L’inceste entraîne des conséquences morbides connues et relativement bien étudiées. Qu’en est-il de l’incestuel, ce climat relationnel pathologique au sein duquel la confusion des générations, des places et des rôles empêche le développement individuel ? Comment le soignant ou l’intervenant extérieur peut-il repérer cette dynamique pathogène dans des familles au fonctionnement en huis-clos ?

Chaque année, 160 000 enfants seraient victimes de violences sexuelles en France, soit au moins deux enfants par classe. L’agresseur est le plus souvent un membre de la famille ou de l’entourage proche : pour huit victimes de violences sexuelles sur dix, il s’agit d’un inceste.1 Cette prévalence des violences sexuelles sur les mineurs est difficile à établir formellement et est donc sous-estimée. Pourtant, les conséquences et le retentissement fonctionnel sont majeurs sur de multiples plans (psychiques, psychiatriques, somatiques, sociaux).

Dans le polymorphisme de ces vio­­lences, les conséquences de l’inceste sont fréquemment étudiées, mais celles liées à l’inces­tualité sont moins connues et donc moins repérées. Dans le climat sociétal actuel, la parole se libère et se médiatise, les silences se verbalisent, les secrets se révèlent, et la notion de consentement se précise. Il semble donc important de positionner et de définir le climat familial incestuel et de le différencier de l’inceste. Pour cela, il est utile de proposer des critères d’évaluation permettant d’évoquer et d’objectiver ce climat et, plus généralement, d’étudier et de définir ces dynamiques familiales pathogènes.

Définition du concept d’incestuel

Le concept d’incestuel, théorisé et développé par Paul-Claude Racamier,2 désigne un climat psychique et interactionnel familial où règne une confusion des individus, des générations, des places et des rôles et donc des registres relationnels. L’incestuel est un défaut de définition et d’intégration des limites entre les individus et entre les générations, alimentant le secret, se traduisant par l’intrusion dans l’intime. Ce climat incestuel, qui porte l’empreinte de l’inceste sans passage à l’acte « génitalisé », se centre sur des agirs équivalents non génitalisés2 et devient un mode relationnel prévalent enfermant et empêchant la différenciation individuelle et le développement de l’enfant.

Ce climat incestuel instaure une modalité relationnelle permanente où l’enfant est investi, par un parent ou les deux, comme un objet et non comme un individu à part entière.

Les familles organisées sur ce mode de fonctionnement pathologique sont caractérisées par :2 

  • des relations parents-enfants empreintes de « séduction sexuelle », empêchant la séparation psychique de et avec l’enfant et bloquant l’évolution vers son autonomie ;3
  • un fonctionnement en autarcie ;
  • une façade trompeuse d’adaptation sociale ;
  • des individus non liés mais « ligaturés » ;
  • une interdiction de penser, de savoir par soi-même ;
  • la présence d’inceste et d’incestuel.

Distinguer l’inceste et l’incestuel

Le terme inceste vient du latin incestrum signifiant non chaste, souillé, impur. L’inceste se caractérise par la spécificité du lien entre l’auteur et la victime : le lien familial (lien psychique de filiation et d’affiliation) et ses modalités relationnelles intersubjectives. L’inceste implique un passage à l’acte sexuel entre un enfant et un membre de sa famille. La relation incestueuse qualifie donc la relation, transgressive et illégale, qui se noue entre un auteur et sa victime.

L’inceste et l’incestuel ne relèvent pas du fantasme (« inconscient ») mais de l’agir conscient avec, dans le cadre de l’incestuel, des équivalents d’inceste « comme un substitut déguisé non parlé mais agi »2 sur des interactions familiales parfois fortement érotisées ou plus simplement des actes concrets et insidieux du quotidien (tableau 1).

Comment évaluer le climat d’incestualité ?

