L’augmentation régulière de l’incidence des maladies non transmissibles (MNT) dans le monde est en grande partie liée aux comportements à risque pour la santé. Ces comportements sont largement influencés par les activités commerciales menées par quelques compagnies transnationales à la recherche de profits ; les conséquences sur la santé de ces activités commerciales et de l’action des lobbies constituent les déterminants commerciaux de la santé (DCS). Les activités des secteurs commerciaux du tabac, de l’alcool, des aliments ultratransformés et des combustibles fossiles sont ainsi à l’origine d’au moins un tiers des décès dans le monde.1 En outre, elles se soldent par un coût environnemental majeur et tendent à renforcer les inégalités sociales et sanitaires. Les externalités négatives de ces activités commerciales, essentiellement supportées par les finances publiques, aggravent par ailleurs la dette des pays et constituent des obstacles au développement.
Afin de pouvoir contrer efficacement cette pandémie de MNT, à la faveur de l’intérêt public, il devient évident qu’un triple décloisonnement d’approches doit être assuré :
- en ne se cantonnant plus à une approche (en tuyaux d’orgue) par secteur commercial ou par produit, les stratégies mobilisées étant similaires d’un secteur commercial à l’autre, de même que les moyens visant à les contrôler ;
- en associant de façon coordonnée et prospective la défense de la santé de la population à celle de l’équité et de la planète ;
- en ayant recours à la mise en œuvre coordonnée d’un ensemble de mesures efficaces de différentes natures (santé publique, justice, écologie, marketing social, défense des droits humains, financements éthiques, mobilisation citoyenne, politique, etc.).
Les stratégies de ces acteurs étant par définition transnationales, il est indispensable que la réponse des acteurs de la santé des populations, de la société et de la planète soit également coordonnée et menée dans le cadre de structures internationales telles que l’Organisation mondiale de la santé (OMS), en se rattachant à l’Objectif de développement durable 3.4, adopté par l’Organisation des nations unies (ONU) et certaines organisations non gouvernementales (ONG) internationales en 2015.2
L’antériorité de la lutte contre le tabagisme lui confère une expérience qui est profitable à l’ensemble des acteurs impliqués dans le domaine du contrôle des DCS. Le transfert de ces acquis conceptuels et opérationnels, dont l’efficacité est observée partout dans le monde, peut et doit se faire afin de contribuer au futur contrôle de l’ensemble des DCS.
Déterminants commerciaux de la santé
Dans le cadre d’une série d’articles consacrée aux DCS par la revue The Lancet en 2023, Anna B. Gilmore propose une définition large du concept de DCS comme “ the systems, practices, and pathways through which commercial actors drive health and equity ”, soit « les systèmes, pratiques et moyens par lesquels les acteurs commerciaux influencent la santé et l’équité ».3 Cette définition tient compte du fait que certaines activités commerciales peuvent avoir un effet positif sur la santé, et que la stratégie des compagnies transnationales peut s’appuyer sur d’autres acteurs, gouvernementaux ou non.
La notion d’équité dans la définition est principalement justifiée par :
- des comportements différentiels des compagnies transnationales à l’égard des pays selon que leurs revenus sont faibles, intermédiaires ou élevés. Par exemple, certains pesticides et médicaments interdits dans les pays à hauts revenus sont toujours commercialisés dans d’autres pays ;
- un ciblage sélectif de populations sociologiquement et économiquement plus fragiles à l’intérieur d’un même pays, se traduisant par le fait que certaines MNT (surpoids, tabagisme, etc.) sont à la fois des marqueurs sociaux et des facteurs d’appauvrissement ;
- l’existence d’un transfert de richesse et de revenus vers un groupe sur-représenté par une petite élite privilégiée, essentiellement occidentale.
