Il est habituel de parler de polypathologie ou encore de multimorbidité (terme renvoyant à une vision plus globale incluant la fragilité) à partir de la coexistence de trois maladies chez une même personne, à l’exclusion des affections aiguës intercurrentes.1 Et il est habituel de parler de polyprescription à partir de cinq lignes de médicaments, que ces lignes soient inscrites sur une même ordonnance ou résultent de la concomitance d’ordonnances rédigées par différents prescripteurs pour un même patient. Des polyprescriptions de l’ordre de dix lignes et davantage, loin d’être exceptionnelles, ont pu être observées dans au moins 30 % des cas après l’âge de 75 ans2 - 4 - âge auquel la sobriété médicamenteuse devrait être de mise -, au point que la gestion de la polymédication est devenue un enjeu de santé publique.
Pourquoi déprescrire ?
Polypathologie et polyprescription sont naturellement liées. Leurs prévalences augmentent avec l’âge des patients, premier facteur de risque de multimorbidité. Avec elles s’accroissent les dangers dus aux interactions médicamenteuses, à l’insuffisance de prise en compte de la totalité des contre-indications propres à chacune des affections concomitantes mais aussi à la prescription de médicaments inappropriés particulièrement après 75 ans, surtout chez le sujet fragile. C’est pourquoi les premières publications attirant l’attention sur l’intérêt de déprescrire ou, à tout le moins, sur la nécessité de ne prescrire que pour un temps donné et de ne pas renouveler une prescription sans réévaluation préalable de sa justification ont concerné prioritairement le sujet âgé,5 - 7 même s’il est rapidement apparu que la démarche était salutaire pour ne pas dire indispensable pour l’ensemble des malades. Car, quel que soit l’âge des patients, il existe un lien entre le nombre de médicaments prescrits et la survenue d’effets indésirables.
Face aux « empilements » de traitements médicamenteux par incrémentations régulières successives, pour répondre (céder) à des demandes instantes des patients vieillissants mais aussi dans l’idée que le médicament est une solution à la plupart des problèmes de santé, il y a lieu de réagir et de remettre systématiquement en cause, avec le temps, l’intérêt, c’est-à-dire le rapport bénéfice/risque individuel de chacun des produits prescrits et consommés compte tenu de l’évolution de l’état de santé du patient. D’où deux principes salutaires : le premier est de se rappeler que toute prescription doit systématiquement induire la question de son éventuelle déprescription à un moment donné ; le second est, dans le contexte d’une polyprescription, de savoir hiérarchiser les médicaments entre ceux qui sont essentiels, auxquels il est impératif de recourir, ceux qui sont seulement utiles, ceux qui ne sont que des médicaments de confort et, enfin, les médicaments inutiles ou qui le sont devenus au regard de l’évolution de l’état du patient.
Il y a donc une certaine antinomie entre la nécessaire remise en cause de tout traitement, à tout moment, par le prescripteur et le renouvellement régulier, en pharmacie, de certaines ordonnances de maladies chroniques considérées comme stabilisées, pour des motifs bien compréhensibles qui tiennent non seulement à la simplification des procédures mais aussi aux difficultés – actuellement majorées et inquiétantes – d’accès des patients aux prescripteurs. Il appartient donc aux praticiens de bien apprécier les contextes de prescription et les limites de ces renouvellements et de ne pas en sous-estimer les risques.8
La déprescription, définie comme l’acte visant à arrêter une prescription de façon volontariste, n’est pas une fin en soi mais un des moyens au service d’un objectif : le bon usage du médicament. Elle n’a aucune finalité économique.
Comment déprescrire ?
Une déprescription pertinente doit être planifiée sans hâte et programmée par étapes : 5,9 discuter préalablement avec le patient de son utilité et de ses modalités, puis identifier les médicaments concernés, envisager, enfin, les phases d’une éventuelle décroissance des posologies amenant au sevrage complet. Envisager une déprescription suppose que l’on dispose de la liste exhaustive de tous les médicaments « consommés » et non pas seulement de ceux prescrits (car il faut tenir compte des automédications connues et méconnues) et que l’on se pose un certain nombre de questions : tel médicament est-il vraiment nécessaire ? En cas d’alternative thérapeutique, telle classe pharmacologique était-elle la plus appropriée à l’état du patient, en particulier au regard de ses fonctions hépatiques et rénales ? Quelle est la durée de prescription pertinente et selon quelles modalités de surveillance ? Y a-t-il lieu de prolonger un traitement susceptible de favoriser la survenue de chutes ou de troubles cognitifs ? Au vu de l’évolution de l’état de santé du patient : la situation initiale a-t-elle changé ? Le traitement est-il toujours nécessaire ? L’apparition d’un nouveau symptôme résulte-t-elle de la survenue d’un effet indésirable médicamenteux ou de l’apparition d’une affection intercurrente ?
