Les dérives de la notation algorithmique de l’Assurance maladie et son manque de transparence ont récemment été dénoncés comme ciblant directement les femmes en situation de précarité. Mais les économies sont aussi chassées du côté des médecins et, lorsqu’elle veut lutter contre les prétendus « arrêts de travail abusifs », l’Assurance maladie s’en prend à ceux qui – selon elle – en prescrivent le plus. Pour les identifier, elle s’appuie sur des études statistiques et des algorithmes. Selon la loi, ces derniers devraient être facilement et totalement accessibles… mais ils ne le sont pas.
Depuis le printemps 2023, l’Assurance maladie aspire à faire diminuer les prescriptions d’arrêts de travail. Les coûts de la prise en charge des indemnités journalières sont, en effet, considérés comme augmentant de manière injustifiée ; ils pèseraient trop lourd sur les finances de l’Assurance maladie et seraient une nuisance pour les entreprises.
L’Assurance maladie a donc lancé une opération de repérage et de « mise au pas » des médecins jugés « prescripteurs excessifs d’arrêts de travail ». Elle demande à ces médecins d’expliquer la raison pour laquelle ils prescrivent autant d’arrêts de travail et, éventuellement, leur impose soit une diminution « volontaire » de ces prescriptions, soit leur contrôle a priori. Autrement dit, pendant une certaine période, les arrêts de travail ne sont considérés comme valables qu’après avis d’un médecin- conseil de la Sécurité sociale. Mais comment ces médecins « prescripteurs excessifs » sont-ils désignés ?
Obligations de l’Assurance maladie
L’Assurance maladie utilise un algorithme, c’est-à-dire « un ensemble de règles opératoires dont l’application permet de résoudre un problème énoncé au moyen d’un nombre fini d’opérations ». Un algorithme peut être informatique ou informatisé, mais cela n’a rien d’obligatoire. Une grille de notation « papier » peut également être considérée comme un algorithme.
Puisqu’elle utilise un algorithme pour prendre des décisions administratives individuelles concernant des personnes nommément désignées, l’Assurance maladie doit répondre à certaines obligations spécifiques de transparence, définies par le code des relations entre le public et l’administration (article L311 - 3 - 1 du CRPA).*
En pratique, que l’algorithme soit entièrement automatisé ou informatisé ou qu’il ne le soit pas, l’Assurance maladie doit obligatoirement préciser la finalité du traitement de l’information (c’est-à-dire à quoi il a servi). Elle doit indiquer que la personne a le droit d’obtenir la communication des règles définissant ce traitement et les principales caractéristiques de sa mise en œuvre, et elle doit expliquer les modalités d’exercice de ce droit (comment demander les précisions accessibles).
Sur demande, selon ces modalités, l’Assurance maladie doit justifier l’utilisation de son ou ses algorithmes en précisant les objectifs poursuivis et les raisons du recours à cet algorithme. Elle doit aussi en expliquer les effets et en préciser les impacts généraux et particuliers. Elle doit en publier le code source et la documentation associée,** et elle doit en permettre la contestation en indiquant les voies de recours possibles.
Un algorithme partiellement dévoilé
Dans le Tarn, par exemple, comme sans doute ailleurs, les courriers adressés par la caisse primaire d’Assurance maladie aux médecins désignés comme « prescripteurs excessifs d’arrêts de travail » ne contiennent aucune des informations légales sur le ou les algorithmes utilisés.
À l’occasion d’un procès devant le tribunal administratif, la CPAM 81 a dévoilé, mais de manière parcellaire, le contenu de l’algorithme : chaque médecin est comparé aux médecins qui exercent dans des communes ayant le même « niveau de fragilité socio-économique », calculé à partir d’un « indice de défavorisation » qui tient compte du revenu fiscal, du pourcentage d’adultes titulaires du baccalauréat et du pourcentage d’ouvriers dans la population active. Au sein des communes de « défavorisation comparable », l’algorithme tient encore compte des classes d’âge des patients, de leur sexe, de la présence d’une affection de longue durée. Tous ces éléments sont combinés pour comparer le nombre d’arrêts de travail prescrits par le médecin à ceux d’un confrère théorique qui aurait une patientèle supposée « analogue ».
