Il est surtout conseillé de bien dormir !
Il a été montré que le travail en équipe (CPTS, association de plusieurs médecins et/ou paramédicaux) est un facteur protecteur vis-à-vis du burn out.6,7 Un élément tout aussi important est de parler de ce mal-être à un confrère, à un psychiatre ou de recourir à des associations spécialisées qui s’adressent directement aux soignants. Je suis moi-même bénévole pour l’association Soins aux professionnels de la santé (SPS) [encadré]. Cette association – comme il en existe d’autres – est dédiée à la santé et au bien-être des professionnels et étudiants en santé et dispose d’une plateforme d’écoute gratuite et anonyme gérée par des psychologues.
Le tout est de ne pas s’isoler. Prendre du temps pour soi et prendre soin de soi en tant que médecin n’est pas un aveu de faiblesse ni un luxe : penser à soi, c’est aussi rendre service aux patients !
Association SPS, un véritable soutien pour les soignants
L’association Soins aux professionnels de la santé (SPS), créée en 2015, est reconnue d’utilité publique. Elle vise à soutenir les professionnels de santé en souffrance au travail et à agir en prévention pour leur mieux-être. Elle propose diverses initiatives, notamment :
- un dispositif d’accompagnement psychologique ; un numéro vert (0805 23 23 36) et une application mobile (Asso SPS) offrent un soutien psychologique anonyme, confidentiel, gratuit et disponible 24 h/24 et 7 j/7 ;
- des ateliers et formations ; les ateliers se suivent en ligne (eJADES), et des journées d’ateliers dynamiques et d’échanges (JADES) sont organisées pour aider les professionnels à adopter des comportements de prévention et à gérer leur stress ;
- une Maison des soignants ; il s’agit d’un espace dédié aux professionnels de santé pour se soigner, se former, s’informer et se ressourcer, avec des consultations psychologiques, des entretiens bilan sport-santé et diverses ressources de prévention ;
- des conférences et formations ; il s’agit de modules de formation pour apprendre à repérer et prendre en charge les professionnels de santé vulnérables, avec des thèmes comme le management bienveillant, la pleine conscience et la prévention du suicide.
L’association SPS joue un rôle crucial dans la promotion de la santé mentale et physique des professionnels de santé, en leur offrant un soutien adapté et en favorisant la solidarité entre les membres de la communauté soignante.
2. Kansoun Z, Boyer L, Hodgkinson M, et al. Burnout in French physicians: A systematic review and meta-analysis. J Affect Disord 2019;246:132‑47.
3. Guedon A. Le burnout du médecin : prévalence et déterminants dans le monde. Revue de la littérature [Thèse d’exercice]. Rouen, France : Université de Rouen Normandie ; 2016.
4. Tawfik DS, Scheid A, Profit J, Shanafelt T, Trockel M, Adair KC, et al. Evidence Relating Health Care Provider Burnout and Quality of Care: A Systematic Review and Metaanalysis. Ann Intern Med 2019;171(8):555.
5. Owoc J, Mańczak M, Jabłońska M, et al. Association Between Physician Burnout and Self-reported Errors: Meta-analysis. J Patient Saf 2022;18(1):e180‑8.
6. Haute Autorité de santé. Fiche Mémo. Repérage et prise en charge cliniques du syndrome d’épuisement professionnel ou burnout. 2017. https://bit.ly/3EzPfBr
7. Galiay A. Qualité de vie au travail et bien-être mental des médecins généralistes libéraux français : une étude quantitative [Thèse d’exercice]. Bordeaux, France : université de Bordeaux ; 2024.