Les conséquences psychosociales de la douleur altèrent la vie du patient. Pour le médecin, elles majorent les difficultés à trouver des réponses aidantes. Comment un médecin, de plus en plus sollicité, peut-il répondre au mieux aux patients, par des actions thérapeutiques brèves et efficaces ?
« Expérience sensorielle et émotionnelle désagréable associée ou ressemblant à celle associée à une lésion tissulaire réelle ou potentielle » : la douleur est définie par l’Association internationale pour l’étude de la douleur comme une souffrance subjective, rattachée au corps et répondant au modèle de compréhension bio-psycho-social.1 La douleur, surtout chronique, est un défi pour la médecine, pour le patient et pour le médecin, qui cherche d’abord à guérir des maladies. Ce même médecin est confronté à la douleur des patients, avec ses composantes, ses mécanismes mais aussi ses conséquences qui entretiennent le trouble douloureux alors que la cause a parfois déjà été traitée.
Conséquences de la douleur
Les conséquences de la douleur sont de trois ordres : biologiques, psycho-comportementales et psychosociales.
Biologiques
La douleur est perçue d’emblée comme le symptôme d’une maladie ou d’un accident. D’un point de vue biologique, y compris dans son mécanisme le plus classique – qui est l’excès de nociception –, la douleur peut submerger les systèmes de régulation de l’organisme. La persistance ou la répétition de la douleur sensibilise localement à cette expérience, puis se développe de façon diffuse. La sensibilisation est provoquée par des lésions périphériques ou centrales du système nerveux qui ont affaibli les systèmes de régulation, s’inscrivant dans un mécanisme douloureux neuropathique. Ce phénomène de sensibilisation est maintenant considéré comme expliquant la chronicisation douloureuse dans le mécanisme nociplastique – terme évoquant la capacité du système nerveux, du corps, de l’individu à s’altérer puis à se réparer.
Psychocomportementales
Dans le même temps, en interaction permanente avec le fonctionnement biologique, le capital génétique et les expériences de vie, inscrites dans le système nerveux, la douleur entraîne un retentissement psychocomportemental.2
Toute douleur aiguë s’accompagne, en effet, d’inquiétude, de peur, voire d’anxiété. Cette dernière favorise à son tour l’attention portée à la douleur, et donc sa perception. Dans certains cas, l’anxiété devient un trouble chez le patient douloureux. Dans la douleur chronique, l’anxiété se maintient, se développe, participant à un cercle vicieux de peur de la douleur et d’évitement des situations potentiellement douloureuses. Cet évitement entraîne un affaiblissement musculaire et un enraidissement articulaire alors même que la pratique d’une activité physique possède un effet antalgique. L’évitement comportemental place le patient en situation d’échec de la gestion de sa douleur et participe à la chronicisation de celle-ci. Il développe des croyances d’impuissance, d’incapacité, de condamnation à l’échec, des pensées négatives, un pessimisme, avec catastrophisme ou dramatisation. Le patient n’arrive pas à s’ajuster positivement à son problème de douleur et à lutter contre celle-ci de façon efficace. Ces phénomènes psychocomportementaux sont habituels dans la douleur chronique et expliquent des échecs thérapeutiques. Ils peuvent se compliquer d’un envahissement affectif, d’une perte d’espoir, d’une perte de la capacité à éprouver du plaisir, c’est-à-dire le développement d’un syndrome dépressif.
La dépression concerne 20 % des patients douloureux chroniques en population générale, et jusqu’à 60 % des patients suivis par des structures douleur chronique.3
La douleur affecte la santé mentale. Elle rend plus vulnérable, altère les comportements et peut, à terme, réactiver des événements traumatiques ou aggraver une souffrance psychique, et/ou entraîner une perturbation de la personnalité, voire un trouble psychiatrique.4
Psychosociales
Le patient douloureux chronique voit sa vie sociale perturbée par l’évitement des activités potentiellement douloureuses, envahi par la douleur et se sentant incapable d’y faire face. Le travail est touché, selon l’investissement, la satisfaction ou le statut professionnel ; cela nécessite parfois la mise en place d’un accompagnement en santé au travail, et parfois une expertise.
Le patient douloureux chronique est également touché dans sa vie quotidienne, domestique, familiale et de loisir. Des patients cèdent d’abord sur le travail ; d’autres renoncent en premier lieu à leur plaisir propre, y compris le plaisir familial, afin de préserver l’activité professionnelle.
Certains patients dynamiques – selon un jugement valorisé dans nos sociétés – et/ou hyperactifs, particulièrement investis dans leur travail, souffrent de ne plus être aussi performants.
Comment gérer le retentissement bio-psycho-social ?
Bien adapté à la situation des maladies et troubles chroniques, le modèle médical bio-psycho-social trouve réponse dans une approche thérapeutique multimodale et interdisciplinaire, que coordonne le médecin traitant.
