Promouvoir le développement durable en santé est en enjeu essentiel. L’accord de Paris oblige notre système de soin à développer des stratégies pour réduire son empreinte carbone dans des proportions qui seront forcément contraignantes. Il est aussi urgent de limiter l’impact environnemental global des soins et de promouvoir des pratiques et des comportements durables. à cet égard, le système de santé doit faire preuve d’exemplarité en veillant à ne pas compromettre la santé de ceux qu’il s’engage à soigner. De plus, la médecine de ville comme les établissements de santé seront soumis à des phénomènes climatiques extrêmes (sécheresses, canicules, inondations, cyclones…) qu’il faut anticiper. Ceci pour soigner durablement.1

Il est aussi primordial que les dispositifs sanitaires renforcent leur résilience face aux contraintes liées au réchauffement climatique et imaginent des plans d’adaptation. 

Comment adapter rapidement les logiques de soin alors qu’actuellement le système de santé français reste totalement dépendant des énergies fossiles et des ressources minérales importées à 100 % ?2 

Au-delà des réflexions techniques et comptables des activités de soin, n’est-ce pas toute une partie de l’éthique médicale qui pourrait être chamboulée par ces nouveaux paradigmes écologiques ? Si la sobriété paraît nécessaire, elle doit être anticipée et expliquée car elle risque de faire bouger les repères de l’éthique du soin. Elle pourrait aussi être vécue comme brutale et générer conflits ou frustrations, en raison d’arbitrages imposés aux patients et aux soignants.

Aujourd’hui, le système de soin français reste fondé sur la solidarité nationale et sur le remboursement de la plupart des traitements utiles, malgré une pression croissante du ministère de la Santé pour transférer les charges des régimes obligatoires vers le privé. 

Évolution de la relation soignant-soigné

La relation soignant-soigné s’appuie principalement sur le souci de l’autre, qui confie au soignant sa vulnérabilité et dont la souffrance interpelle dans l’instant présent. L’éthique médicale est essentiellement une éthique individuelle fondée sur un face-à-face qui engage le médecin pour son patient. L’obligation de moyens pèse parfois de façon inadaptée sur les médecins, alors qu’initialement elle les décharge d’une obligation de résultat ou de guérison. Elle ne se définit pas comme un tout pour le tout. « Je ferai tout pour soulager la souffrance du patient », dit Hippocrate, mais pas tous les moyens pour éviter sa mort. Aujourd’hui, la technique, le digital et le développement ultrarapide de nouveaux médicaments ou dispositifs médicaux innovants mettent à la disposition des patients et soignants des moyens particulièrement importants et sophistiqués. En Occident, ces moyens ont permis de vivre toujours plus longtemps en bonne santé. 

Conséquences sur le système de soins

Ces moyens résisteront-ils à la sobriété (souhaitée ou subie) ? Car, même si l’on décide de ne pas contraindre la santé à cette sobriété, le système de soins sera rattrapé par les contraintes du dérèglement climatique.1 La production de principes actifs dans des pays à risques géopolitiques et climatiques accrus (Inde, Chine…) ou l’augmentation du coût de l’énergie et des matières premières pourraient, à terme, ralentir la production de médicaments, notamment ceux à faible marge bénéficiaire. 

En outre, il faudrait justifier que la santé de certains est prioritaire, alors que les conséquences et les problématiques du dérèglement climatique concernent, à l’échelle planétaire, tous les autres. 

Responsabilité et éthique médicale

Tenter de répondre à ces interrogations plonge dans une aporie fort inconfortable. Toutefois, iI est permis d’espérer : ces problématiques écologiques peuvent pousser à penser une éthique médicale plus collective et plus équilibrée, soucieuse de la responsabilité de chacun envers le vivant et envers la santé du plus grand nombre, dans un objectif de justice distributive. Cette éthique collective n’est pas nouvelle, puisque, pour des raisons économiques, philosophiques, ou politiques, la notion de bien public a été discutée depuis des décennies, bien avant les problématiques climatiques. Dès les années 1970, le philosophe Hans Jonas questionnait l’éthique médicale, dans le contexte historique particulier des expérimentations médicales réalisées par les nazis puis lors de la catastrophe atomique d’Hiroshima. Jonas soulignait déjà la dialectique entre une éthique médicale de l’intention et une éthique des conséquences qui s’affranchirait de « l’anthropocentrisme* brutal caractéristique de l’éthique traditionnelle ».3 Selon lui, « la responsabilité médicale va plus loin que la responsabilité technique propre à la profession et que la relation singulière entre le médecin et son patient ».4 Elle engage le médecin pour l’humanité. « L’image d’une relation singulière entre le médecin et le patient, tout comme s’ils étaient seuls au monde est une fiction, qui n’exprime que la relation thérapeutique primaire du médecin, mais non toute la relation de devoir […] car le médecin est toujours aussi le chargé d’affaires de la société et le serviteur de la santé publique. »4 