Pour certains auteurs, l’inceste émo­tionnel (terme anglo-saxon pouvant correspondre à l’incestuel de Racamier) résulterait d’une triple conjonction : un système familial dysfonctionnel, des modèles intergénérationnels spécifiques et un certain environnement culturel et économique singulier.4 Ces familles « incestuelles » ne sont pas uniquement caractérisées, de façon simpliste et caricaturale, par la visibilité exhibée d’une promiscuité, du non-respect de l’intimité ou du partage de la sexualité familiale.5 Elles fonctionnent aussi « en façade hermétique suradaptée ».2 Pour le clinicien, repérer ce fonctionnement familial devient dès lors un véritable défi : l’incestuel se met en œuvre et s’observe dans et depuis l’autarcie familiale.3 

Des auteurs se sont intéressés à cette problématique. Ainsi, Mol­trecht et al.6 ont proposé douze critères, développés et adaptés à partir du « climat incestuel » de Racamier, évalués en population clinique sur des jeunes orientés en Institut thérapeutique éducatif et pédagogique (ITEP) [encadré].

Cimsir et al.4 ont étudié une échelle d’évaluation de l’inceste émotionnel (« emotional incest »), plutôt centrée sur l’impact de l’incestuel sur les enfants devenus adultes, en étudiant deux types de facteur : le « rôle marital par procuration » et le « degré d’insatisfaction de l’enfance ».

Pour le clinicien, il s’agit d’étudier le climat psychique et interactionnel familial et de repérer la présence d’« incestualité » en le structurant en quatre types de para­mètre :2 

  • la confusion des espaces physiques intrafamiliaux ;
  • la confusion des espaces psychiques intrafamiliaux ;
  • l’intrusion et le degré d’intimité et de pudeur ;
  • le secret et les modalités des interactions du corps familial avec des tiers.

Confusion

L’incestuel, c’est la confusion, source de défaut d’identification qui repose sur plusieurs confusions fondamentales des espaces physiques et psychiques menant à une « impossible séparation »2 non permise par les parents. Tous les membres de la famille sont enfermés à l’intérieur du système, au profit d’une unité fusionnelle de type « magmatique » et donc confusionnelle et menant à une absence de différenciation individuelle et familiale.

Existe alors une confusion :

  • des individus, avec une absence d’individuation et d’inter-individualité, formant une unité symbiotique ;
  • des générations avec un brouillage des rôles parentaux et filiatifs. Les distinctions intergénérationnelles sont aplanies ou inversées (par exemple, un fils élevé par ses grands-parents, qui rencontre ponctuellement sa mère, considérée comme une « sœur ») ;
  • des places (espaces physiques et psychiques occupés) entraînant une confusion ;
  • des rôles théoriquement liés à la fonction de l’individu dans le groupe (absence de distinction des places, inversion ou interchangeabilité des fonctions dans la famille [par exemple mère sortant en boîte de nuit avec sa fille, rôle de confidente ou père dormant dans le lit de sa fille, car en conflit avec son épouse]) ;
  • des registres relationnels, source de mélange entre affection et sentiments amoureux, entre tendresse et sexualité.7
 

La confusion génère un défaut de reconnaissance de la limite marquant une absence de frontière entre les individus et entre les générations d’une même famille. L’unique frontière délimite le dedans et le dehors de la sphère familiale.

Intrusion

L’incestuel, c’est l’intrusion, caractéristique majeure de ce climat familial. L’espace physique, psychique et même virtuel de l’enfant est constamment envahi. L’absence de l’intégration et du respect de la pudeur dans le cadre familial, les gestes ambigus, les discours ou comportements érotisés, une exhibition normalisée du corps et de la sexualité, des contacts partagés par tous sont autant d’intrusions actées par le regard, les gestes, le sonore, et qui traduisent une absence de respect des limites individuelles. L’enfant peut en quelque sorte être « exposé » pour subir des abus par personne interposée. À l’opposé, le corps familial est « pudique » avec l’extérieur, dans une forme de collusion familiale.

