La nosographie des troubles psychiques a été créée pour classer et organiser les troubles en catégories diagnostiques précises. Elle est un pilier historique de la psychiatrie. Initialement conçue pour standardiser la terminologie à des fins de recherche et de pratiques cliniques, elle rencontre aujourd’hui des limites de plus en plus manifestes. Les systèmes de classification, tels que le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM) dans sa version américaine et la Classification internationale des maladies (CIM) dans sa version internationale, sont critiqués pour leur rigidité, leur potentiel de stigmatisation, le lissage caricatural des variabilités interindividuelles et donc leur incapacité à saisir la complexité des troubles psychiques.

Influence des fondements politiques

Pour figurer dans les nosographies, un trouble doit être reconnu par une communauté scientifique, elle-même influencée par des enjeux sociopolitiques.

Par exemple, bien que les effets des conflits militaires et des violences faites aux femmes sur la santé mentale aient toujours existé, ce n’est qu’après la mobilisation des pacifistes et des féministes aux États-Unis que le trouble de stress post-traumatique (TSPT) a été intégré dans le DSM-III en 1980.

À l’inverse, l’homosexualité a longtemps été classée comme une « maladie mentale ». Ce n’est qu’en 1990, après des décennies de mobilisation et dans un contexte d’évolution des mœurs, qu’elle n’est plus considérée comme telle dans le DSM. 

Plus récemment, les recherches menées au Mexique et en France par le Centre collaborateur de l’Organisation mondiale de la santé (CCOMS) pour la recherche et la formation en santé mentale de Lille, conjointement entre chercheurs et personnes concernées, ont mené à la dépsychiatrisation de la transidentité ; cela a permis à l'OMS de la reclasser dans une catégorie relative à la santé sexuelle.

Le diagnostic de schizophrénie est également un exemple probant de la grande porosité des classifications en psychiatrie. Introduit par Eugen Bleuler au début du XXe siècle, défini étymologiquement et à tort comme « esprit fendu », ce terme stigmatisant a contribué depuis son invention aux prises en charge certes médicales mais surtout politiques et sociales de ceux qui en reçoivent le diagnostic. Aujourd’hui, l’usage du mot « schizophrénie » est largement dénoncé par les associations d’usagers et d’aidants, qui continuent d’alerter sur sa cristallisation des stéréotypes négatifs, l’entrave aux droits et l’exclusion sociale que le diagnostic entraîne. Certains pays ont décidé de ne plus utiliser ce terme, et le CCOMS porte dans la francophonie une démarche cherchant à aboutir au changement de concept et de nom. 

Faiblesse des fondements scientifiques

L’approche catégorielle des troubles psychiques ignore la complexité humaine. Par exemple, le diagnostic de TSPT peut être posé pour 636 120 combinaisons de symptômes différentes, englobant des personnes avec des parcours très variés. De plus, les critères diagnostiques du TSPT varient d’une édition à l’autre des nosographies, ce qui induit, de fait, une instabilité majeure du diagnostic. 

La nosographie de la schizophrénie peine également à saisir la diversité des parcours individuels. Sa construction présente peu de fiabilité et de validité, menant à des difficultés de consensus parmi les experts. Le coefficient kappa, qui mesure la fiabilité inter-juge, est souvent inférieur à 0,5 pour la plupart des pathologies, illustrant ainsi les divergences potentielles des cliniciens dans les diagnostics. Elle est probablement l’exemple le plus bruyant du manque d’utilité d’une classification et d’un diagnostic.

Perspectives d’évolution des nosographies

Pour réviser les classifications et progresser dans la recherche et les soins, d’autres modèles émergent : des modèles dimensionnels, qui intègrent le continuum et la complexité des troubles ; d’autres fondés sur l’identification des dimensions neurobiologiques et comportementales ; d’autres encore explorant des interactions directes entre les symptômes sans rechercher de cause unique sous-jacente. Néanmoins, ces approches soulèvent de nombreuses questions, souvent relatives à leur applicabilité clinique et aux implications éthiques liées à la collecte massive de données.

La recherche interdisciplinaire, intégrant des dimensions philosophiques, sociales et éthiques ainsi que la participation et la consultation systématique des personnes vivant avec un trouble psychique, est primordiale pour répondre aux préoccupations relatives à la nosographie des troubles psychiques.

L’évolution de la nosographie psychiatrique doit ainsi viser une transformation profonde de notre compréhension des troubles psychiques, sans jamais oublier d’atteindre les trois objectifs dont elle doit se doter : fiabilité, validité et utilité. 

Agir au-delà des nosographies

Le constat est évident : la tendance globale de notre société est à la psychiatrisation des comportements. Le DSM est passé de 60 diagnostics recensés dans sa version initiale à plus de 400 dans sa dernière version révisée. Il est ainsi beaucoup plus facile de faire son apparition dans le DSM plutôt que d’en sortir. 

En attendant des modèles satisfaisants – si tant est qu’on y parvienne un jour –, de nombreuses actions peuvent être menées pour améliorer la santé mentale des populations. En effet, le développement des actions de promotion en santé mentale, de déstigmatisation, de prévention et d’intervention précoce ainsi que celui des pratiques professionnelles en psychiatrie luttant contre l’exclusion sociale liée au port d’un diagnostic et soutenant le rétablissement des personnes concernées ne dépendent heureusement pas des subtilités nosographiques. 

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