Un exemple classique de DCS est celui de la promotion agressive dans les années 1970 du lait en poudre pour nourrissons par la société Nestlé, en particulier en Afrique, avec des conséquences sanitaires majeures (notamment du fait de l’utilisation d’eau non potable pour la reconstitution du lait). Après plusieurs boycotts et actions en justice menés dans différents pays, un code de bonne conduite concernant les substituts au lait maternel a été établi par l’OMS en 1981. Toutefois, ce code n’est globalement pas respecté par les fabricants, se traduisant par le fait qu’en 2023 seuls 48 % des nourrissons dans le monde étaient nourris au sein. Pourtant, les bénéfices de l’allaitement maternel sont scientifiquement démontrés pour le nourrisson et, plus largement, pour la vie entière des personnes en ayant bénéficié.4 Cet exemple confirme le peu d’efficacité des mesures non contraignantes et la constance dans le temps d’actions des compagnies transnationales dès lors que les profits financiers restent incitatifs. Cette réalité est d’autant plus manifeste lorsque les externalités, c’est-à-dire les coûts sanitaire, environnemental et social découlant de l’activité commerciale, sont à la charge exclusive de la collectivité et non de l’entité commerciale responsable.
Industrie du tabac et ses alliés
À l’exception de la Chine, le commerce du tabac est essentiellement assuré dans le monde par seulement quatre compagnies : Philip Morris International, British American Tobacco, Japan Tobacco International et Imperial Brands. Ces industriels, bien que concurrents, se caractérisent par un fonctionnement oligopolistique, particulièrement lorsqu’ils font face à une menace réglementaire. Leur unique objectif est de distribuer des dividendes aux actionnaires à partir de leurs profits réalisés sur la vente de produits du tabac et de la nicotine, quelle que soit leur présentation. Le succès de la vente de ces produits, en particulier depuis la fin du XIXe siècle, repose sur la présence dans le tabac de nicotine, drogue extrêmement puissante, assurant ainsi l’existence d’un marché captif de consommateurs.
À partir des années 1950, la consommation de tabac fumé est apparue comme une cause majeure de nombreuses maladies, en particulier du cancer du poumon : un fumeur régulier sur deux meurt prématurément du fait de sa consommation tabagique. La connaissance progressive de ce risque majeur par la population mondiale a conduit à la mise en place de politiques publiques de santé et à une baisse régulière des ventes et de la consommation mondiales depuis le début du XXIe siècle, menaçant, à terme, la survie économique des fabricants. En réponse à cette évolution, l’industrie du tabac développe depuis plusieurs années une nouvelle stratégie reposant sur la promotion du tabac chauffé et de nouveaux produits de la nicotine (cigarettes électroniques, sachets de nicotine, etc.). Instrumentalisant la notion de réduction des risques, l’industrie affirme œuvrer pour la venue d’un nouveau monde « sans fumée », mais pas sans nicotine.5 À travers son discours promotionnel, l’industrie du tabac sous-entend la possibilité d’une consommation « récréative » et sans risque de la nicotine. Ce nouveau récit est déployé en l’absence de preuve objective, scientifique et indépendante de l’innocuité des produits concernés ; il élude volontairement le fait que la consommation de nicotine n’apporte aucune sensation de plaisir à l’usager, mais la seule satisfaction de la suppression du manque.
La promotion de ces nouveaux produits du tabac et de la nicotine se fait massivement en direction des adolescents, dans l’objectif de les rendre clients captifs, car dépendants à la nicotine. Ce faisant, ils remplacent les cohortes de fumeurs qui arrêtent et ceux qui meurent du tabagisme. Ainsi, il s’agit pour l’industrie du tabac de créer en permanence une demande artificielle de ces produits. Or, cette industrie a une grande expérience dans ce domaine, qui remonte au début du XXe siècle. À cette époque, aux États-Unis, en dehors de quelques exceptions, seuls les hommes fumaient, car la consommation de tabac par les femmes n’était socialement pas acceptée. Face à ce manque à gagner considérable, le fabricant de la marque Lucky Strike a organisé, le 31 mars 1929, à l’occasion de l’Easter Parade à New York (manifestation familiale festive, non religieuse, traditionnelle, lors du dimanche de Pâques), le défilé de jeunes femmes sur la Cinquième Avenue. Ces dernières fumaient leurs torches of freedom (flambeaux de la liberté). Cette manifestation, médiatisée à outrance, a marqué le début d’une campagne de promotion massive pour la normalisation du tabagisme par les femmes aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Au Royaume-Uni, la prévalence tabagique des femmes de 35 à 59 ans a atteint 50 % dans les années 1970.