Miser sur l’alliance thérapeutique
Dans une situation complexe comme la douleur chronique, on suppose qu’une réponse efficace univoque, simple et brève est impossible. Or les réponses brèves et efficaces existent pourtant ; elles se déroulent au fil des consultations en médecine de premier recours. Ainsi, il est d’abord nécessaire d’expliquer la situation au patient, de mieux communiquer et d’entrer en alliance thérapeutique selon le schéma suivant : reformuler, recontextualiser, résumer, renforcer.5 L’alliance thérapeutique permet une meilleure compréhension réciproque patient-soignant. Elle permet l’établissement d’un projet thérapeutique adapté à la situation, réalisable, précis et progressif.
Dans la douleur aiguë, on vise sa disparition. Dans la douleur chronique, on vise une réduction de la douleur mais aussi de ses conséquences, et donc une amélioration de la qualité de vie au quotidien.
La stratégie thérapeutique vise, certes, la douleur, mais aussi ses conséquences, dont l’anxiété et la dépression ; elle concerne l’ensemble des conséquences bio-psycho-sociales. Associées aux traitements médicamenteux, parfois complémentaires, parfois prioritaires, les interventions non médicamenteuses ont toute leur place dans cette démarche.6
Soutien psychologique
L’alliance thérapeutique favorise le repérage et la gestion des comportements et pensées d’entretien de la douleur, comme l’évitement, la rumination ou le catastrophisme.7 Cela permet de dépister et de répondre au mieux à des antécédents personnels ou familiaux de douleur, d’expérience traumatique physique ou psychique, réactivés avec l’apparition de la douleur. Le médecin consulté propose un soutien, pour lequel il doit avoir été formé. L’adressage à un psychologue ou à un psychiatre peut être nécessaire.
Activité physique adaptée
D’un point de vue relationnel, les réponses les plus simples font appel au corps. Il est intéressant d’orienter le patient vers un kinésithérapeute, à la recherche de techniques antalgiques, à la redécouverte d’un corps confortable, puis, selon la situation, de techniques impliquant la mobilisation du patient, avec un travail à domicile qui l’autonomise.
L’autonomie se développe et se teste par l’activité physique adaptée. Cette activité physique adaptée est à choisir entre la marche, le vélo, la gymnastique douce ou la piscine, selon les préférences du patient. Chez la plupart des patients, au départ, il n’est pas question de pratiquer un sport. La notion de « sport-santé » n’est donc pas à évoquer d’emblée.
Le but est de remettre les muscles et les articulations en fonctionnement. Cela suppose d’expliquer au patient que les systèmes de régulation de la douleur seront ainsi réactivés et qu’il deviendra le principal artisan de sa récupération, de son autonomie et de sa reprise fonctionnelle. L’objectif premier est d’améliorer sa qualité de vie par un contrôle progressif de la douleur et de la fatigue
Autres techniques utiles
Indépendamment de techniques spécifiques, adaptées à des mécanismes douloureux particuliers comme la neuro-stimulation transcutanée (TENS) dans les douleurs neuropathiques, d’autres techniques corporelles de contre-stimulation, comme la chaleur ou les massages, sont bénéfiques. Le recours à l’acupuncture ou à la psychomotricité peut être également évoqué.
Les techniques psychocorporelles (relaxation ou hypnose) devraient être utilisées systématiquement dans les situations de douleurs liées aux soins, avec la distraction ou l’hypnose conversationnelle.8 En douleur chronique, elles sont proposées en fonction des connaissances du médecin traitant et de l’acceptation du patient. Elles permettent une détente musculaire, un mieux-être et une perception corporelle plus agréable qu’en situation de douleur. Ces techniques favorisent également un mieux-être psychologique mais nécessitent une adhésion du patient, parfois plus délicate qu’avec les approches corporelles.
Les techniques psychocomportementales peuvent être introduites par des techniques psychocorporelles. Il s’agit d’utiliser, selon la formation du professionnel de santé, la rectification cognitive des croyances erronées, la méditation de pleine conscience, la gestion de traumatismes, l’accompagnement psychologique global ou une psychothérapie.
Les sciences de l’apprentissage fondent nombre des approches précitées. Le patient apprend à combattre la maladie, mais surtout d’apprend à se comporter en personne dont la santé s’améliore, c’est-à-dire renforcer les comportements de bonne santé.
Considérer la composante sociale de la douleur chronique
Dans la douleur chronique, il est important d’associer l’entourage, pour qu’il devienne aidant. Il faut l’informer pour le guider auprès du proche douloureux. Cet entourage, éventuellement reçu en consultation avec le patient douloureux chronique, devient un soutien, un facilitateur, plutôt que le témoin impuissant ou le directeur sévère.
Porter un regard social sur la douleur chronique appelle à une contribution coordonnée des acteurs de l’équipe de soins primaires.
Le pharmacien accompagne ou initie la délivrance de l’ordonnance, par des messages favorisant le projet thérapeutique global dans ses diverses composantes, y compris non médicamenteuses.
