Le rapport Lalonde fête ses 50 ans. Texte fondateur de la promotion de la santé publié au Canada, il avait révélé, statistiques à l’appui, que la bonne santé n’était pas seulement une affaire de médecine. Malgré l’accélération de la détérioration des systèmes publics de santé et l’aggravation des iniquités sanitaires depuis la pandémie de Covid- 19, cet anniversaire a été étonnamment peu souligné. Comment l’expliquer  ? Et pourquoi serait-il bon de (re)lire ces pages d’une étonnante modernité  ?

Le 1er mai 1974, le ministre de la Santé et du Bien-être social du gouvernement canadien, l’avocat Marc Lalonde, présentait devant la Chambre des communes du Parlement à Ottawa un document de travail de 82 pages intitulé «  Nouvelle perspective de la santé des Canadiens  ».1 Le «  rapport Lalonde  » est le produit d’une réflexion collective et interdisciplinaire qui avait démarré à l’été 1972 dans le giron de la Direction de la planification des services de santé (DPSS), chargée de l’évaluation des politiques et des programmes gouvernementaux en la matière. Les principaux artisans du texte, Hubert F. Laframboise, fonctionnaire de carrière à la tête de la DPSS,2 et le Dr Maurice LeClair, sous-ministre de la Santé depuis 1970, s’étaient adjoint le concours de consultants issus du monde ­médical, des sciences sociales, de la statistique et de la communication.

Que dit le rapport Lalonde  ?

Le rapport part d’un double constat  : non seulement les coûts de santé explosent dangereusement1 mais l’amélioration de la santé de la population canadienne n’est pas à la hauteur de l’investissement. Étayé par une pléthore de données épidémiologiques, le texte pointe la prédominance des maladies cardiovasculaires, en particulier chez les hommes, en lien avec «  l’obésité, l’usage du tabac, le stress, le manque d’exercice et les régimes à haute teneur en matières grasses  »3 qui expliqueraient aussi l’augmentation de plusieurs types de cancers ou de l’asthme. À partir de la notion de «  santé globale  », qui voit l’interpénétration de quatre dimensions (biologie humaine, environnement, habitudes de vie et organisation des soins),4 il y est proposé de penser la santé de façon «  intégrée  ». Influencés par les travaux du médecin, épidémiologiste et historien britannique Thomas McKeown qui relativisent la place de la médecine dans l’augmentation de l’espérance de vie depuis le XVIIIe siècle au profit d’une amélioration générale des conditions nutritionnelles et environnementales,5 ses auteurs insistent sur l’importance (d’une revalorisation) de la santé publique, de promouvoir la santé.

Cinq stratégies sont avancées, déclinées en 74 propositions d’action. Au-delà de campagnes de sensibilisation aux méfaits du tabagisme, de l’alcoolisme et de la surconsommation de psychotropes, le rapport prône la nécessité de soutenir la recherche non biomédicale sur l’environnement, d’optimiser l’efficience des soins par la redistribution des services (on y note un intérêt pour le développement de centres de santé communautaire) le développement d’infrastructures publiques susceptibles de soutenir l’activité physique et le renforcement de la régulation des aliments. Il propose également des pistes d’amélioration de l’information sur les médicaments médicaments d’ordonnance ou de développement de programmes sociaux modulés selon le statut économique. Rien de prescriptif ni de définitif : le document de travail a pour objectif de susciter la réflexion et le dialogue.

Succès international

Le pari semblait de prime abord perdu. Lalonde a essuyé les critiques de l’opposition qui dénonçaient le caractère flou et théorique du rapport. La santé est une prérogative provinciale au Canada et la question des transferts d’argent du fédéral aux provinces était particulièrement sensible à l’époque  ; les initiatives de santé communautaire qui ont eu le vent en poupe dans les années 1960 ont été mises à mal par les médecins tenant à protéger leur monopole et leurs salaires.6 La presse locale est demeurée muette.