Cependant, rien n’est dit des détails des calculs, du choix de ces facteurs utilisés, de la manière dont l’algorithme a été testé ni de son mode d’emploi. L’algorithme semble complexe, et il est difficile de croire qu’il a été mis en œuvre sans informatique, mais la CPAM 81 ne le précise pas et n’indique pas l’éventuel code source. Enfin, on ne sait absolument rien des éventuelles données expérimentales qui justifieraient le choix des facteurs et celui des pondérations, ni de la manière dont la fiabilité de l’algorithme a été testée – si toutefois elle l’a été.
Interrogations
Comment ont été choisis les critères utilisés, plutôt que d’autres, comme la répartition des catégories socioprofessionnelles, qui est connue comme le principal facteur influençant l’état de santé, et notamment le risque de mort prématurée ? Rien ne l’indique. L’algorithme utilise certes le « pourcentage d’ouvriers », mais une telle approximation ne peut être que source d’erreurs. Que dirait-on d’un algorithme qui prétendrait tenir compte de la pyramide des âges en se fondant seulement sur le pourcentage des femmes âgées de 30 à 40 ans ?
Des études ont-elles été menées pour vérifier que cet indice est directement lié au risque d’arrêt maladie ? On n’en sait rien.
L’unité géographique employée est à l’évidence inadaptée : l’algorithme fait comme si la zone desservie par un cabinet médical était superposable au tracé des communes ; c’est évidemment faux ! Les médecins de campagne desservent souvent plusieurs communes et, inversement, les médecins de ville desservent avant tout leur quartier. Le risque majeur de ce biais est de désigner par excès des médecins exerçant au sein de populations défavorisées.
Pour le respect de la transparence
Il est essentiel que l’Assurance maladie ne s’exonère pas partiellement des règles de transparence qui lui sont imposées. Lorsqu’elle a été attaquée à propos de l’algorithme qu’elle utilisait pour détecter les patients « fraudeurs de la C2S »***, la Cnam s’est défendue en expliquant que la publication des critères de ciblage pourrait aider les fraudeurs à déjouer ses contrôles. L’argument est étonnant : on imagine mal un patient femme se faire passer pour un homme, changer son âge ou modifier sa déclaration de revenus pour frauder la C2S. Et il est en tout cas totalement inopérant en ce qui concerne les médecins : le but annoncé des contrôles est justement que les praticiens modifient leurs comportements pour se rapprocher des objectifs de l’Assurance maladie.
En tout état de cause, ce secret interdit aux praticiens de se défendre : comment contester les conclusions d’un mode de désignation dont ils ignorent la teneur ?
Et, au-delà des médecins, s’il existe un biais désignant préférentiellement les populations défavorisées, ce sont les patients qui en pâtissent et ils ont le droit de savoir pourquoi !
Il paraît donc urgent que toutes les caisses primaires d’Assurance maladie mettent en œuvre les mesures de transparence qui devraient déjà s’appliquer.
Sénécat A. L’Assurance-maladie critiquée pour son algorithme de lutte contre la fraude. Le Monde, décembre 2024.
Code des relations entre le public et l’administration, article R11-3-1-1.
Stefant M. Observations avant une éventuelle mise sous objectif de vos prescriptions d’indemnités journalières dans le cadre des articles L162-1 et R148-1 du Code de la sécurité sociale. Juin 2023.
Destouches A. Saisine de la commission dans le cadre de la procédure de la mise sous accord préalable. Octobre 2023.
Destouches A. Notification de décision de mise sous accord préalable prévue aux articles L 162-1-15 et R 148-9 du Code de la Sécurité Sociale. Décembre 2023.
SCP Cauvin-Leygue. Mémoire devant le Tribunal administratif pour la Caisse primaire d’assurance maladie du Tarn. 31 juillet 2024.
Association d'interventions sociales et familiales. France : l'algorithme de la Caisse nationale des allocations familiales cible les plus précaires. Octobre 2024
Association d'interventions sociales et familiales. Europe : les algorithmes des systèmes de protection sociale ciblent les plus précaires. Octobre 2024.