Chères lectrices, chers lecteurs, je vais relater dans la rubrique La vraie vie de ce mois-ci, le déroulé d’une banale journée de médecine générale, mais en en retirant tous les filtres ! Le filtre du pieu mensonge, le filtre qui nous empêche de dire à certains patients leurs quatre vérités, le filtre de la réassurance à tout prix des hypocondriaques et des fonctionnels, le filtre du trop d’empathie, le filtre du « j’ai expérimenté la même chose que vous et je brûle d’envie de vous en faire part »…

La journée commence par Monsieur H. : « Quand vous m’exposez tous vos symptômes tous plus bizarres les uns que les autres, fonctionnels à fond, mon cerveau hurle de vous dévoiler que vous transpirez la psychorigidité et que cela a forcément un impact sur votre perception des symptômes ! Et, accessoirement, je sais que vous allez me répondre « oui, merci » quand je vais vous demander si vous voulez le ticket de carte bleue. »

Vient ensuite Madame A. : « Quand votre mari, qui est aussi mon patient, m’a raconté que vous le trompiez et qu’il en  était évidemment très malheureux, qu’il avait tout fait pour garder votre famille unie mais que ça ne servait à rien, je croyais que, lorsque je vous reverrai, j'aurais du mal à ne pas vous en vouloir un peu, de ne pas penser que c’était vraiment dommage pour vos deux enfants, que je vois également en consultation. Et, en fait, non : grâce à nos années de suivi et de relation thérapeutique saine, l’empathie a pris le pas sur le jugement. »

Les suivants sont Monsieur et Madame P. et leur petite I. de 16 mois : « Vous êtes tellement gentils, simples, adaptés dans votre parentalité que c’est toujours un bonheur de vous voir pour votre bébé. Je ne connais pas grand-chose de votre vie, bien sûr, et peut-être tout n’est-il pas si rose, mais en tout cas merci pour la gentillesse, le calme et la sérénité qui se dégagent de ces consultations (même quand bébé hurle !). »

Puis arrive Madame B., toujours mécontente : « Ah, votre interphone marche mal, ce n’est pas possible ! » Elle me donne des ordres sans me laisser en placer une (« Il me faut ma mammo ! » ; « le Lanzor, notez bien non substituable »…). J’ai donc vraiment envie de lui dire que parler gentiment ne peut qu’apporter des choses positives. D’ailleurs, je l’ai fait une fois et elle est tombée des nues… mais ça n’a rien changé...

Monsieur D. entre en consultation : « Avec votre aphasie et votre hémiparésie séquellaires à 52 ans, si j’osais, je vous dirais de façon beaucoup plus franche l’admiration et le respect que j’ai pour votre optimisme sans faille, votre sourire permanent et votre résilience au quotidien. Je vous prendrais en exemple auprès de tous les patients qui râlent comme ils respirent, alors que vous vous estimez déjà si chanceux. »

Ensuite Monsieur R. : « Arrêtez d’essayer de m’embrouiller en vous présentant comme un ancien docteur, je sais que vous étiez vétérinaire et pas généraliste et, de toute façon, ce n’est pas une raison pour que j’accède à toutes vos demandes ! » 

Quant à Madame B., « Pourriez-vous ne pas avoir l’air si étonnée quand je vous informe que je ne ferai pas de renouvellement de votre traitement par mail ? »

Madame M. : « Je vous suis depuis plusieurs années maintenant, et à chaque fois que je vous vois – je dis bien : à chaque fois –, j’ai une vision de votre première consultation avec moi, comme si elle avait eu lieu hier. En effet, il s’était passé au moins dix minutes avant qu’un seul son ne sorte de votre bouche, et je n’arrivais pas à comprendre ce qui se passait : grande anxiété ? pleurs contenus ? extrême timidité ? Je sais maintenant que c’était un mélange de tout ça et, même si la communication reste encore compliquée, je mesure le chemin parcouru et j’apprécie cette confiance si difficile à accorder pour vous. »

Pour terminer, Monsieur et Madame R. et leur petit R. de 5 ans : « Certes, l’IMC de votre fils fait le yoyo trop souvent vers le haut, mais vous êtes tellement gentils, vous écoutez tellement pieusement mes conseils que je ne peux délivrer qu’une version atténuée de “ Il faut vraiment diminuer les lardons et la crème fraîche ” ».

La liste pourrait s’allonger mais, finalement, tous ces filtres que nous utilisons inconsciemment sont évidemment nécessaires pour un exercice médical apaisé.

Cependant, la fatigue et la lassitude les font parfois disparaître, ce qui permet de temps en temps de réguler certaines dérives installées dans la relation thérapeutique. Avec modération toutefois…