Autarcie et secret

L’incestuel, c’est l’autarcie et le secret. La rencontre avec les membres de ces familles se caractérise par des manifestations d’hostilité envers les soignants ou les éducateurs et peut se traduire par une forme de « pudeur de l’intimité commune familiale » sur un quotidien fondé sur la négation des comportements inadaptés. L’incestualité se perpétue à travers des secrets familiaux, notamment autour des transgressions de certains membres de la famille (incestes passés, violences, violations de normes sociales). Ces non-dits, cette opacité défensive de ces systèmes familiaux contribuent à la transmission de la pathologie relationnelle d’une génération à l’autre. Racamier note que « l’inceste dans une génération induit des ravages incestuels dans les générations suivantes ».2 La transmission transgénérationnelle de l’incestualité empêche le processus de différenciation psychique, maintenant les individus dans une répétition « inconsciente » des mêmes schémas familiaux.

Quand l’évoquer  ? Quand la rechercher  ?

En pratique clinique, le praticien peut être confronté à de multiples situations faisant évoquer ou constater des maltraitances : certaines de ces situations sont des maltraitances physiques et/ou sexuelles évidentes, verbalisées, visibles. Dans d’autres cas, le médecin, le soignant observe des signes indirects évocateurs  :

  • des éléments de langage familial particuliers, emploi du « on » indifférencié, pas de prévalence du « je » ;
  • un arbre généalogique complexe à établir, témoignant de la confusion des rôles et des places ;
  • des conduites instinctuelles dysfonctionnelles chez un enfant : au niveau de l’alimentation (peu d’autonomie alimentaire, restrictions alimentaires, existence d’un trouble spécifique des conduites alimentaires) ; au niveau de l’hygiène, notamment intime (lieu et rythme inadaptés, pas de pudeur, pas de respect de l’intimité, surimplication parentale) ; concernant le sommeil (lieu de sommeil inadapté, qualité du sommeil perturbée, présence de cauchemars, troubles sphinctériens persistants, intrusions sonores) ;
  • des conduites inadaptées d’hypersexualisation ou hypererotisées, des comportements sexuels problématiques avant 12 ans, des comportements sexuels inadaptés ;
  • le port de vêtements non adaptés pour l’âge de type « infantile  » ou « provoquant » choisis par les parents ;
  • un isolement de l’enfant, avec un repli, des habiletés sociales peu efficientes, une vie paucirelationnelle avec les pairs (anniversaires non fêtés, les amis ne viennent pas à la maison, l’enfant ne va pas chez les autres), avec un contrôle parental rigide ;
  • une implication familiale dans des soins somatiques surinvestis, intrusifs, inadaptés, prolongés ;
  • une impossibilité de recevoir le ou la jeune patient(e) seul(e) dans le cabinet avec un obstacle ou un filtre « parental » dans l’accès aux soins ;
  • une révélation récente d’un secret familial banalisé par les parents.
 

Au-delà de l’évaluation d’un climat incestuel, il s’agit toujours de protéger l’enfant, de le prendre en charge sur un plan médical et psychologique et de faire une information préoccupante ou un signalement si nécessaire. Il ne faut jamais rester seul dans ces situations et mobiliser les ressources territoriales spécifiques (unité d’accueil pédiatrique pour l’enfance en danger [UAPED], centre de ressources pour intervenants auprès d’auteurs de violences sexuelles [CRIAVS], services sociaux et de soins…).

Une grille de repérage qualitatif est proposée (tableau 2). Il ne s’agit pas pour l’instant d’évaluer un niveau quantitatif d’incestualité mais plutôt de préciser des modalités de fonctionnement familial. Ces critères ne sont pas exhaustifs et sont donnés à titre d’exemple. La présence d’un seul critère ne permet pas de qualifier un fonctionnement pathologique et doit toujours être évaluée en fonction du contexte.

