Devant le constat allégué d’une déshumanisation de la relation médicale dans le cadre de la médecine praticienne fondée sur le colloque singulier, il paraît licite de s’interroger sur :
- les relations entre la médecine praticienne et la culture générale du médecin et du patient ;
- les effets que pourrait avoir une action sur la culture générale dans la formation en matière de qualité des soins ;
- le portrait de ce que pourrait être le médecin « humaniste » du XXIe siècle ;
- des propositions à formuler pour la formation des futurs médecins.
Pour répondre à ces questions, des personnalités d’horizons divers ont été auditionnées, un sondage a été réalisé auprès des étudiants en médecine et deux outils conceptuels ont été utilisés :
- la conception triarchique de l’intelligence1 selon Sternberg (1988). Le psychologue américain distinguait l’intelligence dynamique qui détermine les opérations logiques pour résoudre un problème, l’intelligence émotionnelle ou créative qui recèle la capacité d’exprimer une pensée originale et l’intelligence pratique par laquelle sont cultivés l’estime de soi et le sens des responsabilités. Seul l’aspect dynamique peut être évalué par le test de quotient intellectuel (QI) ;
- la triade de Lacan (1953, 1974 - 1975) [réel, symbolique, imaginaire] qui accorde une place centrale au symbolique dont la fonction de médiation est d’interpréter le réel et d’en amortir la dureté afin de protéger l’humain des projections délirantes de son imaginaire.2 Dans cet esprit, toute activité humaine est symbolique.
Double constat
Déshumanisation de la médecine de soins
Force est de convenir que, depuis la Seconde Guerre mondiale, l’extraordinaire efficacité de la médecine à la fois en matière d’investigations à visée diagnostique et de modalités thérapeutiques n’a pas été accompagnée d’une qualité humaine des soins à la mesure des avancées techniques, en dépit même d’acquis substantiels comme les droits du malade (loi Kouchner, mars 2002). Les causes alléguées sont nombreuses : dégradation des conditions d’activité, maltraitance du médecin soumis à des injonctions paradoxales, mais aussi maltraitance du patient par le dispositif de soins, relégation de la personne malade derrière la maladie – surtout en cas d’affection chronique –, rupture du suivi médical et pluralité de praticiens, déserts médicaux… Le manque de temps souvent invoqué par les soignants est un argument fallacieux, dans la mesure où ce qui est véritablement en cause n’est pas la durée de la rencontre mais le manque d’intensité et/ou de densité de la relation à travers une présence effective défaillante.
Parmi les facteurs de déshumanisation, on compte non seulement l’explosion technologique et la pression du numérique mais surtout l’insuffisance d’empathie de nombreux médecins, en raison de l’importance démesurée accordée, dans la formation initiale, aux sciences dites fondamentales, à vocation universelle par définition, alors que le patient est singulier ! Il en résulte une absence d’éducation à l’intelligence émotionnelle et une focalisation du regard sur l’objet, au lieu du décentrement nécessaire à l’attitude empathique.
À l’origine d’une pratique médicale déshumanisée peut donc être incriminée la perte des conditions de l’empathie que sont l’attention et la présence effective.3
Déclin de la culture générale
De nombreuses études mettent en cause la baisse de la lecture dans le déclin de la culture générale. La lecture structure la personnalité par identification, elle stimule l’imagination, mobilise les émotions et cultive l’attention.
