Voilà maintenant plusieurs années que des mesures législatives et réglementaires sont envisagées pour « réguler » les conditions d’exercice des médecins et singulièrement leur liberté d’installation. À l’origine de ces initiatives répétées, on retrouve le personnel politique – parlementaires ou élus des collectivités territoriales – ainsi que les maires, bien entendu. En effet, ces personnels politiques – en particulier à l’échelon local – sont soumis à des demandes pressantes de la part des administrés afin de leur « trouver un médecin ». Ces demandes ne cessent de croître ; au début des années 2000, alors que les premiers départs à la retraite sans successeur survenaient dans certains territoires ruraux particulièrement exposés, elles avaient conduit divers responsables de collectivités territoriales à initier des mesures incitatives ou des recrutements de médecins diplômés européens (mesures plutôt dispendieuses et d’efficacité questionnable).

Aujourd’hui, en 2025, alors que le nombre d’étudiants s’engageant dans les études de médecine a triplé en moins de vingt ans, la question de la disponibilité des médecins sur le terrain n’est toujours pas résolue ; il est vrai que la nécessaire douzaine d’années de formation complique la prospective. Par ailleurs, le risque d’un « trop-plein » de médecins, comme on en avait connu entre 1982 et 1998, commence à être évoqué dans le débat public, même si l’époque a changé… Bref, le sujet est délicat et complexe.

Pour tenter de l’éclairer, on peut développer les trois constats suivants :

  • l’historique qui conditionne encore aujourd’hui largement l’exercice des médecins ;
  • l’évolution épidémiologique en cours et les besoins des malades et de la population ;
  • le leadership professionnel et l’organisation du système de soin.

L’historique conditionne largement  l’exercice actuel des médecins

Cet historique s’est trouvé particulièrement bien illustré lors de la dernière négociation conventionnelle sanctionnée par l’accord liant les 110 000 médecins libéraux en exercice à l’Assurance maladie jusqu’en 2029. L’accord était intervenu au terme de plusieurs mois d’une négociation marquée par une vive contestation des médecins. En effet, après des années de crises larvées provoquées par des motifs variés au rang desquels les médias ont surtout retenu les « déserts médicaux » et une dégradation du statut social des médecins (dont certains sont, de surcroît, exposés au burn out), le rendez-vous tenu en 2024 avait révélé une opposition manifeste de plusieurs ­dizaines de milliers de médecins aux évolutions de leurs conditions d’exercice, singulièrement pour la médecine générale. 

Médecine générale à laquelle les missions de soins « primaires » (ou « de proximité » ou « de premier recours », selon le jargon des sphères dirigeantes, souvent mal perçu par les principaux concernés) ont été imprudemment ( ?) accolées depuis une bonne dizaine d’années. Cette opposition manifeste, inédite, mérite qu’on s’y arrête : que souhaitaient ces médecins ?

Au-delà de la revendication phare du « 50 euros », ces opposants résolus restaient attachés avant tout à la survivance de leur exercice traditionnel ; survivance par le biais de trois de ses caractéristiques résiduelles (dont on ne peut nier qu’elles peuvent constituer des attraits) : l’autonomie/individualisme de l’exercice, le paiement à l’acte et la liberté d’installation.

Or, au lieu de cela, c’est le contraire qui a été mis en avant par l’Assurance maladie dans la négociation, avec la promotion en ambulatoire d’un « exercice coordonné », à l’image de ce qui se passe dans l’ensemble des systèmes de soins des pays développés et – il faut le dire – à la satisfaction d’un nombre croissant de jeunes (ou de moins jeunes) praticiens en acti­vité, et en aval des patients eux-mêmes. Cet exercice coordonné signifie l’abandon de l’installation en cabinet isolé et le regroupement avec d’autres professionnels soignants et services sociaux, avec lesquels une coopération accrue est requise.

