La fascination pour les bactériophages, ou phages, remonte au début du XXe siècle, lorsque Félix d’Hérelle a observé un phénomène capable de détruire les bactéries. Il pressentait, sans pouvoir le démontrer à l’époque, l’existence de « mangeurs de bactéries », ou bactériophages, qui se confirmeront être des virus par la suite.

Deux types et trois familles de bactériophages

Il existe deux types de phages, les lytiques (virulents), entraînant systématiquement la destruction de la bactérie cible, et les phages tempérés, qui insèrent leur génome dans le génome bactérien avec des cycles de lyse intermittents. La diversité de phages est importante, ils sont classés selon leur morphologie, génome, capside, type d’acide nucléique et spécificité d’hôte.
Les grandes familles de phages sont les suivantes :
  • Podoviridae, à capside à géométrie courte et à absence de queue longue ;
  • Myoviridae, à queue longue contractile avec des cycles lytiques agressifs ;
  • Siphoviridae, à queue longue non contractile.
La majorité des phages utilisés en thérapeutique sont à ADN, les phages à ARN sont plus souvent tempérés et jouent un rôle en biologie moléculaire.

Multiplication en quatre étapes

Le mode d’action des phages est constitué d’une suite d’étapes :
  • adsorption : reconnaissance spécifique de la bactérie cible par les protéines présentes à la surface du phage. Cette étape initie le processus d’infection ;
  • injection du matériel génétique ;
  • réplication virale et assemblage : le génome viral détourne la machinerie bactérienne pour produire des copies du génome viral ainsi que des composants structuraux nécessaires à l’assemblage de nouveaux virions ;
  • lyse cellulaire et libération des virions : une fois les virions assemblés, la lyse bactérienne libère les phages nouvellement formés dans l’environnement.
L’ensemble de ce processus dure de neuf à trente minutes. Ce délai est appelé temps de latence. Le nombre de virions libérés lors de la lyse de la bactérie infectée par un phage est nommé burst size, ou amplification de lyse. Cette burst size peut varier entre les phages et au sein d’une même population.
Un burst size élevé est souvent associé à une efficacité thérapeutique accrue en permettant une libération plus importante de particules virales dans l’environnement et en réduisant le risque de développement de résistance. La prise en compte du burst size dans la conception des protocoles thérapeutiques pourrait permettre d’optimiser l’administration des phages et d’ajuster les doses en fonction des caractéristiques spécifiques de chaque couple phage-bactérie.

Mode d’action ultraspécifique

Les phages sont des antibactériens ultraspécifiques, contrairement aux antibiotiques qui ont un spectre d’activité antibactérienne couvrant plusieurs espèces. Ainsi, un bactériophage spécifique de l’espèce Staphylococcus aureus n’a aucun effet sur une autre espèce comme Streptococcus pneumoniae. Cette force en ­matière écologique est aussi une faiblesse sur le plan thérapeutique. Cela implique de disposer de larges collections de phages, d’un diagnostic bactériologique de l’infection et de tests de sensibilité des bactéries aux phages. C’est une des particularités de la phagothérapie de nécessiter de connaître très précisément la bactérie en cause : il faut tester l’activité des phages disponibles sur la bactérie identifiée en réalisant un phagogramme. Une étape d’« entraînement » des phages (phages training) sur les cultures de la bactérie ciblée peut ­permettre d’augmenter leur efficacité. Cette méthode permet d’individualiser et de maximiser la puissance thérapeutique du bactériophage.

