L’histoire de la psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent (PEA) témoigne d’un dialogue rapproché et d’une articulation incontournable entre les secteurs sanitaire et social. Il a fallu attendre une évolution sociétale autour des représentations de l’enfance et de l’adolescence pour que leurs spécificités psychiques soient relevées, donnant naissance à la PEA comme branche spécialisée de la psychiatrie.
Naissance de la pédopsychiatrie
Auparavant, les enfants et adolescents « anormaux » étaient ainsi désignés par tous types d’écart de comportement confondus, en large référence à un adultomorphisme. Les prises en charge, essentiellement éducatives, concernaient aussi bien des enfants avec des troubles psychiques ou du développement que des enfants délinquants.1
La démarcation entre ces deux champs a suffisamment avancé, et les troubles psychiques chez les enfants et adolescents sont globalement mieux repérés et pris en charge par la pédopsychiatrie. Actuellement en France, l’offre de soins de la PEA hospitalière et ambulatoire est destinée à une population âgée de 0 à 18 ans, et pouvant éventuellement accueillir de jeunes adultes jusqu’à 21 ans.
Selon les estimations les plus récentes, environ 1,6 million d’enfants et adolescents français souffrent d’un trouble psychique, dont seulement la moitié bénéficierait de soins en pédopsychiatrie.2
Particularités des jeunes confiés aux services de protection de l’enfance
La prévalence des troubles psychiques chez les enfants accompagnés par les services de l’aide sociale à l’enfance (ASE) ou par la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) est cinq fois plus élevée que celle observée en population générale.3 - 5 En effet, ces jeunes sont plus vulnérables aux souffrances psychiques et aux psychopathologies sévères, compte tenu de leurs parcours de vie chaotiques et traversés par des ruptures relationnelles, maltraitances et négligences élémentaires, aux psychotraumas complexes. Force est de constater que l’état psychique et comportemental de ces jeunes reste un élément majeur de difficulté pour les services sociaux, qui peinent à mener à bien leur mission : retards d’apprentissages, comportements perturbateurs, états de crises émotionnelles, auto- et hétero-agressivité, agitations et faits de délinquance viennent largement perturber, voire empêcher, la conduite d’un projet d’accompagnement, de protection et d’éducation de qualité.
Ainsi, des défaillances dans la prévention et dans l’accès aux soins de ces enfants et adolescents produisent des zones d’inconfort dans l’interlocution entre ces deux champs pratiques et jettent une lumière crue sur la nécessité de création de nouvelles formes d’articulation.
Perpétuelle mise en tension partenariale
Sur le plan de la prise en charge des enfants et adolescents ayant des comportements difficiles, deux risques opposés sont identifiés : d’un côté, un défaut de « médicalisation », conséquence des difficultés d’accès au soin, largement connu et très aggravé par la saturation affichée des services de PEA ; de l’autre, une « surmédicalisation » avérée, entendue comme seule réponse possible aux comportements difficiles, principalement occupée par le besoin urgent d’hospitalisation en psychiatrie.
En résumé, le défaut de médicalisation mettant en difficulté les services sociaux, dépassés par les comportements débordants des jeunes au quotidien, s’oppose à une demande persistante de médicalisation, avec des attentes démesurées. Cette dernière est plutôt mal accueillie par les professionnels du champ sanitaire, qui craignent l’abus, l’instrumentalisation et l’utilitarisme.
Multiples champs d’intervention à mobiliser
L’enfant « incasable » est l’exemple parfait de la navrante mésentente entre les secteurs du soin et du social. Sa caractéristique principale n’est pas qu’il n’a pas de case mais qu’il est possible de le placer dans au moins trois cases différentes : sociale, sanitaire, judiciaire, voire bien souvent celle du handicap. Son « incasabilité » vient de la nécessité concomitante de l’intervention de plusieurs disciplines aux cultures différentes. Le renvoi d’un champ à l’autre devient, de fait, très facile : tout le monde a raison de penser que la prise en charge relève d’un autre champ que le sien.6
Comportements violents : source de tous les maux
L’élément qui perturbe franchement le partenariat effectif autour de ces situations est l’existence de la violence comportementale (réelle ou supposée, mais le plus souvent bien réelle), possiblement associée à des troubles mentaux caractérisés. Notre société la tolère bien mal, bien peu. Les comportements perturbateurs des enfants et adolescents, et surtout lorsqu’il s’agit de conduite d’agression, sont rejetés par tous les milieux : la famille, l’école et même par les professionnels. Médicalisation et judiciarisation deviennent la réponse à ce comportement perturbateur. Il s’agit d’un phénomène assez récent mais bien installé et en développement constant.