À ce stade, on peut rappeler que l’exercice libéral de la médecine continue d’être fondé sur les principes ­établis en 1927 et publiés dans une charte éponyme. Ces principes avaient été transcrits dans la loi républicaine et inscrits dans le code de la sécurité sociale en 1971, ­simultanément à la généralisation de la convention médicale (encadré). Pourtant, ces principes – pour autant qu’ils représentent des valeurs fortes – ont été à plusieurs reprises « écornés » au cours des vingt ou trente dernières années et s’accommodent mal des éventuelles dispositions d’organisation de l’exercice des médecins libéraux et, au-delà, de l’ensemble des professionnels de santé.

Si bien qu’il faut s’interroger sur l’opportunité d’adapter les valeurs sur lesquelles se fonde l’exercice médical et soignant, à l’instar de ce qui se produit depuis deux ou trois décennies dans la quasi-totalité des pays développés confrontés à des ­situations professionnelles, sociales et épidémiologiques proches des nôtres. Ces adaptations ont conduit pour l’essentiel à la définition d’un « new professionalism »1 au sein duquel sont réaffirmées les priorités de pertinence et de qualité des pratiques, d’attention au ressenti du patient et de coordination des soins, certes au bénéfice de chaque individualité, mais aussi à l’échelle de la population et du territoire, particulièrement dans une perspective préventive.

Évolution épidémiologique actuelle et besoins de la population

Chacun connaît l’évolution épidémiologique en cours, au point que le « défi des maladies chroniques » prophétisé – dans l’incrédulité – par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) dès les années 1990 est devenu un truisme. Le monde sanitaire et social est ainsi confronté de manière croissante à des malades chronicisés – atteints de maladies dont on ne meurt plus mais dont on ne « guérit » pas – progressivement polypathologiques, souvent bons connaisseurs de leurs affections, mais finalement vieillissants jusqu’à, le cas échéant, la perte d’autonomie. La charge qui en résulte en matière de ressources humaines et financières est telle que la soutenabilité des systèmes de santé dans l’ensemble des pays développés est menacée. 

En revanche, un autre texte de l’OMS, diffusé au début des années 2000, est resté davantage confidentiel. Ce document, daté de 2005 et intitulé « Former les personnels de santé du XXIe siècle - Le défi des maladies chroniques », établissait un lien entre les compétences des soignants et les besoins des patients ; on pouvait en particulier y lire : « Les problèmes médicaux et les pathologies aiguës continueront bien évidemment à requérir l’attention des dispensateurs de soins de santé, mais un modèle de formation uniquement axé sur la prise en charge de symptômes aigus apparaît de plus en plus comme insuffisant pour répondre aux problèmes posés par le nombre croissant de patients atteints d’affections chroniques. En réformant la formation, on peut élargir cette perspective, en y intégrant à la fois les considérations d’intérêt du patient et de continuité des soins (depuis la prévention clinique jusqu’aux soins palliatifs) [...]. Alors que l’on assiste à une progression rapide des problèmes de santé chroniques à l’échelle mondiale, la formation des dispensateurs de soins de santé n’a, d’une manière générale, pas évolué en conséquence. De nombreux auteurs ont noté que la formation, l’éducation et l’éventail des compétences des personnels de santé d’aujourd’hui n’étaient pas adaptés pour prendre en charge les patients atteints d’affections chroniques. Qui plus est, alors que de nombreux soignants traitent aujourd’hui au quotidien des patients souffrant de diabète, d’asthme ou de cardiopathies, ils indiquent qu’ils sont mal préparés pour coordonner ces soins et éduquer les patients atteints de ces maladies chroniques. La raison pour laquelle ces soignants sont mal préparés est très simple : la prise en charge des malades chroniques est différente de celle des patients souffrant de pathologies épisodiques. Les patients présentant des problèmes de santé chroniques ont besoin de soins qui soient coordonnés dans le temps et qui prennent en compte leurs besoins, leurs valeurs et leurs préférences. Ils ont besoin qu’on leur apprenne à s’autoprendre en charge pour prévenir les complications prévisibles et que les soignants comprennent la différence fondamentale qui existe entre une maladie passagère qui est diagnostiquée et soignée et une affection chronique qui demande à être gérée sur de nombreuses ­années. »

