Cassandre : Nul ne saurait guérir les maux que je prédis.
Le Coryphée (le chef du chœur dans la tragédie) : S’ils doivent voir le jour ; mais les Dieux nous en gardent !
ESCHYLE. AGAMEMNON (L’ORESTIE) [trad. Paul Mazon]


Le 12 mars dernier, nous écrivions : « La question du jour est de savoir si on en fait trop ou pas assez pour contenir la diffusion du virus. Réponse peut-être très bientôt ? » La réponse est arrivée comme l’éclair, et désormais (au 12 avril) plus de la moitié de la population mondiale est confinée… Le virus avait un sérieux temps d’avance alors que les nouvelles venues de Chine ne reflétaient pas forcément la réalité…
Malgré la lourde mortalité et la crise sociale et économique majeure qui s’annonce, l’actuelle pandémie, parce que la guérison survient dans la très grande majorité des cas, doit être vécue comme un dernier avertissement avant de voir, peut-être un jour, déferler une catastrophe bien plus terrible, car que se passerait-il face à un nouvel agent pathogène qui associerait la contagiosité du SARS-CoV-2 et, par exemple, la virulence du virus de la variole ? Une crainte qui existe depuis près de quarante ans quand l’irruption du sida au début des années 1980 a définitivement clos le chapitre optimiste de l’éradication des maladies infectieuses qui prévalait jusqu’alors du fait des succès de l’antibiothérapie et de la disparition (à jamais ?) de la variole grâce à la vaccination. Mais une part de notre résilience est bâtie sur l’oubli. Pendant les quinze premières années de l’épidémie, l’immense majorité des malades voyaient leur situation se dégrader inexorablement. En France, des milliers de patients jeunes étaient hospitalisés dans des états gravissimes, bien des services hospitaliers étaient saturés, bien des soignants étaient épuisés. L’arrivée des trithérapies en 1996 a radicalement changé la donne, et nos sociétés qui, pourtant, avaient été terrifiées par l’épidémie ont littéralement depuis « digéré » l’événement, qui ne reste qu’un mauvais souvenir dans la conscience du plus grand nombre, alors même que la maladie, qui a déjà tué plus de 30 millions de personnes, continue ses ravages en Afrique subsaharienne.


Certes, l’infection par le VIH a des modalités d’acquisition qui rendent efficace la prévention, mais son apparition brutale et ses terribles conséquences auraient dû être un électrochoc. Il n’en a rien été : tout a glissé sur nous, comme a glissé la grippe H1N1 de 2009, qualifiée de « grippette » par certains, malgré une mortalité non négligeable, notamment chez les jeunes, et dont beaucoup dénonçaient encore il y a peu (y compris parmi les soignants) les dépenses qu’elle avait suscitées. Quant aux meurtrières épidémies liées au virus Ebola ou aux deux précédents coronavirus (SARS-CoV-1 et MERS-CoV), nous avons été rassurés de les voir rapidement circonscrites ou localisées à certaines zones géographiques. À l’opposé, l’extension hors de leur territoire du virus Zika ou de celui du chikungunya a été accueillie avec fatalité…


Du discours sur la pléthore médicale, il y a vingt ans, à celui qui prévalait encore récemment sur la responsabilité de l’hôpital dans la non-maîtrise des dépenses de santé, l’idée que l’offre induisait la demande et qu’il fallait la réduire en conséquence a été largement dominante. La sortie de crise s’accompagnera d’une analyse qui remontera la chaîne des décisions, mais bien des procureurs d’aujourd’hui pourraient être atteints par un effet boomerang, tant les responsabilités risquent d’être partagées… Qui écoutaient les Cassandre qui depuis longtemps avertissaient du risque épidémique lié aux atteintes de la biodiversité, au changement climatique ou aux dérives de la mondialisation (n’oublions pas le prix payé pour avoir rendu les vaches carnivores)… ? Mais qui écoute Cassandre ?