Le kinésithérapeute est souvent le professionnel de santé le plus rencontré en médecine de la douleur. L’infirmier et le psychologue sont diversement impliqués. Quant aux intervenants de santé au travail, ils sont déterminants, notamment grâce à leurs connaissances et aux aménagements théoriquement disponibles.
Les contextes culturel et sanitaire, peuvent parfois être perturbateurs mais aussi aidants face à la situation de douleur chronique, grâce à des groupes de patients, des messages d’autonomie diffusés par les institutions de santé, des outils numériques ou des thérapeutiques digitales.9
Prévenir les conséquences de la douleur
En utilisant le plus précocement possible les ressources précédemment évoquées, il est tout à fait possible de prévenir les conséquences de la douleur chronique.
Adopter des comportements de bonne santé
De façon générale, pour toute personne – même avant qu’elle ne devienne malade –, il convient de favoriser les comportements de bonne santé : activité physique adaptée, respect des prescriptions et recommandations, maintien d’activités sociales plaisantes ou nécessaires, familiales, professionnelles, de loisir.2 Au travers des institutions de santé, la société s’empare du sujet : promotion de l’activité physique et sportive, lutte contre la sédentarité, création de maisons sport-santé, jusqu’au comptage de nos pas par nos chers smartphones et montres connectées.
Cela ne va pas toujours de soi dans l’univers de la santé, ni pour les patients ni pour les soignants. Les acteurs en santé sont formés pour traiter des maladies, c’est-à-dire que d’un point de vue comportemental, ils se concentrent bien souvent sur les comportements de maladie.
Rendre au patient son autonomie
Tout ce qui permet de développer l’autonomie du patient contribue à améliorer sa qualité de vie.10 C’est un point essentiel dans la gestion de la douleur chronique, et plus généralement des maladies chroniques.
Faire évoluer les idées reçues
En médecine de la douleur, la personne douloureuse chronique est accompagnée tout au long de la vie. Actuellement, les soins proposés sont adaptés. Mais dans certaines situations, considérées comme extrêmes ou envahissantes, un accompagnement palliatif, rééducatif et réadaptatif s’impose, sans plus être totalement curatif. Le développement des plateformes d’analgésie interventionnelle, en lien avec les consultations de la douleur, dans toutes les régions de France, est très attendu.
Être malade avec une douleur chronique ou avoir une « douleur-maladie », vieillir ou être vulnérable, vivre dans des conditions sanitaires difficiles sont autant de situations qui altèrent la santé mentale. Il est nécessaire de modifier l’actuel référentiel de normalité et le faire évoluer dans un nouvel équilibre, parfois peu stable, afin de préserver l’autonomie, le libre arbitre et l’accès au bien-être. Il est légitime de s’interroger sur la place de la médecine dans les accidents de la vie, les souffrances de la vie, la vie elle-même. La médecine ne peut pas tout, mais elle dispose de savoirs pour améliorer les douleurs des patients, et donc leur qualité de vie. À nous, médecins, de nous emparer de ces pratiques, car l’accompagnement des patients forme le cœur de nos métiers.
Que dire à vos patients ?
La douleur peut évoluer pour son propre compte, indépendamment du problème préalable. Il est toujours possible d’améliorer la perception que le patient se fait de la douleur. Cela nécessite, pour la douleur chronique, de viser l’autonomie et la qualité de vie autant que la douleur elle-même.
Le traitement de la douleur chronique associe des traitements médicamenteux et des traitements non médicamenteux. Ceux-ci sont proposés en fonction des particularités de la douleur de chaque personne. Les traitements sont évolutifs.
Les médicaments antalgiques sont spécifiques des différentes causes de la douleur. La prescription doit être respectée, pour ne pas en compromettre l’efficacité.
L’activité physique adaptée participe à l’amélioration de la douleur mais aussi de la fatigue, du sommeil, à un meilleur fonctionnement du corps, à une autonomie accrue, à une satisfaction et une santé retrouvées.
Il est important de choisir une activité selon ses préférences, à pratiquer régulièrement et progressivement, sans forcer mais en essayant de redevenir actif. Médecin, kinésithérapeute, associations et organismes liés à la santé comme les maisons sport-santé peuvent guider le patient.
D’autres interventions peuvent aider : relaxation, hypnose, certaines gymnastiques, des groupes ou associations de patients, un accompagnement par des professionnels, y compris des psychologues.
Il est nécessaire de toujours informer son médecin traitant des recherches de soins à l’initiative du patient, de leurs réussites et de leurs échecs.
L’acceptation du projet thérapeutique établi avec le médecin, reposant sur les principes précédents, garantit une amélioration. Elle est variable d’une situation à l’autre.
Le médecin traitant et les autres professionnels de l’équipe soignante initient et accompagnent le traitement, mais il est indispensable que le patient lui-même mobilise ses ressources pour devenir le soignant principal.
2. Serra E. Douleur chez la personne vulnérable. Partie 1. Les bases psychologiques de la douleur. Rev Prat 2023;73:447-52.
3. Serra E. La dépression dans la douleur. Aspects cliniques et implications thérapeutiques. Douleurs 2014;15:98-105.
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