Ainsi, les maladies auxquelles sont confrontés les futurs médecins et autres soignants ont pour partie changé. Cela implique logiquement des réorientations dans la formation initiale, dans la répartition des compétences entre l’ensemble des soignants (et aussi des travailleurs sociaux) et dans l’organisation du système de soins. 

Leadership professionnel et organisation du système de soin

On le sait, pour le constater dans la totalité des secteurs professionnels : organiser un système, ou plus encore le réformer, requiert un leadership professionnel fort. Cependant, dans le secteur de la santé, ce leadership est plutôt déficient, parcellisé qu’il est, pour les seuls médecins, entre hospitaliers et libéraux ; et parmi les libéraux, entre spécialistes d’organe et généralistes ; et pour tous, par l’appartenance à une spécialité. À cela, il faut ajouter la vingtaine des professions de santé, d’effectifs variables (de quelques milliers pour les moins nombreuses à près de 700 000 pour les infirmiers) sans négliger les « nouveaux métiers » qui s’imposent depuis quelques années maintenant (pratiques avancées, assistants et coordonnateurs).

En résumé, ce leadership professionnel qui a historiquement été porté par quelques personnalités emblématiques – Robert ­Debré, Jean Bernard ou Jean Dausset, chacun à sa manière « conseiller du prince », mais dont l’époque est révolue – reste affaibli par la multiplicité des objectifs et des intérêts portés par les nombreux responsables professionnels, par nature attentifs à préserver l’intégrité de leur pré carré… Ainsi, les politiques et les administrations, aux échelons national et régional, peuvent être amenés à se sub­stituer aux professionnels, ce qui est souvent finalement dommageable…

Dans les pays voisins

Qu’en est-il alors des réformes menées dans les pays voisins ou comparables, comme dans le périmètre de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ? Dans ces pays, et dans le respect de leur culture propre, la promotion des soins primaires a été généralisée il y a déjà près de vingt ans.

À l’origine, on retrouve un certain essoufflement de la médecine de spécialités dont les plateaux techniques de plus en plus performants associés aux innovations thérapeutiques permanentes avaient dominé les années 1960 à 1990 et conduit à une désaffection progressive de la médecine générale. Combiné à une demande souvent confuse des malades pour échapper à des prises en charge trop segmentées, cela avait réouvert une voie à la synthèse et à la globalité du suivi médical et à la ­nécessité d’une coordination entre les différents intervenants (d’où l’apparition de réseaux de soins en France dès les années 1990). Là-dessus, le vieillissement des populations constaté dans ces mêmes pays développés, puis l’alerte sonnée par l’OMS dès 1995 annonçant « le défi des maladies chroniques » se sont traduits par cet avènement des soins primaires. Par ailleurs, depuis le début des années 2000, les soins primaires sont devenus l’alpha et l’oméga des politiques de santé promues partout dans le monde développé, incluant la mise en œuvre résolue d’approches préventives, ce qui à l’évidence dépasse largement les seuls médecins et professions de santé.

En France

Dans le cas particulier de la France, on peut s’arrêter sur les termes de « soins primaires ». Cette notion de « primary care » avait été promue par la pédiatre américaine Barbara Starfield ; elle correspond à une prise en charge en réponse à une demande initiale du patient (« first contact »). L’évolution a conduit les soins primaires à évoluer vers une prise en charge globale du patient, attentive à l’ensemble de ses besoins en santé et à leur suivi. Plus récemment s’y sont adjointes la continuité et la coordination des soins rendues nécessaires par la multiplicité des intervenants autour de malades vieillissants, chronicisés ou polypathologiques. On parle aussi de « premier recours » ou de soins « de proximité », la multiplication des termes pouvant conduire à des incompréhensions…

En réalité, la priorité affichée pour les soins primaires implique que le centre de gravité du système de soin se déplace de l’hôpital vers l’ambulatoire et que les diverses professions de santé exerçant en ville se regroupent, s’organisent et se coordonnent jusqu’à constituer des « équipes » pluriprofessionnelles où les contributions des un(e)s ou bien des autres sont, à l’évidence, appelées à être redistribuées, dans l’intérêt des malades.