L’emballement numérique contribue également à ce déclin en appauvrissant le langage ordinaire. L’influence des réseaux sociaux est délétère ; en proposant des formats courts, présentés comme vifs et dynamiques, ils déshabituent du temps long nécessaire à une réflexion approfondie et favorisent l’altération de la concentration et de la mémoire, aboutissant à une véritable « désintégration attentionnelle ». Parmi les causes profondes, on peut relever le discrédit jeté sur la culture générale conçue comme instrument de domination d’une classe sociale, par un courant idéologique revenu à la mode.4 Il faut également considérer l’hypothèse d’un déclin des idéaux de la culture occidentale fondés, depuis Platon, sur les catégories du Vrai, du Beau et du Bien et du Juste.5
Certains traits communs
La déshumanisation de la médecine et le déclin de la culture générale se rejoignent par certains points communs : chute de l’attention aux êtres et aux choses, relégation de la subjectivité par paralysie de l’intelligence émotionnelle, emballement techno-numérique... Il en résulte une insuffisance de la capacité empathique qui exige, pour se dévoiler, un décentrement de soi-même. L’empathie désignant la capacité de se mettre à la place d’autrui, « d’éprouver la peine ou le plaisir comme il l’éprouve, d’en percevoir la cause comme il la perçoit (…), sans jamais oublier qu’il s’agit des expériences et des perceptions de l’Autre. Si cette dernière condition est absente (…) il ne s’agit plus d’empathie mais d’identification » (Carl Rogers, 1962).6
Remèdes pour une relation médicale plus empathique
Pour conjurer la « désintégration de l’attention » commune à la déshumanisation de la médecine et au déclin de la culture générale, il est souhaitable de développer chez les jeunes soignants en formation des capacités telles que l’attention, l’observation, l’étonnement, la curiosité et l’esprit critique.* Des aptitudes comportementales sont également requises comme conditions de l’empathie : décentrement du regard, sortie de soi-même, sensibilité, présence effective.
Comment parvenir à ce but ? Par la stimulation des trois aspects de l’intelligence de Sternberg, qui procurent une grille d’intelligibilité et d’orientation des actions à entreprendre.
Développer l’intelligence émotionnelle
En premier lieu, insister sur l’intelligence émotionnelle, créative, intuitive ou synthétique. Il faut inciter à lire les grands auteurs et à fréquenter assidûment des œuvres artistiques. Commenter, en séance participative, des passages essentiels d’ouvrages décisifs lus à voix haute, pour réintroduire du sens dans les études de médecine. Les bons auteurs ne manquent pas. Rabelais, Zweig, Mansfield, Mann, Tchekhov, Boulgakov et même Conan Doyle, tous ces génies de la littérature permettent d’éclairer un aspect de la qualité humaine du soin, en plus de poser la question du sens à travers les grandes étapes de la vie et de ses aléas, de la naissance à la mort.
Se réapproprier les grandes idées médicales
Compléter l’éducation de l’intelligence analytique est indispensable. Il s’agit d’adjoindre à l’enseignement académique une histoire des idées et des techniques pour montrer la filiation entre les périodes, par continuité ou par ruptures. Retrouver le goût de la lecture pour mieux intégrer les grandes idées médicales à travers Claude Bernard, Canguilhem, Foucault mais aussi en se penchant sur les réflexions de grands médecins contemporains comme Henri Mondor et son éternel rival René Leriche, Jean Bernard, Jean Hamburger ou Yves Pouliquen. Plus proches de nous, sont également dignes d’intérêt Martin Winckler ou Gilbert Schlogel.
Analyser des œuvres picturales
La monstration de la reproduction de grandes œuvres picturales permet d’attiser à la fois l’intelligence émotionnelle et l’intelligence analytique par la mobilisation de la sensibilité, l’aiguisement du sens de l’observation et l’interprétation des contextes.
Stimuler l’intelligence pratique
L’intelligence pratique n’est pas en reste, grâce aux travaux manuels et pratiques dont les étudiants sont friands. Dans l’esprit d’une supervision par compagnonnage, ils sont indispensables pour développer le sens de l’adaptation et des responsabilités, et renforcer l’estime de soi à travers une tâche achevée.
Jouer au théâtre
Le théâtre comme expérience de décentrement et de sortie de soi-même a retenu l’attention des auteurs anglo-saxons.7 Jouer sur une scène est différent des jeux de rôle, qui sont du ressort de la simulation. L’expérience théâtrale, qui mobilise les trois composantes de l’intelligence, n’est malheureusement pas généralisable bien qu’elle soit de pratique éprouvée, notamment à la faculté de médecine de Marseille.
Empathie et culture générale sont parfois dissociées
Parvenus à ce stade, il faut souligner que si la culture générale contribue indiscutablement à l’épanouissement de la relation médecin-patient, il existe nombre de médecins empathiques dépourvus de culture générale et, a contrario, certains médecins pétris de culture générale sont, malgré tout, dénués d’empathie. Néanmoins, ces praticiens constituent des exceptions.
