Le tri médical, ou triage, est une pratique d’allocation des ressources médicales en contexte de tension visant à maximiser le bénéfice collectif sur une balance gravité/efficacité. Avant 2020 et la pandémie de Covid- 19, seuls étaient familiers du triage les urgentistes et les anesthésistes-réanimateurs en pratique civile, régissant l’accès à la réanimation par l’évaluation d’un score de fragilité d’une population hétérogène (âge, handicap, comorbidités…), et les médecins militaires, avec l’évaluation rapide du pronostic de tous les blessés (population homogène) pour une prise en charge au profit de ceux ayant le plus de chance d’être sauvés.Non sans malentendus sur la signification du triage (de « ça ne vaut pas la peine » à « ça ne vaut pas le “ coût ” »), la pandémie de Covid- 19 a entraîné son extension à l’ensemble du système de santé et a mis en lumière l’existence d’un rationnement structurel invisible : accès aux premières dialyses et aux thérapeutiques innovantes, liste d’attente pour les greffes... La réorganisation de l’hôpital pour les urgences Covid- 19 au détriment des autres pathologies en est un exemple éloquent : déprogrammations, conversions d’unités et transfert de personnels ont entraîné des pertes de chance individuelles, questionnant sur le dimensionnement et les arbitrages de notre système de santé ! Plus le ratio besoins/ressources est tendu, moins les critères médicaux suffisent à discriminer. Refuser le triage, c’est accepter une autre forme de tri plus arbitraire et discriminatoire, problématique de l’attribution du « dernier lit disponible ». Sur qui et sur quoi s’appuyer alors pour choisir ? Quelles règles de justice distributive retenir et à quelle échelle territoriale ? Les risques sont de rompre les équilibres imparfaits existants sans certitude de trouver un nouveau consensus socialement acceptable – comme pour les conséquences du confinement des jeunes pendant la deuxième vague de Covid (violences familiales, détérioration mentale, retards éducatifs…) –, de conduire à des rééquilibrages budgétaires brutaux au détriment d’autres catégories moins visibles de patients, de s’appuyer sur des indicateurs économiques déshumanisés pour mesurer la durée et la qualité de vie prévisible. Une pensée du tri le long d’un continuum interroge sur les critères de priorisation au carrefour entre logiques de l’expertise et philosophies de la justice distributive, sur l’impact des décisions collectives sur la médecine individuelle, et sur la nécessité d’un débat démocratique à propos de la gestion des ressources en santé. Une prise de conscience collective et une régulation explicite du rationnement permettraient d’en assurer l’équité et la légitimité tout en préservant les valeurs fondamentales du soin.
Frédérique Leichter-Flack, professeure des universités en humanités politiques à Sciences Po Paris, France
8 avril 2025