Les difficultés inhérentes à ces deux changements radicaux ont pu être sous-estimées, tout comme la fluidité entre la ville et l’hôpital – ou bien l’inverse –qui  reste problématique.

Virage ambulatoire et pluriprofessionnel

Certains pays comme le Danemark ou l’Australie ont réussi à réduire les capacités hospitalières classiques. Aux États-Unis, ce sont les organisations hospitalières publiques ou privées qui ont limité le nombre de lits, pour investir massivement dans l’ambulatoire. De leur côté, les écoles ou facultés de médecine ont multiplié les programmes de formation pluriprofessionnelle ; certaines facultés se sont même transformées en faculté de santé pluripro*, où les étudiants des différentes filières apprennent ensemble à intervenir auprès des malades lors de mises en situation. Mais il faut du temps… 

Revaloriser les soins primaires !

Pour finir, on peut relire avec profit ce que Thomas Bodenheimer, universitaire californien, vieux routier des soins primaires et zélateur des PCMH (l’équivalent de nos maisons de santé) écrivait dans un article publié dans Annals of Family Medicine en septembre 2022.2 Sans surprise, il y constatait le sous-financement persistant des soins primaires en regard des autres secteurs du système de soin et plaidait pour un travail en équipe – essentiel pour éviter le burn out3 des médecins – auquel les diverses professions de santé et sociales restent inégalement préparées et motivées.Surtout, il déplorait que de nouvelles modalités de rémunération – à la fois attrayantes pour chacun et favorisant la meilleure coordination entre tous – tardent à être davantage promues par les financeurs publics et privés… 

* Les universités de Linköping (Suède), Maastricht (Pays-Bas), McMaster (Canada) et d’autres ont franchi ce pas depuis longtemps ; pour la France, ce sont les facultés de Bobigny dans les années 1980 et de Strasbourg plus récemment qui ont aussi pris ce virage. 
Encadre

Principes d’exercice de la médecine libérale

Les principes de l’exercice libéral sont aujourd’hui énoncés dans l’article L162 - 2 du code de la sécurité sociale dans les termes suivants : « Dans l’intérêt des assurés sociaux et de la santé publique, le respect de la liberté d’exercice et de l’indépendance professionnelle et morale des médecins est assuré conformément aux principes déontologiques fondamentaux que sont le libre choix du médecin par le malade, la liberté de prescription du médecin, le secret professionnel, le paiement direct des honoraires par le malade, la liberté d’installation du médecin, sauf dispositions contraires en vigueur à la date de promulgation de la loi 71 - 525 du 3 juillet 1971. »

On peut noter que le principe de l’entente directe – devenu caduque avec l’introduction du tarif conventionnel – a été remplacé en 1971, lors de l’inscription au code de la sécurité sociale, par le libre choix du lieu d’installation par le médecin – ce qui réduit d’autant le caractère historique et intangible le plus souvent accordé à cette liberté...

Références
1. Sox HC. Medical Professionalism in the New Millennium: A Physician Charter. Annals of Internal Medicine 2002;136(3):12.
2. Bodenheimer T. Revitalizing Primary Care, Part 2: Hopes for the Future. Ann Fam Med 2022;20(5):469-78.
3. Burn out avant tout lié aux conditions d’exercice et non pas au généraliste lui-même, comme cela est très bien montré dans une publication de 2023: https://bit.ly/44zRQ9m