Par contraste, le rapport Lalonde va vite résonner à l’étranger  : Laframboise avait commencé à écrire sur la santé globale en 1972  ; Lalonde avait présenté le concept devant l’Assemblée mondiale de la santé à Genève de 1973, suscitant apparemment l’engouement de son auditoire.7 Le directeur général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) de 1973 à 1988, le Dr Halfdan T. Mahler, y a puisé pour produire la déclaration d’Alma-Ata sur les soins de santé primaires (1978) qui fait la part belle à une approche intersectorielle de la santé à partir des besoins et des capacités d’action des collectivités. La «  méthode canadienne  » porte. Il faut dire que, à la différence de son voisin, le pays dispose d’une couverture sanitaire universelle et est reconnu pour ses innovations en matière de santé publique et communautaire.*

En novembre 1986, la première Conférence internationale pour la promotion de la santé se tient logiquement à Ottawa. La charte éponyme précise le fameux objectif de la «  santé pour tous  » (d’ici l’an 2000), qui insiste sur la santé comme ressource quotidienne visant l’équité.

Document «  de son temps  »

Révéré sur les scènes de la santé publique puis de la santé mondiale, le rapport Lalonde n’en est pas moins l’objet de critiques à partir des années 1980.8 Ses auteurs auraient été plus préoccupés par le coût de la santé que par son amélioration. On signale alors son accent moralisateur qui insiste sur une «  rectification des mauvaises habitudes de vie… auxquelles l’individu s’expose délibérément  »9 sans égards pour les conditions socio-­économiques et environnementales dans lesquelles celles-ci s’exercent, qui aurait pour effet de responsabiliser, voire de culpabiliser, les individus et de stig­matiser les plus vulnérables. Chantre d’une «  nouvelle santé publique  »10 qui envisagerait les vulnérabilités comme des facteurs de risque, le rapport ferait la promotion d’une biopolitique annonciatrice d’une néolibéralisation de la prévention.

Il est important d’éviter tout anachronisme. La ­réflexion de la DPSS est de son temps. L’épidémiologiste Abdel R. Omran vient de décrire le troisième et dernier stade d’une transition épidémiologique marquée par le recul des pathologies infectieuses au profit des maladies «  de société  »(cardiovasculaires, chroniques, dégénératives), une interprétation qui volera bientôt en éclats avec le VIH/sida.11 On est à l’heure de l’essor de la génétique et de la biologie moléculaire, d’une biomédecine de plus en plus technologisée (la tomodensitométrie [scanner] date de 1971) que le philosophe Ivan Illich considère iatrogène dans un essai iconoclaste paru en 1976.12 Les recherches restent embryonnaires sur le rapport environnement-santé, ce que souligne d’ailleurs l’équipe de Lalonde, s’interrogeant en outre sur l’étendue de «  l’aliénation sociale » liée à l’accélération de la productivité et aux médias.13

Le rapport Black, issu des travaux de la commission d’enquête sur les inégalités de santé menés par le Dr Douglas Black, l’un des piliers du National Health Service britannique, est présenté au gouvernement très conservateur de Margaret Thatcher en 1980  ; il est le premier à véritablement mettre l’accent sur les déterminants sociaux de la santé en plein deuxième choc pétrolier et en conséquence de politiques d’austérité très dures. Le travail au long cours de l’épidémiologiste britannique Michael Marmot en découlera dans les années 1990 avant de teinter les conclusions de la commission de l’OMS sur les déterminants sociaux de la santé qu’il préside de 2005 à 2008.14

Pourquoi (re)lire Lalonde en 2024  ?

Pour le dire autrement, le rapport Lalonde n’est pas à sacraliser  ; il n’est ni inventeur de la promotion de la santé ni porte-étendard d’une justice sanitaire intemporelle. Mais il s’inscrit dans une longue histoire de réflexions et d’initiatives en santé publique. Qu’il s’agisse de médecine sociale à la fin du XIXe siècle, de santé rurale dans l’entre-deux-guerres, des soins de santé primaires à la fin des années 1970 (devenus, dès 1982, soins «  sélectifs  » de santé primaires centrés sur quatre interventions ciblées),15 cette histoire n’en finit pas de rappeler que la santé n’est pas juste une affaire de médecine, de médecins, d’hôpitaux et de technologies de pointe toujours plus onéreuses, et qu’il faut l’aborder de la façon la plus inclusive intégrée et collective possible.