Le défi auquel l’industrie du tabac doit faire face pour assurer sa survie est d’arriver à séduire régulièrement des centaines de millions d’adolescents dans le monde pour qu’ils débutent une consommation de nicotine. Pour ce faire, elle a notamment recours à une promotion massive à l’égard des jeunes, en particulier sur internet, usant de packaging et de supports ludiques et attrayants, avec ajout à la nicotine d’arômes séduisants jouant le rôle d’hameçons pour faciliter l’initiation tout en masquant l’âcreté du produit. Ces arômes ferrent ainsi les jeunes et les amènent à débuter et à installer leur consommation.
À la différence des autres biens de consommation, y compris certains potentiellement problématiques, les produits du tabac et de la nicotine prétendument récréative n’ont aucune utilité sanitaire, économique et sociale et ne répondent à la satisfaction d’aucun besoin humain.
La nature même du produit commercialisé et l’objectif exclusivement mercantile de l’industrie du tabac font qu’elle ne peut en assurer la promotion par des procédés moralement non contestables. Aussi poursuit-elle son comportement délictueux traditionnel, qui n’est plus à démontrer, en s’appuyant sur des ressources financières quasi inépuisables. L’atteinte des objectifs commerciaux de l’industrie du tabac passe, par ailleurs, par le déploiement d’une stratégie agressive de lobbying auprès des instances de décision. L’image publique des fabricants étant durablement écornée, l’influence du secteur est portée par des tierces parties de différentes natures, qu’il s’agisse de la Confédération des buralistes, de think tanks ou de cabinets de conseil ou d’avocats prestigieux. Les 23 000 buralistes français se présentent sous l’image séduisante de « commerçants d’utilité locale » (porte-parole d’une convivialité reposant sur la vente d’un produit mortel et, pour environ la moitié d’entre eux, de boissons volontiers alcoolisées). À l’instar des fabricants de tabac, avec lesquels ils entretiennent des relations privilégiées et des liens financiers, les buralistes se caractérisent par un manque de conformité généralisé à l’égard de la réglementation, qu’il s’agisse de l’interdiction de vente des produits du tabac aux mineurs, de l’interdiction de publicité, etc.
Organisation de la lutte contre le tabac dans le monde
La lutte contre le tabac, aussi appelée contrôle du tabac (tobacco control), est organisée dans le monde depuis l’entrée en vigueur du traité de la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte anti-tabac (CCLAT) le 27 février 2005. Début 2025, le nombre de parties à la CCLAT était de 183 (couvrant environ 90 % de la population mondiale), dont l’Union européenne et l’ensemble de ses États membres.
Cet unique traité international de santé publique, fondé sur des données factuelles, prévoit un ensemble de dispositions visant autant à réduire l’offre que la demande de tabac. La CCLAT est un traité juridiquement contraignant, proposant un cadre réglementaire évolutif, enrichi régulièrement à l’occasion de conférences des parties organisées par le secrétariat de la CCLAT. La signature et la ratification de la CCLAT par les pays légitiment leur prise de mesures visant à contrer la consommation de tabac, en particulier en regard d’une conception purement libertarienne de la société (« la liberté du renard dans le poulailler »).
- La construction de la CCLAT a reposé sur trois constats principaux établis par Gro Harlem Brundtland, alors directrice générale de l’OMS :
- la consommation de tabac est la première cause de mortalité prématurée évitable dans le monde, avec 100 millions de morts au XXe siècle, et une projection de 1 milliard au XXIe siècle si rien n’est fait ;
- l’industrie du tabac fonctionne en cartel transnational – à l’exception de la Chine –, avec un marché contrôlé par quatre compagnies ;
- il existe un conflit fondamental et inconciliable entre les intérêts de l’industrie du tabac et ceux de la santé publique ; l’industrie du tabac est la cause de ce problème de santé publique et ne peut, en aucun cas, être un élément de la solution.
Au fil des années ont été rédigées et adoptées des directives concernant les différents articles de la CCLAT afin d’aider à leur mise en œuvre. À titre d’illustration, parmi les mesures clés figure le fait de :
- protéger la population contre la fumée de tabac ;
- offrir une aide à ceux qui veulent y renoncer ;
- mettre en garde contre ses dangers ;
- faire respecter l’interdiction de la publicité pour le tabac, de sa promotion et du parrainage ;
- augmenter les taxes sur les produits relatifs au tabac.
