Un article du Lancet publié en janvier dernier suggère que l’utilisation des médicaments onéreux au bénéfice de certains patients se fait, au Royaume-Uni, au détriment du niveau général de santé de la population. Si la situation française est différente, l’escalade du coût des médicaments imposera-t-elle une priorisation des dépenses  ?

La question «  Les médicaments onéreux peuvent-ils compromettre un accès équitable de la population aux soins ? » a été récemment posée au Royaume-Uni dans un article du Lancet, tendant à considérer que l’utilisation des produits onéreux au bénéfice de certains patients se fait détriment du niveau général de santé de la population.1 Dans cette analyse rétrospective sur l’impact des nouveaux médicaments agréés par le National Institute for Health and Care Excellence (NICE) entre 2000 et 2020, les auteurs ont en effet constaté que les nouveaux médicaments admis (dont la moitié concernait l’oncologie) avaient certes généré 3,75 millions de QUALY (quality-adjusted life years : années de vie pondérées par la qualité) pour un coût de 75 milliards de livres sterling, mais qu’un tel financement aurait alternativement procuré un avantage de 5 millions de QUALY s’il avait été employé au bénéfice de la totalité des services de santé. Est-ce à dire que l’accès de certains patients à des médicaments onéreux compromet une utilisation équitable et efficiente des ressources disponibles et, qu’à budget contraint, les médicaments onéreux d’une minorité de patients pourraient compromettre la santé de la majorité, ne serait-ce qu’en privilégiant le curatif sur le préventif  ?

Amplification des dépenses en France

En France, le problème ne se pose pas en ces termes puisqu’à l’intérieur de l’enveloppe globale des ressources annuellement attribuées à la santé (objectif national de dépenses d’assurance maladie [Ondam] voté par le Parlement), la part réservée aux médicaments, non fongible avec les autres postes de dépense, est plafonnée, assortie d’une clause de sauvegarde au-delà de laquelle les industriels reversent le trop-perçu. Cette situation, à la différence de celle du Royaume-Uni, limite le problème de l’équité d’accès aux traitements onéreux, face à la répartition équitable des dépenses dédiées à différentes pathologies, au domaine spécifique de l’enveloppe dévolue aux médicaments. Ce qui ne signifie pas pour autant que le problème ne soit pas préoccupant.

Le système français de sécurité sociale garantit en effet, à ce jour, un accès équitable des patients aux médicaments, y compris onéreux, au sein d’une société solidaire. Il n’existe aucun rationnement ni frein au bon usage, ni lors de la fixation des prix des médicaments par négociation entre le Comité économique des produits de santé (CEPS) et les industriels, ni de seuil officiel de prise en charge à ne pas dépasser2 (relire «  Fixation du prix des médicaments en France  » dans La Revue du Praticien d’octobre 2019 et «  Coût des médicaments : une menace pour notre santé  ? » dans La Revue du Praticien de novembre 2022). Mais il est clair que nous sommes confrontés à une amplification des dépenses dues au vieillissement et aux polypathologies de la population, à laquelle s’ajoutent les coûts dus au progrès thérapeutique.

Part croissante des médicaments onéreux

Le nombre de médicaments onéreux ne fait que croître, tout comme le nombre de patients qui pourraient en bénéficier, ainsi que les durées de traitement, par exemple dans le cas de nombreux cancers. De même, l’Ondam croît d’année en année : avec 3,4  % d’augmentation par rapport à 2024, il atteindra (s’il ne les dépasse pas, comme c’est prévisible) 265,9 milliards d’euros en 2025. S’il est aisé de constater que la part dévolue au médicament n’est que de l’ordre de 12  %, le rapport d’activité 2023 du CEPS3 signale que le chiffre d’affaires global hors taxe des médicaments remboursables aura été de 36,54 milliards d’euros en 2023, en hausse de 9,3  % par rapport à 2022. Les nouveaux médicaments, souvent onéreux pour ne pas dire très onéreux, y sont pour une grande part, les pouvoirs publics n’ayant jamais mis de frein à l’accès des patients aux «  innovations  », quels qu’en soient les coûts. Face à la spirale inflationniste due à la rémunération du progrès et à la fixation de prix à des niveaux européens, il a semblé raisonnable, il y a quelques années, de compenser le coût élevé des innovations par la baisse des prix des produits matures et le recours aux génériques (décote de 60 %) et aux biosimilaires (décote de 40 %). Or cet espoir est loin de s’être réalisé : si la pénétration des génériques est effective, celle des biosimilaires est à la traîne. Leur nombre est loin de correspondre à celui des pertes de brevet, les fabricants déplorant la médiocrité de leur rentabilité. Quant à la baisse des prix des produits matures, elle constitue l’un des facteurs explicatifs de certaines pénuries et a pu parfois conduire, paradoxalement, à des réajustements à la hausse.

