Certaines pratiques religieuses s’appuient sur la maîtrise de la respiration.
Sa modulation a des conséquences directes sur le rythme cardiaque, la pression artérielle, les sécrétions endocriniennes, la température...
Respirer semble naturel, inné, facile. Presque inconscient. Spontanément, nos poumons se gonflent d’air, puis se vident, selon un rythme régulier. Tout s’accélère au moment de l’effort physique ou du stress, tout se ralentit au repos ou durant le sommeil. La mécanique est bien réglée. Il y a certes ces maladies rares où le patient « oublie » de respirer (syndrome d’Ondine) ou toutes ces pathologies à l’origine d’anomalies du rythme ou de la puissance respiratoire (dyspnée).
Mais quel est le véritable sens du souffle ? Au-delà d’une simple vision physiologique de l’inspiration/expiration et du processus de l’hématose, quelle est l’anthropologie de la respiration ?
Rôle central pour éviter le développement de maladies reconnu dès l’Antiquité
Dans la civilisation occidentale, le souffle (pneuma) recoupe le sens religieux de l’esprit ou de l’âme. Je respire parce que je vis, je vis comme je respire. Et ce souffle est « souffle de vie ». Plus que des battements cardiaques – pas forcément audibles, et a fortiori visibles –, la respiration témoigne de la vitalité et dit aussi beaucoup de la force physique de l’individu.
Au-delà des souffles – éléments aériques/aériens – qui participent de la création du monde et de son organisation métaphysique pour les philosophes de l’Antiquité, les médecins se sont interrogés sur l’implication du souffle dans le vivant. Hippocrate disserte dans Les Vents (3 - 4, traduction Littré) autour du souffle comme support du feu intérieur, et comme élément majeur de l’organisme : « Le corps des hommes et des autres animaux est alimenté par trois sortes d’aliments ; ces aliments sont nommés vivres, boissons, souffles. Le souffle s’appelle vent dans les corps, air hors du corps. L’air est le plus puissant agent de tout et en tout ; il vaut la peine d’en considérer la force. (…) Quant aux êtres mortels, il est la cause de la vie chez eux et des maladies chez les malades ; et si grand est le besoin du souffle pour tous les corps, que l’homme, qui, privé de tout aliment solide et liquide, pourrait vivre deux ou trois jours ou même davantage, périrait, si l’on interceptait les voies du souffle au corps, en une brève portion du jour ; tant la nécessité du souffle est prédominante. »
Mais tous les physiologistes et philosophes ne s’entendent pas sur la fonction réelle du souffle : support du feu intérieur pour les uns (école hippocratique), refroidissement de ce même feu intérieur pour éviter qu’il ne brûle le corps et ne devienne délétère pour les autres (tradition aristotélicienne). En fondant ses théories sur les pratiques de dissection et d’observation clinique, Hérophile considère le souffle, prétendument aspiré par les poumons, puis contenu et transporté dans les artères, comme moteur de la cognition, du mouvement et des sensations ; pour lui, le pouls constitue la sensation de la contraction active des artères qui aspirent le pneuma.
Et, dès le premier siècle après J.-C., le souffle est au cœur d’un véritable courant de médecine antique (« école pneumatique ») dont les grands noms sont Athénée d’Attalie, Agathinos de Sparte, Hérodote, Magnus d’Éphèse ou encore Archigène d’Apamée. Pour eux, le souffle s’ajoute aux quatre humeurs constitutives de chaque individu (bile jaune, bile noire, phlegme, sang) et joue un rôle central en cela qu’il imprègne tous les tissus corporels. Mais tout déséquilibre du souffle, tant extérieur qu’intérieur, conduit immanquablement au développement des maladies. D’où l’importance de sa régulation et de la perpétuation de son harmonie.
Contrôler le souffle pour approcher le divin
Un des courants spirituels qui s’intéresse le plus au souffle, jusqu’à en théoriser le contrôle (lata’if), est le soufisme, cette branche mystique et ésotérique de l’Islam. La rétention du souffle est ainsi considérée comme un moyen de prolongation de la vie, tandis que ses modifications peuvent permettre de s’approcher du divin, comme dans les danses qui « éveillent le cœur » (Sema). Comparables aux « derviches tourneurs » de la lignée Mevlevi, les « derviches hurleurs » psalmodient pendant plusieurs heures un des noms de la divinité (dhikr), dans le cadre de pièces exiguës, selon un rythme de plus en plus rapide, jusqu’à l’extase. À ce moment-là, disent-ils (selon le témoignage que j’ai recueilli lors d’une de ces transes collectives dans un appartement surchauffé d’Istanbul, en 2012), ils « touchent la divinité du bout du doigt »… (figure). Souffle supérieur et souffle inférieur se rejoignent, s’unissent au souffle de la vie et permettent au soufi de devenir « l’esprit du temps » et d’accomplir un voyage spirituel, accédant à « la connaissance inspirée par Dieu ». Cet état d’extase peut même rejaillir sur les autres membres de la communauté avec un effet thérapeutique, comparable au pouvoir surnaturel des saints (marabouts). Mais attention à celui qui maîtriserait mal cette gymnastique des souffles, car il risquerait d’échauffer son corps ou d’assécher son cœur…
Si les yogis indiens retiennent leur souffle pour conserver leur énergie et prolonger leur existence, telle n’est pas la technique des adeptes du soufisme, qui comptent le temps de leur rythme d’inspiration/expiration par le nombre de saintes récitations qui sont invoquées dans chaque souffle (une formule dans un souffle, puis trois invocations, ensuite cinq et jusqu’à vingt et une dans le même souffle !). Méditation, prière et physiologie respiratoire sont ainsi mêlées pour parvenir à un état modifié de conscience. On n’est pas loin des techniques hypnotiques et de rééducation respiratoire employées en médecine occidentale. L’idée est toujours de coordonner de façon consciente les mouvements respiratoires et le reste des activités de l’organisme : penser sa respiration, redevenir actif de celle-ci, « maître du souffle ».
Miroir de l’âme mais également régulateur de la tempérance et de l’esprit, le souffle apparaît fondamental dans toute pratique de yoga et de méditation en pleine conscience. Sa modulation a des conséquences directes sur le rythme cardiaque, la pression artérielle, les sécrétions endocriniennes, la température et l’homéostasie. En général, maîtriser le souffle, c’est donc maîtriser et le corps et l’esprit, quels que soient le courant spirituel et le contexte chronoculturel auxquels on appartient. Au moment où le souffle a été dramatiquement attaqué par la pandémie de Covid- 19 (avec des séquelles pleuropulmonaires chez de nombreux patients), où se multiplient les prises en charge spécialisées (aérosols, oxygénothérapie, ventilation non invasive, réhabilitation respiratoire, etc.), savoir ce que le souffle signifie revêt une réelle importance.
Le sens de la vie
Un adepte du soufisme, que je voyais un jour en consultation, m’a fait le plus beau des cadeaux : il m’a demandé de répondre à une question très simple : « Quelle serait votre définition de la vie, juste en deux mots ? ». C’est un cadeau merveilleux car chaque jour de mon existence je cherche la réponse à cette interrogation, chaque jour je m’interroge en fait sur le sens même de la vie. Après maintenant presque dix ans, il est temps d’avouer que la réponse est peut-être tout simplement : « Le souffle ».