Par ailleurs, le recours à la psychiatrie – en particulier médicamenteuse et enfermante – pour des comportements perturbateurs est une pression incessante et assez effrayante dans son absence de limite ou de régulation. De même, la demande de réponse pénale face à ces comportements est aussi en inflation. Le personnage de Lebrac dans La Guerre des boutons serait peut-être aujourd’hui incarcéré, comme l’a supposé Bertrand Rothé (2009) dans son ouvrage intitulé « Lebrac. Trois mois de prison » qui dresse un tableau actuel laissant perplexe : ce n’est pas la violence des jeunes qui est accrue mais plutôt les résistances de la société et son inaptitude à y faire face.
Une offre de soin et de prévention insuffisante
Dans cette conjoncture, un rapport de la Cour des comptes de 2023 a estimé que l’offre de soin en pédopsychiatrie est inadaptée : baisse du nombre de pédo-psychiatres – en particulier dédiés à une activité de psychiatrie générale – et saturation des lits, elle-même consécutive à la baisse très importante de leur nombre ces trente dernières années.2 En outre, le nombre de passages aux urgences a augmenté de 65 % pour les troubles anxieux et tentatives de suicide. Le fait que les jeunes confiés à l’ASE tardent souvent à recevoir une prise en charge adaptée à leurs besoins multiplie les risques de passages à l’acte et, par conséquent, aux urgences.
Le bilan est qu’il n’y a pas assez de psychiatrie préventive et précoce (accueil facilité, accompagnement régulier et stable, support créatif, psychothérapies) et trop de psychiatrie d’urgence et de résolution de crise.
Ce constat est très coûteux, à tous les niveaux et dans tous les sens du terme : pour ces enfants et adolescents, par les risques de renvoi et de relégation ; pour les professionnels, isolés, faibles et désemparés ; pour les moyens matériels mobilisés, malgré tout, par les départements et les hôpitaux.
Nécessaire refonte de l’articulation entre pédopsychiatrie et protection de l’enfance
Au niveau social et juridique, la protection de l’enfance (PE) œuvre dans les domaines de la prévention, du repérage des situations de danger ou risque de danger et dans la mise en place de mesures de protection administrative ou judiciaire des mineurs : 310 500 mineurs et plus de 35 100 jeunes majeurs sont ainsi accompagnés.7
En 2021, la Haute Autorité de santé a publié une note de cadrage dédiée à l’initiation d’un travail conjoint entre les services de PE et de PEA.8 Celle-ci concernait « l’ensemble des bébés, enfants et adolescents accompagnés par l’ASE ou la PJJ susceptibles de bénéficier d’une évaluation, éventuellement suivie d’une prise en charge, par les services de pédopsychiatrie ».
Le 16e rapport de l’Observatoire national de la protection de l’enfance (ONPE), publié en 2022, a mis en évidence l’état de santé des enfants protégés et la place du sanitaire au sein de la PE, laquelle se situe depuis son origine au carrefour des champs judiciaire et social.9 Par la suite, une rencontre nationale entre les services de l’ASE et de la PEA s’est déroulée en septembre 2022 à Paris, à l’initiative de l’ONPE et de la Société française de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent et disciplines associées (SFPEADA). Elle a été l’occasion d’élaborer des réflexions collectives sur les enjeux de la prise en charge des enfants et adolescents en souffrance psychique suivis en PE et de favoriser un meilleur partenariat entre les services de PE et de PEA. Les débats ont révélé qu’une grande alliance de raison semble indispensable et possible. Des moyens supplémentaires ordinaires pour les deux terrains sont nécessaires pour diminuer avant tout la pression et avoir le temps de rencontrer les enfants, de s’en occuper et de réfléchir ; mais quelques engagements mutuels et conditions sont aussi indispensables. Il s’agit de construire un authentique plan départemental de la « santé mentale des enfants confiés », coporté par l’ASE et les secteurs de PEA, à destination de 3 000 enfants en moyenne par département.