Parmi les 38 articles que contient la CCLAT, l’un d’entre eux (article 5.3) revêt une importance majeure : il stipule qu’« en définissant et en appliquant leurs politiques de santé publique en matière de lutte antitabac, les parties veillent à ce que ces politiques ne soient pas influencées par les intérêts commerciaux et autres de l’industrie du tabac, conformément à la législation nationale ». Cet article vise à protéger les politiques de santé publique contre les influences de toutes natures et à tous les niveaux de l’industrie du tabac et de ses alliés. Sa mise en œuvre efficace est un préalable indispensable à la lutte antitabac.
Au-delà du rôle des États parties dans ce traité, la CCLAT insiste aussi sur le rôle des ONG, comme dispose son article 4.7 : « La participation de la société civile est essentielle pour atteindre l’objectif de la Convention et de ses protocoles. » À l’échelon mondial, la Global Alliance for Tobacco Control (GATC ; https ://gatc.int.org) coordonne les ONG de plus de 150 pays, avec pour objectif la mise en œuvre de la CCLAT de l’OMS, en contribuant aux objectifs de développement durable fixés par l’ONU. Des structures de coordination existent dans chaque région du monde comme le Smoke Free Partnership (SFP ; smokefreepartership.eu) et l’European Network for Smoking and tobacco Prevention (ENSP ; ensp.network) à l’échelle européenne, le Comité national contre le tabagisme (CNCT ; cnct.fr) et l’Alliance contre le tabac (alliancecontreletabac.org) à l’échelle nationale, Grand Est sans tabac (GEST ; villelibresanstabac.cnct.fr) à l’échelle régionale.
Une évaluation de la mise en œuvre dans le monde de la CCLAT a démontré son efficacité dix ans seulement après son entrée en vigueur.6
Quelques enseignements issus de la lutte contre le tabac
Le contrôle du tabac peut être proposé comme paradigme de la lutte contre les MNT liées à des déterminants commerciaux, dans la mesure où la prise de conscience des méfaits liés à la consommation de tabac remonte au XXe siècle – de même que pour l’alcool – et où il constitue un modèle cohérent, complet et international de la réponse à apporter en regard d’une industrie mortifère.
Dans le monde, peu d’ONG peuvent prétendre avoir une histoire dans le contrôle du tabac aussi riche que celle du CNCT en France, dont l’origine remonte à 1868. Cette longue histoire n’empêche pas le CNCT d’avoir participé efficacement aux dernières avancées françaises marquantes dans la lutte contre le tabac, tels que l’interdiction de la publicité, celle de fumer dans les lieux accueillant du public, le paquet de cigarettes neutre, l’interdiction de vente des produits du tabac aux mineurs, la création du fonds de lutte contre le tabac, etc. De même, le CNCT a activement participé à la création de la CCLAT, à sa mise en œuvre ainsi qu’à son protocole de lutte contre le commerce illicite. L’engagement de l’association est également constant auprès de la coalition européenne Smoke Free Partnership pour les constructions et révisions des directives européennes (taxes, produits, publicités, etc.). À partir de cette expérience, il est possible d’évoquer les recommandations suivantes comme étant fondamentales pour engager le contrôle des DCS :
- s’agissant des MNT, une action efficace ne peut s’envisager sans prendre appui sur un groupe de professionnels de santé (principalement de médecins et chercheurs, mais pas exclusivement) non seulement conscients de la nécessité de prendre en charge efficacement la santé des patients atteints de MNT mais également de prévenir leur survenue en assurant le contrôle des DCS. Traduit en termes économiques, il s’agit de renforcer l’action concernant la « demande » (sevrage des fumeurs) par celle visant le contrôle de l’« offre » (réduction de l’attractivité et de l’accessibilité des produits du tabac). Certains professionnels de santé ne se sentent pas légitimes ou compétents pour assumer cette action ; or leur implication dans le contrôle de l’« offre » est fondamentale. En effet, cette implication des professionnels de santé apporte à l’égard de la population une légitimité peu contestée aux mesures envisagées pour contrôler les DCS ;
- ce groupe d’experts composé de médecins et de chercheurs joue un rôle fondamental en assurant la garantie que l’ensemble des constatations sanitaires et mesures proposées pour contrôler les DCS repose sur des bases scientifiques formelles rigoureuses et indépendantes, tout en s’opposant aux manipulations pro domo de la science et de la recherche par de nombreuses compagnies transnationales et à leur entrisme dans le monde médical ;