Portrait du médecin humaniste du XXIe siècle
Un médecin humaniste serait donc un médecin à la fois porteur d’une culture générale étendue et capable d’empathie.8 Le médecin humaniste est celui qui assume son rôle de médiateur entre le malade et sa maladie, entre le réel et l’imaginaire du patient. Il continue d’user d’une clinique des sens fondée sur le regard, l’écoute, le toucher prudent à visée rassurante et le tact empathique (délicatesse, diplomatie, politesse…) dans son attitude et son propre discours. Fortement désireux d’être compris, le médecin humaniste puise des éléments dans sa culture générale pour les transposer dans l’imaginaire du patient par l’intermédiaire de métaphores. La métaphore est à la fois l’indice de la culture générale du médecin et la clé pour entrer dans l’univers du patient ; il s’agit de sceller une alliance thérapeutique dans le but d’accompagner le patient dans la recherche d’une nouvelle allure de vie9 à travers une histoire partagée.
Le portrait complet du médecin humaniste du XXIe siècle doit faire une place à des connaissances générales transculturelles, qu’elles tiennent à la culture du médecin ou à celle du patient. L’essentiel étant, une fois de plus, que le médecin puisse accéder à l’univers du patient pour une rencontre partagée.
La question est de savoir comment penser au-delà des différences ? Un universalisme de valeurs occidentalo-centrées ou, au contraire, la promotion d’un relativisme absolu ne sont plus acceptables. Une troisième voie possible, notamment défendue par le philosophe sénégalais Bachir Diagne,10 est celle d’une universalisation conçue comme processus dynamique pour inventer ensemble une humanité commune. Pour cette raison, le médecin humaniste doit pouvoir se référer à des œuvres littéraires et réflexions majeures du passé ou nées sur d’autres continents, comme celles de Shakespeare, Goethe, Homère, Cervantès, Pessoa, Avicenne, Sun Tzu, Amadou Hampâté Bâ… qui touchent à l’Universel.
Comment promouvoir la culture générale chez les étudiants en médecine ?
Un accompagnement de culture générale aurait plusieurs objectifs :
- restaurer la fonction du langage (et de la parole) comme médiation symbolique ;
- redonner le goût de lire à travers des lectures à voix haute commentées ;
- puiser dans les mythes antiques des leçons existentielles pour s’initier à un meilleur usage des métaphores, à grande valeur didactique ;
- fréquenter les œuvres d’art pour attiser la sensibilité, cultiver le sens de l’observation et, in fine, en proposer une interprétation contextuelle.
L’ensemble de ces objectifs fournit les bases d’un corpus culturel commun qui pourrait être délivré sur la totalité du cursus de formation des médecins incluant le troisième cycle, en redéfinissant les notions de tutorat et de compagnonnage, fondées sur la vertu de l’exemple.
L’implication des instances universitaires dans ce qui relève davantage d’un accompagnement culturel que d’un enseignement traditionnel devrait donc aboutir à la création dans chaque faculté de médecine d’un « département de philosophie et pédagogie de la santé », qui serait dirigé par un philosophe universitaire.
2. Clavurier V. Réel, symbolique, imaginaire : du repère au nœud. Essaim 2010/2 ; n° 25:83-96.
3. Jullien F. Raviver l’esprit en ce monde : un diagnostic du contemporain. Paris, Éditions de l’Observatoire, 2024.
4. Bourdieu P, Passeron JC. La reproduction. Paris, Les Éditions de Minuit, 1970.
5. Robert-Dufour D. Hypothèse sur le déclin des idéaux de la culture occidentale. Revue du MAUSS, 2018.
6. Rogers C. Psychothérapie et relations humaines, trad. Kinget M. Éditions universitaires, Louvain, 1962, vol.1:197.
7. Finestone HM, Conter DB. Acting in medical practice. The Lancet 1994;344:801-2.
8. Marchand M. Le médecin de famille doit-il être empathique ? Canadian Family Physician 2010;56:745-7.
9. Lefeve C. De la philosophie de la médecine de Georges Canguilhem à la philosophie du soin médical. Revue de métaphysique et de morale 2014;2(82):197-221.
10. Diagne SB. Universaliser. L’humanité par les moyens d’humanité. Paris, Albin Michel, 2024. 180 pages.