Le médecin aurait donc aussi en charge le bien commun. Le respect de l’environnement et du vivant assure également la possibilité d’une santé pérenne pour le plus grand nombre et pour les êtres à venir, assurant aux hommes les conditions de leurs existences futures. 

Dans son ouvrage publié en 2019, le philosophe Paul Ricœur discutait lui aussi le dilemme entre une éthique individuelle et une éthique collective responsable du bien commun. « La personne n’est pas une marchandise, ni la médecine un commerce, mais la médecine a un prix et coûte à la société. »5 Car si « la souffrance est privée, la santé est publique ». «  Le fossé se creuse entre la revendication d’une liberté individuelle illimitée et la préservation de l’égalité dans la distribution publique des soins sous le signe de la solidarité. »5 

Aujourd’hui, l’utilisation excessive de soins « surtechnicisés » ou de médicaments dits innovants qui n’apportent cependant qu’un bénéfice modeste pour les patients pourrait aussi être évaluée relativement aux conséquences qu’ils auront sur l’environnement et sur la santé des générations futures. 

Quête de sens pour la sobriété écologique

Mais alors, cette réalité écologique contraignante et anxiogène ne peut-elle pas donner un sens nouveau au soin ? 

Comme l’écrit la philosophe Corine Pelluchon, la sobriété en écologie fait le lien entre le souci de soi, le souci de l’autre et le souci du monde.6 Elle n’est pas l’empêchement d’un progrès inexorablement en marche. Elle est l’art de la mesure et de la tempérance qui évite l’hubris et remet le sujet au centre d’un monde commun qui le transcende. Le concept d’innovation thérapeutique aurait tendance à remplacer la notion de progrès.7 Pourtant, l’innovation technique ne sera pas toujours garante d’un progrès thérapeutique ou d’un progrès moral et social si elle menace les équilibres écologiques et environnementaux. 

Pratiquer une médecine raisonnable et mesurée pour soigner durablement

Il est donc urgent de prioriser la médecine préventive, le dépistage et de promouvoir la santé publique et environnementale. Il faut allouer des moyens conséquents et oser des politiques publiques ambitieuses pour proposer des stratégies thérapeutiques alternatives, parfois non médicamenteuses mais tout aussi efficaces et à moindre impact environnemental.8 

Il est important que les médecins restent raisonnables et interrogent l’obligation de moyens, à la lumière du coût sociétal mais aussi du coût écologique ; en questionnant les logiques actuelles de course à l’activité imposée par la tarification à l’acte.  

Le souci et le soin d’autrui en présence sont aussi étroitement liés à l’être à venir. 

Ce souci propre aux professions de santé rattache le soin aux valeurs d’équité, de solidarité et de justice. Il se dresse contre l’individualisme ambiant, qui pousse parfois à des demandes de traitement et d’examens à tout prix au nom d’une liberté individuelle illimitée. Il tempère la volonté de maîtrise et de domination de la vie et de la mort poussée par certains mouvements transhumanistes au nom d’une toute-puissance technique, scientifique et parfois médicale, qui pourrait, à terme, être délétère pour les malades eux-mêmes. « L’éthique de la considération », pensée par Corine Pelluchon, est une éthique qui dépasse l’éthique parti­culariste du care et qui inspire l’éthique médicale pour relever les défis imposés par la crise climatique. Le patient reste le souci premier du soignant. Le respect de sa dignité, de sa vulnérabilité et de sa qualité de vie est la priorité. L’écoute, l’empathie, l’accompagnement, le temps passé auprès des malades et de leur famille sont des choses simples qui nécessitent du temps mais engagent notre responsabilité de soignants ; et nous relient de façon apaisée à la sobriété et à la pratique d’une médecine raisonnable et mesurée. Pour soigner durablement.