- ces experts de la santé ne peuvent être efficaces au sein d’ONG spécifiquement dédiées à la lutte contre les DCS que si leurs compétences sont associées à celles d’autres experts dans des domaines variés (économique, financier, juridique, politique, éducatif, marketing social, écologique, droits humains, etc.) et reposent sur une légitimité sociale du fait de ses adhérents ;
- la lutte contre le tabac a été structurée à l’international et rendue plus efficace par l’adoption de la CCLAT de l’OMS. Ainsi, dans la lutte contre les DCS, la CCLAT pourrait servir de modèle structurant pour la construction d’une stratégie et la coordination des actions concernant les différents DCS. Toutefois, afin de ne pas perdre de temps, le travail de l’OMS étant par essence complexe et long, il est souhaitable que les ONG se regroupent par grandes zones géographiques ainsi qu’à l’échelon mondial afin de construire un projet à la fois global et par produit. Dans la lutte contre le tabac, l’Union européenne a pu, par ses recommandations, faciliter la mise en œuvre de certaines mesures dans les pays la composant et, réciproquement, la mise en œuvre en France de certaines mesures (exemple du paquet de cigarettes neutre) a contribué à l’évolution au niveau européen ;
- la construction d’une telle stratégie doit se faire de façon décloisonnée avec les acteurs compétents et impliqués dans d’autres dimensions. Tel est précisément le cas pour lutter contre le tabac qui rejoint les objectifs des acteurs impliqués, comme dans le « traité plastique » (les filtres de cigarettes étant composés de plastique [acétate de cellulose]) ou encore dans la promotion des investissements socialement responsables ;7
- une action ne peut être efficace que si elle vise à contrôler les activités commerciales de l’ensemble d’une chaîne de production et de commercialisation d’un produit. Ainsi, en France, concernant le tabac, il est nécessaire de prendre en compte l’industrie du tabac et les buralistes mais aussi les grossistes, distributeurs et revendeurs autorisés (cafés, restaurants, etc.) ;
- pour chaque entité commerciale, même s’il s’agit de sociétés anonymes, les responsables individuels de ces activités commerciales doivent être identifiés, car ils sont acteurs du processus commercial et de ses conséquences ;
- la protection des individus face aux pressions des industriels passe par le vote de lois et la réglementation. Tous ces textes doivent être clairs, simples, avec le minimum d’exceptions et applicables en pratique. Ils ne doivent pas correspondre à des codes de bonne conduite qui sont par principe – et surtout par expérience – voués à l’échec. L’évaluation de l’efficacité de leur mise en œuvre doit faire part de l’objectif de ces textes ;
- l’existence d’une réglementation, aussi précise soit-elle, ne signifie pas qu’elle est appliquée. Par exemple, l’action judiciaire du CNCT ayant permis la constitution d’une jurisprudence protectrice doit être mise en perspective des tentatives itératives de contournement et de non-respect de la réglementation. Toutefois, si l’industrie du tabac et les buralistes sont régulièrement condamnés, cela ne les empêche pas de persister dans leurs pratiques de contournement puisque les condamnations auxquelles ils sont exposés sont financièrement modestes en regard des profits découlant de leurs activités délictueuses. Ils appliquent cyniquement le concept de faute lucrative. Pour que la lutte contre les DCS soit efficace, il est indispensable que les condamnations des acteurs commerciaux ne respectant pas la réglementation soient suffisamment importantes pour les dissuader de récidiver et de commettre des infractions équivalentes ;
- l’information des décideurs et du grand public par les acteurs de la lutte contre les DCS doit être rigoureuse et régulière. En parallèle, ces derniers doivent assurer une veille systématique des pratiques des compagnies transnationales. Dans le domaine du contrôle du tabac, le site Génération sans tabac assure à cet égard un rôle fondamental (https ://generationsanstabac.org). Cette plateforme met en lumière les pratiques lobbyistes, commerciales et publicitaires mais également les actions de désinformation et de blanchiment moral du secteur du tabac ;
- l’action visant le contrôle des DCS doit être envisagée sur le long terme. Les mesures concernant la lutte antitabac n’ont commencé à être pleinement efficaces sur la consommation qu’après plusieurs dizaines d’années, et les résultats mesurés, en particulier en France, sont actuellement loin d’être suffisants. Aussi, les ONG impliquées doivent pouvoir s’assurer d’un financement suffisant et régulier dans le temps. À ce titre, le CNCT a obtenu, conjointement avec d’autres ONG, la création en France du fonds de lutte contre le tabac, devenu depuis le fonds de lutte contre les addictions. Ce fonds est abondé par l’industrie du tabac, sur l’élargissement du principe pollueur-payeur.