Historique du traitement par phages de 1917 aux années 2010

La phagothérapie a débuté quelques années après la découverte de Félix d’Hérelle en 1917. Les premiers traitements sont réalisés sur des shigelloses avec syndrome dysentérique de l’enfant, et, dès 1922, les premières publications médicales rapportent des séries de furonculoses traitées.
Très rapidement, le champ d’application de la ­phagothérapie s’étend, favorisé par les succès thérapeutiques observés dans cette ère pré-antibiotique. Les indications s’affinent au fur et à mesure des publications rapportant succès et échecs. Des recommandations de bonne pratique de la phagothérapie sont publiées afin de prévenir l’échec thérapeutique, réputé systématique en cas de mésusage.1
Pour que le virus infecte sa cible bactérienne et que le phénomène d’amplification se mette en place, il faut que la concentration de phages au site infectieux soit suffisante. Le rapport virus/bactéries doit être assez élevé pour initier le processus. Ce facteur ­limite les indications de la phagothérapie, selon les principes des premiers phagothérapeutes, à des infections à fort inoculum bactérien, dans un site accessible à une administration directe d’une solution de bactériophages spécifique d’une bactérie préalablement identifiée comme sensible sur le phagogramme.
Le début du XXe siècle, du fait d’épidémies bactériennes de grande ampleur (choléra, shigelloses), a été favorable à l’implémentation de la phagothérapie. La bactérie et son phage spécifique étaient isolés des selles des malades et des convalescents. La solution de phages pouvait être ingérée par voie orale, favorisant la mise en contact bactérie-phage. Morison décrit la prise en charge d’une épidémie de choléra en Inde, avec une mortalité de 80,8 % (63/78) dans le groupe témoin contre 10,8 % (7/65) chez les patients traités par phages.2
Les phages sont présents naturellement dans les eaux usées. Leur isolement et leur production aux standards de 1920 ne nécessitaient pas de moyens technologiques importants ni onéreux. De nombreuses entreprises ou officines ont produit des solutions de phages. La loi du marché a alors poussé le curseur sur le volume de ventes plus que sur la pertinence, avec comme conséquences la multiplication des indications de phagothérapie et le développement de cocktails de plusieurs espèces de phages, afin d’élargir le spectre (figure). Les grands principes de la phagothérapie ont été régulièrement occultés.
Plusieurs guides de phagothérapie ont été publiés par des auteurs français et sont disponibles en accès libre sur Gallica, bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France (https://gallica.bnf.fr/). Le guide d’Édouard Peyre, publié en 1936, sur les applications thérapeutiques du bactériophage est caractéristique.
À partir de la moitié du XXe siècle, la disponibilité et le spectre des antibiotiques (ATB) s’élargissent. Les ATB répondent alors aux attentes des médecins et des populations. Ainsi, un essai soviétique mené au Pakistan dans les années 1970 au cours d’une épidémie de choléra comparant phagothérapie et doxycycline s’avère négatif. Toutefois, le critère de jugement principal était la vitesse de guérison et non plus la mortalité. Or 99 % des patients guérissaient du fait de la réhydratation intraveineuse. Ainsi, les progrès de la médecine (réhydratation intraveineuse, oxygénothérapie) puis l’arrivée des antibiotiques ont fortement diminué la valeur ajoutée de la phagothérapie par rapport aux études initiales.
Au début des années 2000, l’émergence de la résistance aux ATB et la problématique des infections sur matériel ont entraîné un regain d’intérêt pour les phages dans le monde occidental.
C’est au début des années 2010 que la phagothérapie fait son retour dans le monde occidental à l’occasion de traitements compassionnels face à des situations d’échec thérapeutique lors d’infections à bactéries multi­résistantes et/ou protégées par du biofilm. Malgré l’absence de statut clair des phages et d’autorisation de leur usage en médecine humaine, le recours à la phagothérapie est plus souvent évoqué. Un premier essai thérapeutique randomisé contrôlé échoue à démontrer un bénéfice de l’usage d’un cocktail de phages anti-Pseudomonas aeruginosa dans les infections cutanées du grand brûlé.3 Cette étude permet néanmoins de montrer la bonne tolérance clinique de l’application locale de phages. Cet essai a aussi permis d’identifier les points clés pour les études suivantes :
  • définition de l’indication et du cadre nosologique ;
  • comparabilité des groupes sur le reste de la prise en charge ;
  • modalités d’administration.