* Anthropocentrisme : conception selon laquelle l’être humain est au centre de l’univers et domine la nature, perçue comme ressource. 
Encadre

Les dix commandements du « Green Docteur »

Pour promouvoir auprès des équipes hospitalières l’intégration du développement durable à la médecine, le Pr Nathalie Costedoat-Chalumeau et un groupe de soignants (DMU PROMIIS, hôpital Cochin, Paris) ont conçu un document récapitulatif remis notamment lors de l’accueil des nouveaux internes à l’hôpital. Cette brochure expose quelques chiffres du bilan carbone de l’AP-HP, rappelle les notions de « juste prescription » et de « déprescription » et donne des exemples concrets pour diminuer l’impact carbone. Enfin, elle détaille les « 10 commandements du green docteur » :

  • « Tu prescriras moins de médicaments et moins longtemps : arrêt progressif des inhibiteurs de la pompe à protons (IPP), benzodiazépines, réévaluation de l’antibiothérapie à 72 heures... »
  • « Tu arrêteras ce qui peut l’être (et tu l’écriras sur l’ordonnance de sortie) »
  • « Tu retireras les sondes, perfusions, cathéters dès que possible »
  • « Tu optimiseras tes prescriptions de transfusion »
  • « Tu lèveras les isolements dès que possible »
  • « Tu limiteras et regrouperas les prélèvements biologiques : moins, moins souvent, pas systématiques »
  • « Tu éviteras de prescrire des examens sans implication thérapeutique »
  • « Tu optimiseras le traitement de sortie : arrêts précisés sur l’ordonnance, reprise des traitements habituels, pansements prescrits avec l’infirmier, pour une courte période »
  • « Tu favoriseras l’administration orale »
  • « Tu feras des « bons de transport » seulement sur indication médicale et tu favoriseras la téléconsultation quand c’est possible »
Références 
1. The Shift Project. Décarboner la santé pour soigner durablement. Rapport final V2. Avril 2023.
2. Andrieu B, Marrauld L, Vidal O, et al. Health-care systems resource footprints and their access and quality in 49 regions between 1995 and 2015: An input-output analysis. Lancet Planet Health 2023;7(9):e747-e758.
3. Jonas H. Le principe responsabilité. Champs essais, 1995.
4. Jonas H. L’art médical et la responsabilité humaine. Les éditions du Cerf, 2012.
5. Ricœur P. Les trois niveaux du jugement médical. Ouvrage Politique, économie et société. Seuil, 2019. 
6. Corine Pelluchon. L’être et la mer. Pour un existentialisme écologique. Éd. Puf 2024, p. 61. 
7. Le Coz P, Bouvenot G. L’innovation thérapeutique ne saurait tenir lieu de progrès médical. Plaidoyer contre l’abus de la dénomination de médicament innovant. Bull Acad Natl Med 2024;208(8):1135-40.
8. Carayol M, Ninot G, Senesse P, et al. Short- and long-term impact of adapted physical activity and diet counseling during adjuvant breast cancer therapy: The "APAD1" randomized controlled trial. BMC Cancer 2019;19(1):737. 

Dans cet article

Ce contenu est exclusivement réservé aux abonnés

Résumé

Il est urgent d’intégrer le développement durable dans le système de santé, car l’accord de Paris impose de réduire significativement l’empreinte carbone des soins. Il faut également anticiper l’adaptation aux phénomènes climatiques extrêmes qui affecteront aussi bien la médecine de ville que les établissements hospitaliers. Le système de santé français doit imaginer des pratiques individuelles et collectives plus sobres afin de projeter son modèle solidaire public dans un avenir contraint par le réchauffement climatique. L’éthique médicale est principalement particulariste et répond à un face-à-face soignant-soigné. Cependant, les problématiques écologiques incitent à penser une éthique médicale plus collective et plus juste qui mette l’accent sur la prévention, le dépistage et les alternatives thérapeutiques moins énergivores. L’enjeu est de préserver une médecine humaine au service du patient, mais projeté dans un système viable et durable, en équilibrant le souci de l’individu avec celui du bien commun et de la possibilité de générations futures.