Quels besoins en santé mentale pour ces jeunes ?
Les défauts de connaissance des professionnels de ville sur les caractéristiques des troubles psychiques des enfants et des adolescents, en général, sont indiqués comme une faille importante dans l’accès et l’offre des soins en pédo-psychiatrie.2
Concernant les besoins en santé de ces enfants et adolescents placés, sont constatées « des actions insuffisantes, trop peu intensives et tardives, mal coordonnées et pilotées » entre le sanitaire et le social.10 La multitude des facteurs aggravants trouvés dans le parcours de vie des jeunes placés rend cette tâche professionnelle encore plus complexe. En effet, la prévention en PE doit passer par une attention particulière portée sur les notions de « maltraitance », de « danger » ou de « risque de danger », ce qui englobe une large quantité de situations portant atteinte au bien-être de l’enfant, avec l’implication de plusieurs domaines (éducatifs, économiques, sociaux, sanitaires).
Un travail conjoint entre la PEA, la PE et des acteurs du soin primaire (Protection maternelle et infantile [PMI], pédiatres, médecins généralistes, professions para-médicales, etc.) serait à prioriser dans la prévention et l’accès aux soins des jeunes confiés. Ceci passe par une sensibilisation des acteurs de terrain sur les difficultés psychiques et relationnelles de ces enfants et leurs besoins en santé mentale.
On peut isoler trois sous-groupes d’enfants confiés selon leur profil en santé mentale : absence de trouble avéré, détresse psychique, coexistence de troubles mentaux et comportementaux.
Absence de trouble, le plus souvent
La majorité des enfants confiés n’a pas de trouble avéré. Cela ne signifie pas pour autant qu’ils sont faciles à vivre, calmes et sans difficultés affectives. Ils nécessitent attention et veille, d’autant plus lorsqu’ils sont très jeunes, notamment dans les premiers mois de vie.
Une consultation spécialisée annuelle pourrait suffire, ainsi qu’un accompagnement par des éducateurs et la possibilité d’un suivi psychologique simple sur demande.
Détresse psychique
Le deuxième sous-groupe correspond aux enfants en souffrance psychique durable ou récidivante, en difficultés scolaire et relationnelle, en proie à de grandes crises comportementales ou à des conduites à risque ponctuelles, en particulier autour de la puberté.
Les troubles sous-jacents sont d’ordre anxieux et dépressif, souvent associés à une dysharmonie cognitive. Ils sont en insécurité psychique et dans une situation d’attachement insécure qui se traduit largement par les comportements dits perturbateurs.
Ces différents troubles affectifs, émotionnels et comportementaux sont le plus souvent associés, à part et en intensité variables au cours du développement. L’état est aggravé par les ruptures de placement et les changements de figures éducatives, eux-mêmes renforcés par les comportements d’opposition parfois violents, faisant fuir les professionnels. C’est pour eux que le travail est le plus grand car ces jeunes sont nombreux (près de la deuxième moitié des enfants confiés) et nécessitent accompagnement, rééducation et suivi psychothérapiques durant plusieurs années, avec des figures stables. Une réflexion lente et profonde doit être menée entre l’ASE, les secteurs de pédo-psychiatrie et leurs tutelles pour rendre l’accès possible et protégé.
Par ailleurs, des lits « de crises » sont aussi indispensables et doivent être accessibles sans difficulté lors des moments de débordement. Ils doivent être prévus pour une courte durée (quelques jours) et savoir accueillir les référents éducatifs rapidement pour organiser la suite.
Troubles mentaux et comportementaux sévères
Le groupe des enfants et adolescents porteurs de troubles mentaux et comportementaux externalisés sévères et durables correspond grossièrement au qualificatif, lui-même caricatural, d’« incasable ». Cette catégorie ne représente qu’une faible part (5 à 20 jeunes par département, selon nos études), mais a un immense pouvoir de désorganisation institutionnelle et interinstitutionnelle.