Une condition sine qua non
Une stratégie, telle que celle sus-citée dans ses grandes lignes, n’a aucune chance d’aboutir si une protection efficace contre les interactions des compagnies transnationales auprès des décideurs politiques n’est pas érigée et appliquée. Ces compagnies sont immensément riches, agissent directement et par le biais de structures plus ou moins clairement apparentées à la défense de leurs intérêts. Si leurs actions de lobbying peuvent parfois relever de la corruption, elles font le plus souvent appel au soutien de politiques préférant faire reposer leurs décisions sur leur bon sens plutôt que sur l’acquisition d’une connaissance scientifique ouverte et indépendante de ces sujets.
L’exemple de la lutte contre le tabac en France est éclairant. La CCLAT, qui a été ratifiée en octobre 2004 par le Parlement français, énonce spécifiquement dans son article 5.3 cette nécessité incontournable de protection des politiques contre les influences de l’industrie du tabac et de ses alliés. Toutefois, ce n’est qu’en juin 2022, à la suite de l’action du CNCT, que le code déontologique des députés signifie que les « actions de lobbying de la part de l’industrie du tabac méritent une attention particulière » et recommande les mesures à prendre systématiquement lorsqu’un député est approché par celle-ci. Une décision de même nature a été prise ultérieurement au niveau du Sénat.
Parmi les recommandations figurent des modalités très cadrées des interactions entre responsables publics et représentants du secteur du tabac. Ainsi, les responsables politiques, quels que soient leurs fonctions et leurs compétences, doivent limiter leurs interactions avec l’industrie du tabac et ses alliés au strict minimum, c’est-à-dire en ce qui concerne la réglementation des produits et activités du secteur. Le motif des interactions doit donc être formalisé, et ces dernières, lorsqu’elles ont lieu, doivent être réalisées en toute transparence. D’un point de vue très pratique, ces réunions doivent être signalées en amont de leur déroulement dans les agendas des personnes publiques qui y participent et doivent faire l’objet d’un compte-rendu public faisant état des différents participants et points abordés.
La lutte contre le tabac, construite et coordonnée dans le cadre de la CCLAT de l’OMS, a démontré son efficacité dans le monde. Le partage de cette expérience, avec décloisonnement de l’approche du contrôle des différents DCS, devrait pouvoir contribuer à limiter l’incidence actuellement croissante des MNT.
2. ONU. Objectif 3 : Permettre à tous de vivre en bonne santé et promouvoir le bien-être de tous à tout âge. https://unric.org/fr/odd-3/
3. Gilmore AB, Fabbri A, Baum F, et al. Defining and conceptualising the commercial determinants of health. Lancet 2023;401(10383):1194-213.
4. Doherty T, Horwood C, Pereira-Kotze C, et al. Stemming commercial milk formula marketing: Now is the time for radical transformation to build resilience for breastfeeding. Lancet 2023;401(10375):415-8.
5. Martinet Y, Beguinot E, Diethelm P, et al. Industrie de la nicotine : réduction des risques, un objectif exclusivement financier. Rev Prat 2021;71(1):27-32.
6. Gravely S, Giovino GA, Craig L, et al. Implementation of key demand-reduction measures of the WHO Framework Convention on Tobacco Control and change in smoking prevalence in 126 countries: an association study. Lancet Public Health 2017;2(4):e166-74.
7. Topart F, Beguinot E, Wirth N, et al. Pourquoi faut-il interdire les filtres de cigarettes ? Rev Prat 2024;74(2):139-41.