Faut-il hiérarchiser les dépenses  ?

Indépendamment du choix du type de risques à couvrir, la question se pose donc de la soutenabilité de dépenses croissantes dans un budget «  médicaments  » contraint, mais aussi de leur juste répartition au profit de l’ensemble des patients quelle que soit l’affection à traiter.4 Autrement dit, y a-t-il lieu de sanctuariser certaines dépenses au profit de certains patients mais au détriment des autres  ? C’est la question des coûts d’opportunité, sujet d’autant plus pertinent que nombre des innovations coûteuses mises à la disposition des patients atteints de certains cancers font suite à des autorisations de mise sur le marché (AMM) conditionnelles pour lesquelles la pression sociétale – et non seulement le niveau de preuve d’efficacité – joue un rôle5 et n’apporte concrètement que peu de bénéfices aux patients. Loin d’être disruptives, elles incitent alors à se poser la question d’une utilisation juste et responsable des ressources solidaires.

La maîtrise des dépenses de santé imposera-t-elle de faire des choix et de prioriser davantage certains groupes de patients, certaines pathologies  ? La détermination des populations cibles pertinentes des médicaments par la Haute Autorité de santé semble une garantie contre le rationnement et en faveur du bon usage dès lors qu’elle est fondée sur des motifs scientifiques. Mais que penser, par exemple, dans son premier avis favorable (il y a plus de dix ans) à la prise en charge du sofosbuvir -médicament alors considéré comme très coûteux-, de son choix de le réserver aux formes les plus graves d’hépatite chronique C : prudence ou tentative de rationnement qui ne disait pas son nom  ?

Le contexte budgétaire durable n’étant certainement pas favorable à l’accroissement des dépenses, la France n’échappera probablement pas à un débat de société sur le partage du progrès. Même si notre organisation sanitaire n’obéit pas aux mêmes règles que celles du Royaume-Uni, l’article du Lancet a le mérite de sensibiliser aux risques sacrificiels auxquels nous expose, à terme, la flambée du prix des médicaments innovants.

Une priorisation constituerait une transgression de la justice égalitaire

Le jour où il ne sera plus possible de soigner tous les patients à hauteur de leurs besoins (mais n’est-il pas déjà arrivé ?), il faudra se résoudre, bon gré, mal gré, à effectuer des choix de priorité. L’enjeu éthique sera de demeurer le plus juste possible dans la répartition des ressources limitées en médicaments. Le principe de justice égalitaire devra s’effacer, pour laisser place à la justice distributive qui consiste à optimiser les biens de santé en situation de contrainte budgétaire. En cas de «  rationnement  », une politique de priorisation devrait sans doute prendre appui sur des dispositifs existants d’attributions différenciées des ressources en santé déjà socialement acceptés, espérant toutefois ne pas en arriver à privilégier les patients par ordre d’antériorité («  premier arrivé, premier servi  ») comme cela se conçoit en cas de pénurie. Une priorité serait accordée aux malades les plus exposés à un risque de décès mais dont les chances de récupération seraient élevées. L’âge ne saurait être négligé : sans être à lui seul un critère de priorisation pertinent, il pourrait être indirectement pris en compte dans les calculs de scores de gravité, de même que dans ceux de la durée prévisible de survie, en particulier dans des cas de cancers après échecs de plusieurs lignes de traitement. À l’aune du principe de justice, si toutes les vies se valent, toutes les morts ne sont pas socialement perçues de la même façon : le décès d’un enfant malade suscite un sentiment d’injustice plus vif que celui d’un patient âgé. Mais quel que soit le critère retenu, la priorisation constituera une transgression de la justice égalitaire qui se situe au fondement du contrat social. Raison supplémentaire pour y réfléchir sérieusement et dès à présent…

Références
1. Naci H, Murphy P, Woods B, et al. Population-health impact of new drugs recommended by the National Institute for Health and Care Excellence during 2000-2020: A retrospective analysis. Lancet 2025;405:50-60.
2. Bouvenot G. Coût des médicaments : une menace pour notre système de santé ? Rev Prat 2022;72:941-4.
3. Comité économique des produits de santé (CEPS). Rapport d’activité 2023. Décembre 2024.
4. Paulen M. A framework for the fair pricing of medicines. Pharmacoeconomics 2024;42(2):145-64.
5. Bouvenot G. Réflexions sur l’évaluation des médicaments et leur mise à disposition face aux évolutions sociétales. Bull Acad Ntle Med 2024;209:49-56.

Dans cet article

Ce contenu est exclusivement réservé aux abonnés