Ces enfants et adolescents nécessitent de disposer de lieux stables pendant plusieurs mois, impliquant d’importants moyens sanitaires et éducatifs (plusieurs professionnels par enfant). Le petit nombre d’enfants concernés rend en général le projet financièrement possible, d’autant plus si des effets favorables sont constatés sur le reste du partenariat.
Construire ensemble
Au-delà des réponses institutionnelles, une démarche permanente d’enseignement et de recherche serait un liant et un levier majeur pour maintenir l’intérêt et la compréhension mutuelle des deux champs professionnels. Il est impératif de proposer à ces enfants des modalités de soins innovants, issus de la recherche médicale et/ou éducative. Cette alliance doit être enrichie par les apports de la sociologie, des diverses approches de la psychologie, des neurosciences autour notamment du nouveau concept de psychotrauma complexe (CIM- 11, 2021), tout en prenant la précaution, comme pour tous les nouveaux concepts, de ne pas en faire une mode. Cette alliance entre PE et PEA doit être organisée et doit savoir s’articuler aussi avec les soins primaires, la pédiatrie et la médecine générale. C’est l’objectif des expérimentations dans ce champ, comme « Santé protégée » : née à Nantes, puis lancée au niveau national en 2019, cette expérimentation vise à offrir aux enfants protégés un meilleur accès aux soins par un parcours de soins coordonné.
Enfin, et de surcroît, porter une grande attention à l’état psychologique des enfants confiés pourrait permettre de mieux repérer puis d’aider spécifiquement ceux qui ont de grandes capacités intellectuelles et affectives. Des réussites au-delà de l’ordinaire sont des exemples que nous avons déjà rencontrés et dont nous nous inspirons, et permettent de nous rassurer longtemps. Au-delà des conflits entre équipes, c’est bien le sentiment d’espoir qu’il faut retrouver, porté par le sentiment d’utilité, de force et de bienveillance envers ces enfants qui, au milieu de leur parcours chaotique et malheureux, ont rencontrés des professionnels engagés.
Pour en savoir plus
Il existe un guide de repérage des souffrances psychiques et troubles du développement consultable à cette adresse : https ://bit.ly/48Ywe75
Le document « Quand les enfants vont mal : comment les aider ? », élaboré par le Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge peut aussi être consulté : https ://bit.ly/3A9nE8j
Ressources de l’Assurance maladie : https ://bit.ly/3UYAw8F
2. Cour des comptes. Rapport « La pédopsychiatrie : un accès et une offre de soins à réorganiser ». 2023. https://bit.ly/3BXkSnh
3. Bronsard G, Alessandrini M, Fond G, et al. The prevalence of mental disorders among children and adolescents in the child welfare system, a systematic metanalysis review. Medicine 2016;95(7):e2622.
4. Bronsard G, Lançon C, Loundou A, et al. Prevalence Rate of DSM Mental Disorders Among Adolescents Living in Residential Group Homes of the French Child Welfare System. Children and Youth Services Review 2011;33(10):1886-90.
5. Bronsard G, Lançon C, Loundou A, et al. Quality of Life and mental disorders in adolescents living in residential group homes of the French Child WelfareSystem. Child Welfare 2013;92(2):47-73.
6. Bronsard G. Entre pédopsychiatrie et éducation spécialisée : la proximité se dose. Réflexions et engagements autour des adolescents mal dits « incasables ». Nîmes : Champ social, 2020.
7. ONPE. Les données chiffrées produites par l’ONPE (en ligne). 2023.
https://tinyurl.com/43a4wvre
8. Haute Autorité de santé. Coordination entre services de protection de l’enfance et services de pédopsychiatrie. Note de cadrage. 2021. https://bit.ly/3YwU5H6
9. ONPE. Actes de la journée nationale PEA-ASE. 2022. https://tinyurl.com/32tzu4tp
10. Inspection générale des affaires sociales. Évaluation de la politique de prévention en protection de l’enfance. 2019. https://tinyurl.com/3rj42vya