Une déprescription n’est pas toujours chose aisée à réaliser : outre les difficultés inhérentes à certains sevrages (en particulier celui des benzodiazépines, si couramment et abusivement prescrites chez le sujet âgé), l’assentiment du patient à qui il aura été dit antérieurement de prendre un traitement « à vie » ne va pas de soi. Il nécessite des explications, parfois une véritable négociation, en tout cas un partenariat prescripteur-patient, surtout lorsque les malades et leurs ordonnances sont « hérités » d’un confrère.10 D’autant que certains patients vivent leur (sur)consommation médicamenteuse comme une valorisation de leur statut familial et sociétal. Encore faut-il aussi que le médecin traitant, assurant le rôle central, se perçoive comme légitime pour procéder à une déprescription, dans un contexte où plusieurs prescripteurs spécialistes ont œuvré chacun de leur côté dans leur domaine respectif, sans réelle concertation. Ceci suppose une bonne coordination, parfois même des arbitrages pour déterminer les priorités thérapeutiques au sein de l’ensemble des prescriptions émanant des divers professionnels de santé impliqués dans la prise en charge d’un même patient ; coordination qui s’impose aussi, pour un malade donné, entre les ordonnances dites de sortie hospitalière (souvent pléthoriques, pas toujours rédigées par des seniors) et les ordonnances de médecine ambulatoire.8 La coopération entre le prescripteur et le dispensateur est essentielle pour la sensibilisation, le partage d’information et le relais d’explication.
Hiérarchiser les médicaments prescrits
Les accidents médicamenteux sont une cause fréquente de morbimortalité, notamment chez les personnes âgées fragiles et/ou polymédiquées. Aussi, hiérarchiser périodiquement, de manière systématique, les traitements antérieurement prescrits en fonction de leur intérêt respectif et momentané chez chaque patient et savoir déprescrire les médicaments devenus les moins utiles (ou à plus forte raison inutiles) sont des objectifs majeurs pour la sauvegarde de la santé du patient tout autant que pour l’amélioration des pathologies traitées. Et, de ce point de vue, toute décision de prescription ne devrait être prise qu’autant que son éventuelle déprescription a été envisagée et éventuellement planifiée.
Limiter les prescriptions aux médicaments indispensables pour la seule durée de temps appropriée, programmer une surveillance précise des effets du traitement et justifier toute reconduction thérapeutique constituent des fondements du bon usage du médicament et de la bonne prise en charge des patients.11
2. Le Cossec C. La polymédication au regard des différents indicateurs de sa mesure : impact sur la prévalence, les classes thérapeutiques concernées et les facteurs associés. Rapport de l’IRDES, décembre 2015 ; n° 562.
3. Orly de Labry A, Marcos JM, Marquina Marquez A, et al. Evidence for deprescription in primary care through an umbrella review. BMJ Fam Pract 2020;21:100-17.
4. Linsky A, Gellal W, Linder JA, et al. Advancing the science of deprescribing. A novel comprehensive conceptual framework. J Am Geriatr Soc 2019;67(10):2018-22.
5. Woodward MC. Deprescribing: Achieving better health outcomes for older people through reducing medications. Journal of Pharmacy Practice and Research 2003;33(4):323-8.
6. Queneau P, Doucet J, Paille F. Quand déprescrire les médicaments chez les personnes âgées pour améliorer leur santé ? Bull Acad Ntle Med 2007;191:271-85.
7. Queneau P. La thérapeutique est aussi l’art de « dé-prescrire ». Presse Med 2004;33:583-5.
8. Megerlin F, Bouvenot G, Queneau P. Déprescription et responsabilité médicale. Médecine & Droit 2024 https://doi.org/10.1016/j.meddro.2024.09.001.
9. Steinman M, Reeve E. Deprescribing. https://www.uptodate.com/contents/deprescribing
10. Keller E, Vordenberg SE, Steinman MA. Moving deprescribing upstream. J Gen Intern Med 2022;37(12):3176-7.
11. Bouvenot G. La prescription des médicaments chez la personne âgée. Bull Acad Ntle Med 2012;196(4-5):1031-5.