Si la crise sanitaire semble derrière nous, le contexte d’incertitude s’installe dans la durée : la santé mentale des enfants et adolescents en pâtit particulièrement. Certains troubles apparaissent à des âges de plus en plus jeunes ; d’autres – nouveaux – émergent, liés notamment aux réseaux sociaux… Quels signes doivent alerter le médecin traitant, et quelles interventions peut-il proposer ? Les réponses du Dr Céline Lamy, pédopsychiatre (Montréal, Canada).
Après deux ans de pandémie, quelles répercussions sur la santé mentale des enfants ?
Les constats de la pratique clinique sont clairs : le Covid a favorisé l’émergence chez les enfants et adolescents d’un certain nombre de troubles psychiques, en premier lieu les troubles anxieux et les phobies spécifiques centrées sur la contamination, avec l’apparition à des âges de plus en plus précoces de rituels pour échapper au virus, typiques des troubles obsessionnels-compulsifs (TOC). La communication dans les médias et la fermeture des écoles ont pu être vécus par certains comme une stigmatisation, les poussant à se penser comme vecteurs de maladie. Une culpabilité pouvait s’y associer, d’autant plus lorsque des proches sont décédés. Tout cela peut être vécu comme un véritable traumatisme.
L’isolement scolaire a favorisé les phobies scolaires et l’anxiété sociale. Pour les cas les plus graves, une augmentation des recours aux urgences pour idées et tentatives suicidaires est notée dans beaucoup de pays, et à des âges plus jeunes que ce que l’on observait auparavant. Le lien avec la pandémie est souvent énoncé, mais il faut distinguer deux situations. Chez certains, la source de détresse se trouve dans la perte de leur réseau, des ruptures de liens amicaux voire amoureux ; surtout en cas de terrain défavorable : personnalités fragiles, avec peurs de l’abandon, dysrégulations émotionnelles, sentiments de vide et de solitude. Pour d’autres, il s’agit plutôt de problèmes familiaux portés à leur paroxysme, en particulier lorsque les confinements ont accentué la promiscuité au sein du foyer.
Pour beaucoup d’adolescents et de jeunes adultes, des conséquences plus durables ont trait à la perte de perspective, la difficulté de se projeter dans le futur (études, métier, relations…). Le fait d’être la « génération Covid » peut leur peser : certains ont mal vécu le fait qu’on stigmatise leur insouciance comme un manque de solidarité vis-à-vis des aînés ; ils ont été privés de certains rites de passage et, malgré leur résilience, en portent les cicatrices…
Quel a été le rôle des réseaux sociaux dans ce contexte : ont-ils aidé ou aggravé les choses ?
Bien que l’utilisation des réseaux sociaux soit en théorie interdite pour les très jeunes enfants [13 ans est l’âge minimum légal pour ouvrir un compte, et jusqu’à 15 ans le consentement parental est requis, NDLR], un grand nombre d’entre eux utilisent ces plateformes sans surveillance (Instagram, Snapchat, TikTok…).
Elles leur ont certes permis de garder un lien avec leurs pairs durant cette période difficile. Cependant, cette utilisation – de ce fait plus massive et constante – a exacerbé les effets délétères que l’on observait déjà avant, notamment sur l’estime de soi. La vérification constante et obsessive de sa propre image sur l’écran (et bien sûr de l’approbation des autres, exprimée en « likes ») est du même registre que les TOC ; les enfants et adolescents – notamment les filles – prennent l’habitude de scruter constamment leurs visages et corps, et de les juger à l’aune des filtres utilisés pour « améliorer » l’image sur ces réseaux. Ils peuvent aller jusqu’à vouloir y ressembler dans la vraie vie, et développent ainsi des pensées intrusives et obsessionnelles sur des « défauts » qui n’existent pas en réalité… Ce trouble, parfois appelé la « dysmorphie de Snapchat », peut même conduire certains adolescents à demander des interventions de chirurgie esthétique pour ressembler à leur image retouchée (en Amérique du Nord, au cours des deux années précédentes, les chirurgiens ont vu ces demandes augmenter) ! Enfin, ces types d’obsessions peuvent aussi favoriser le développement de troubles du comportement alimentaire (TCA).
Face à ces sources diverses de mal-être, quels signes doivent alerter le médecin généraliste et comment peut-il intervenir ?
Il faut être attentif aux signes d’évitement qui peuvent passer inaperçus car considérés banals à ces âges.
La procrastination, par exemple : quand un parent insiste sur la « fainéantise » de son adolescent, sur la perte du goût des activités ou rencontres (« je ne suis plus capable de lui faire faire quoi que ce soit » ; « il remet toujours au lendemain » ; « il ne veut pas appeler ses amis »…), il faut vérifier que l’on n’est pas en présence d’un évitement avec une vraie anxiété sociale qui s’installe.
Chez des enfants plus jeunes, une tendance à l’agitation, la multiplication des questions – qui peut être une façon paradoxale d’éviter d’autres sujets – peuvent aussi signer une dynamique anxieuse. Chez les 8-10 ans, ces symptômes peuvent mimer un TDAH, mais avant de conclure à celui-ci, il faut penser à l’agitation anxieuse, interroger l’enfant sur l’émotion qui l’habite.
La multiplication des colères peut être un signe évocateur : je dis souvent que « la colère est de la tristesse ou de l’angoisse déguisées » ; ainsi, lorsque les parents évoquent un enfant « difficile », on peut rechercher la manifestation d’affects dépressifs ou anxieux.
Le cycle nycthéméral doit également être surveillé : son inversion, pourtant banalisée par l’idée que les adolescents ont l’habitude de se coucher très tard, est non seulement nuisible du point de vue somatique, mais elle peut aussi signaler le début d’une maladie bipolaire ou une psychose émergente – des pathologies qui se déclarent souvent à un très jeune âge.
Les variations pondérales rapides doivent alerter : la perte mais aussi la prise de poids peuvent être associées à un trouble anxieux ou dépressif ; dans les TCA, les comorbidités psychiatriques sont fréquentes.
Avec ces signes en tête, les médecins généralistes peuvent mieux écouter et interpréter les plaintes de parents et enfants. Un dialogue peut alors s’instaurer, pour évaluer si l’enfant ou l’adolescent est conscient de son mal-être, pour interroger la perception qu’il a de son environnement familial et social, de soi-même et de son corps.
En cas de troubles avérés (TOC, TCA, dysmorphies, troubles anxieux, etc.), il faut orienter sans délai vers un pédopsychiatre et/ou un psychologue ; mais les temps d’attente étant longs, on peut en parallèle entamer cette discussion médecin-parents-enfants/ados : par exemple, dans le cas des troubles liés aux réseaux sociaux, questionner le jeune sur l’utilisation et la place de l’image, la perception de son corps (est-il conscient que les filtres ne reflètent pas la réalité, par exemple ?, etc.).
En bref, il est surtout important de toujours considérer le symptôme dans les systèmes dans lesquels le jeune vit (famille, école, groupe de pairs, mais aussi réseaux sociaux) car il est souvent la manifestation d’interactions dysfonctionnelles : l’objectif est de proposer l’aide la plus complète possible et qui ne saurait se limiter à la seule médication.
Par Christelle Angély et Laura Martin Agudelo, La Revue du Praticien