Dysfonctionnement familial empêchant le développement individuel

L’incestualité est donc ce climat relationnel pathologique au sein duquel la confusion des générations, des places et des rôles empêche le développement individuel. Bien que distinct de l’inceste génitalisé, il repose sur une relation d’emprise omniprésente, entravant la séparation psychique et notamment le développement de l’enfant. L’évaluation de ces dynamiques familiales, tout en protégeant toujours l’intérêt supérieur de l’enfant, permet de mieux comprendre la transmission transgénérationnelle de ces mécanismes et d’envisager des pistes thérapeutiques, notamment systémiques, pour aider les individus à se différencier de leur héritage incestuel et se diriger vers une dynamique de changement et d’autonomie. Les critères d’évaluation proposés permettent de repérer et d’explorer la modalité familiale dysfonctionnelle. 

Des études futures pourront corréler des niveaux ou des modalités d’incestualité à la survenue ou non de violences et de maltraitances infantiles et leurs conséquences sur l’adulte en devenir.

Encadre

Douze items pour identifier un climat incestuel : critères de Moltrecht

  • Dort dans la chambre parentale
  • Proximité physique excessive (avec ses parents)
  • Attention excessive au corps du jeune (de la part de ses parents)
  • Promiscuité
  • Non-respect d’un lieu intime pour la toilette du jeune (de la part de ses parents)
  • Non-autorisation à penser par soi-même (ou maintien d’une situation aboutissant à cela)
  • Confidence concernant la vie affective et sexuelle (avec ses parents)
  • Attention excessive à la sexualité du jeune (de la part de ses parents)
  • Confusion des places (de part ou d’autre)
  • Exhibition (comportement d’)
  • Sexualité par procuration (de part ou d’autre)
  • Intrusion dans l’intimité (de part ou d’autre)
D’après la réf. 6. 
Références
1. Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (CIIVISE). https://www.ciivise.fr/ 
2. Racamier PC. L’inceste et l’incestuel. éd. originale 1995. Dunod 2010.
3. Racamier PC. L’incestuel. L’Empan 2006;62:39‑45.
4. Çimşir E, Akdoğan R. Childhood Emotional Incest Scale (CEIS): Development, validation, cross-validation, and reliability. Journal of counseling psychology 2021;68(1):98–111.
5. Viaux JL. Bien distinguer inceste et incestuel. Dossier « Familles incestueuses ». Santé mentale 2022;271:82‑8.
6. Moltrecht B, Aymeric S, Sautiere E, et al. Climat incestuel : proposition d’objectivation des critères de définition à partir de jeunes orientés en institut thérapeutique, éducatif et pédagogique (ITEP). Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 2019;67(2):81‑8.
7. Ferenczi S. Confusion de langues entre les adultes et l’enfant. Dans Psychanalyse, Œuvres complètes (tome 4, 1927‑1933, p. 225). Payot, 1982 (texte original publié en 1932).

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Résumé

Au sein des violences sexuelles et des maltraitances, l’inceste, dont la fréquence est probablement sous-estimée, est responsable de conséquences morbides connues et relativement bien étudiées. Qu’en est-il de l’incestuel ? Quel climat familial dysfonctionnel caractérise ce concept défini par Paul-Claude Racamier  ? En quoi se distingue-t-il de l’inceste  ? Il s’agit d’une dynamique familiale fusionnelle hermétique dans laquelle règne un défaut d’intégration de la limite entraînant la confusion des espaces physiques et psychiques entre les individus et les générations, le non-respect de l’intimité et de la pudeur, des relations dysfonctionnelles vis-à-vis du monde extérieur. Comment le soignant ou l’intervenant extérieur peut-il repérer dans ces familles à fonctionnement en huis clos ce climat pathogène  ? Des critères d’évaluation permettent d’identifier et d’évaluer ce climat incestuel en explorant ses quatre dimensions. Ce travail nécessite d’être confirmé par d’autres études en pratique clinique mais permet déjà de sensibiliser les soignants à la détection et à l’exploration de ces modalités familiales mortifères.