Prioriser des prises en charge n’est pas « trier » des vies. Le « raisonnement individuel », quotidien, a pour objectif d’éviter la perte de chance de l’abandon et l’obstination déraisonnable de l’acharnement thérapeutique en proposant le traitement optimal le plus adapté à chaque patient (bénéfices/risques : élection). Le « raisonnement populationnel », différent, cherche à répartir efficacement et/ou équitablement des ressources limitées pour sauver un maximum de patients (aux urgences, pour les greffes d’organes et de tissus, en situation de guerre ou de catastrophe). Le raisonnement populationnel relève du « triage », c’est-à-dire de la maximisation de l’usage des ressources par la priorisation. Il ne relève pas du « tri », qui implique de décider qui va vivre et qui va mourir, de porter un jugement comparatif sur la valeur ou le coût de la vie des individus. La priorisation correspond à une allocation différenciée des ressources et des moyens (sélection). Elle peut être « absolue », comme l’accès en service de réanimation, ou « relative », en fonction de la temporalité de l’accès aux soins, aux vaccinations…Mais la priorisation n’est pas l’abandon ; pendant la pandémie de Covid- 19, les patients non pris en charge en réanimation ont bénéficié de soins intensifs hors réanimation.Cependant, la priorisation semble rester un sujet tabou. Aux pires moments de la pandémie de Covid- 19, il n’y aurait pas eu de raisonnement populationnel et de triage en France, la logique individuelle aurait prévalu : ouverture de lits, mobilisation des équipes, transfert de patients dans d’autres régions et pays… Pourtant,tous les patients n’ont pas pu avoir accès aux soins de santé dont ils avaient besoin : en établissement médico-social, par renoncement (altruiste ou égoïste pour ne pas être contaminé), pour d’autres pathologies (cancer, fermeture des blocs opératoires)…Dans des circonstances exceptionnelles, les capacités du système de santé peuvent être dépassées, et quels sont alors les critères pertinents et légitimes de priorisation ? Qui doit les définir ? Comment les évaluer ? Comment faire que le débat public n’alimente pas la défiance ? À quelle échelle territoriale ? Qui doit les mettre en oeuvre ? Proposer comme au Québec, de manière démocratique et anticipée (avant la crise), des critères de priorisation et se doter d’une cellule de priorisation (en amont des soignants de première ligne) sont deux conditions nécessaires pour éviter des pratiques arbitraires et discriminatoires, fondées sur l’âge seul, sur les comorbidités ou des limitations fonctionnelles et limiter l’épuisement des professionnels de santé.

Fabrice Gzil, professeur associé de philosophie et d’éthique à l’université Paris-Saclay, codirecteur de l’Espace éthique Île-de-France, membre du Comité consultatif national d’éthique, et Paul-Loup Weil-Dubuc, responsable du pôle recherche de l’Espace éthique Île-de-France

8 avril 2025