De toutes ces réflexions et expériences on ne tirerait finalement toujours pas d’enseignement  : le fait que l’on n’ait pas souligné le jubilé du rapport Lalonde au lendemain d’une pandémie virale dévastatrice qui a creusé les injustices sociales alors même que les systèmes publics de santé sont mal en point et que les coûts de la santé nous échappent (tel que ses auteurs le prédisaient) en dit long  : un silence évocateur d’une incapacité à envisager l’amélioration de la santé et le bien-être dans la durée, en aspirations partagées et pas en simple droit individuel.

D’ailleurs, le texte de 1974 n’est pas cité dans le «  rapport Chauvin  », déposé auprès du ministère des Solidarités et de la Santé en novembre 2021. «  Dessiner la santé publique de demain  » propose dix chantiers de refonte du champ et quarante propositions d’action. On y parle certes de préparation aux crises sanitaires (plutôt que de préventionde) et on y recommande de s’appuyer sur l’innovation d’abord scientifique et technique dont le numérique. Mais il y est aussi question de structurer «  une coopérative d’acteurs du secteur associatif permettant une lisibilité de l’offre de santé publique sur le terrain…[dont la] dimension participative[sera] accentuée au bénéfice de la démocratie sanitaire  », de valoriser des formations en santé publique interdisciplinaires et intersectorielles ainsi que la recherche dans le domaine.16

À lire le rapport Chauvin, on se dit qu’on aurait pourtant pu recycler certaines des propositions de l’équipe de Laframboise et du rapport Lalonde... À moindres frais, qui plus est  ! 

* Les trois médecins de l’équipe de la Direction de la planification des services de santé (DPSS), dont Leclair, sont passés par la Faculté de médecine de Sherbrooke, institution très progressiste portée par une santé communautaire forte avant de devenir un haut lieu de l’apprentissage par problèmes.
Références
1. Lalonde M. Nouvelle perspective de la santé des Canadiens, un document de travail. Ottawa, ministère de la Santé et du Bien-être social, 1974, p. 29.
2. Laframboise HH. Non-participative policy development: The genesis of a new perspective on the health of Canadian. Journal of Public Health Policy 1990;11(3):319-20.
3. Lalonde, op. cit., p. 15.
4. Lalonde, op. cit., p. 33.
5. McKeown T. An interpretation of the modern rise of population in Europe. Population Studies 1972;27(3):345.
6. MacDougall H. Reinventing public health: A new perspective on the health of Canadians and its international impact. Journal of Epidemiology and Community Health 2007; 61:956.
7. Hancock T. Lalonde and beyond: Looking back at a new perspective of the health of Canadians. Health Promotion 1986;1(1):94-100.
8. Buck C. Beyond Lalonde: Creating health. Canadian Journal of Public Health 1985;76:10-24.
9. Lalonde, op. cit., p. 15, 27.
10. Petersen A, Lupton D. The new public health: Discourses, knowledges, strategies. New York: Sage, 1996, 228 pages.
11. Omran AR. The epidemiological transition: A theory of the epidemiology of population change. The Milbank Quarterly;49(4):509-38.
12. Illich I. Medical Nemesis. The Expropriation of Health.Londres: Random House, 1976, 36 pages.
13. Lalonde, op. cit., p. 17-18.
14. Commission des déterminants sociaux de la santé. Combler le fossé en une génération : instaurer l’équité en santé en agissant sur les déterminants sociaux de la santé. Rapport final. Genève : OMS, 2009, 40 pages.
15. Cueto M. The origins of primary health care and selective primary health care. American Journal of Public Health 2004;94(11):1868.
16. Haut Conseil de santé publique. Dessiner la santé publique de demain. Paris : ministère des Solidarités et de la Santé, 2021, p. 6-8.

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