Retour de la phagothérapie en médecine humaine depuis 2010

Il existe différentes productions de phages, issues de structures publiques et privées, mais aucune d’entre elles n’est pour le moment suffisamment structurée pour offrir une production suffisante selon les bonnes pratiques de fabrication (BPF) pharmaceutique. En France, quelques start-up (Phaxiam et Eligo Bioscience, Vetophage...) ainsi qu’une dizaine de laboratoires de recherche académique possèdent des phages mais peu sont produits selon les BPF. En Europe, l’offre est plus large, avec des collections plus importantes en Belgique (Hôpital militaire Reine Astrid), en Allemagne (Deutsche Sammlung von Mikroorganismen und Zellkulturen GmbH), en Géorgie (institut George-Eliava), en Pologne (institut d’immunologie et de thérapie expérimentale Ludwik Hirszfeld) et aux Pays-Bas (Micreos). Ailleurs dans le monde, cette offre grandit avec Armata Pharmaceuticals (États-Unis), Intralytix (États-Unis), BiomX (Israël), la collection des bactériophages de l’université de Laval (Québec), l’université de San Diego (États-Unis) et un certain nombre de laboratoires académiques.
Sur le plan réglementaire, l’Agence européenne du médicament (EMA) a admis en 2015 que le traitement par les phages s’inscrit dans le cadre réglementaire européen applicable aux médicaments. Ceci a été confirmé par l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) en 2016 et par la Food and Drug Administration (FDA), le Center for Biologics Evaluation and Research (CBER), le National Institutes of Health (NIH), et le National Institute of Allergy and Infectious Diseases (NIAID). Toutefois, jusqu’en 2024, aucune demande d’autorisation de mise sur le marché (AMM) n’a été déposée ni en France ni en Europe pour la phagothérapie.
Face à des sollicitations croissantes émanant des communautés scientifiques et médicales, l’ANSM a encadré la mise à disposition de phages dans des indications très restreintes, depuis 2016, dans le cadre d’autorisations temporaires d’utilisation (ATU) nominatives. Depuis 2020, les dispositifs d’accès compassionnel et d’accès précoce ont remplacé les ATU. La prescription, la dispensation ainsi que l’administration de suspensions de phages doivent être effectuées au sein d’un établissement de santé pour une infection répondant aux critères suivants :
  • résistance bactérienne aux antibiotiques ;
  • bactérie sensible à certains antibiotiques mais dont la morbidité liée au traitement n’est pas acceptable ­(néphrotoxicité, allergie, etc.) ;
  • infection difficile à traiter avec risque de passage à la chronicité ;
  • présence de phages produits selon les BPF actifs sur la bactérie du patient (phagogramme).
Les demandes de phages doivent être initiées par un médecin hospitalier et les phages mis à disposition auprès de la pharmacie à usage intérieur (PUI) d’un établissement de santé. L’administration des bactériophages est réalisée sous la responsabilité du médecin prescripteur en charge du patient et du pharmacien hospitalier. L’ANSM accompagne les équipes hospitalières après discussion collégiale évaluant le rapport bénéfice/risque d’une thérapie par phages.
Les phages produits sur le territoire français sont priorisés, mais en cas d’indisponibilité sur le territoire national, l’ANSM autorise la sollicitation de producteurs étrangers afin d’optimiser la composition de la solution en principe actif et excipients (concentration, nombre de bactériophages différents) et peut délivrer une autorisation d’importation.
Une fois l’indication validée, il reste à déterminer la voie d’administration, la dose unitaire, la rythmicité, la durée, la galénique et la compatibilité des dispositifs médicaux (DM) utilisés lors de l’administration. Le pharmacien hospitalier est chargé d’évaluer la qualité pharmaceutique de la matière première et il réalise les étapes de préparation (reconstitution, formulation galénique adaptée à la voie d’administration) conformément aux bonnes pratiques de préparation (BPP) au sein de la PUI.
L’ANSM collige les retours sur l’évolution du patient donnés par les cliniciens en matière de succès ou d’échec thérapeutique ainsi que d’événements indésirables. Pour les infections ostéoarticulaires à S. aureus, la DGOS a délégué aux centres de référence des infections ostéo­articulaires complexes (CRIOAc), plus précisément celui des Hospices civils de Lyon, la responsabilité de la validation et de l’accompagnement des phago­thérapies.4
Outre les infections ostéoarticulaires, d’autres indications émergent (pneumonie, bactériémie, endocardite, infections ORL). En septembre 2024, on estime que plus d’une centaine de phagothérapies compassionnelles ont été réalisées. Des études de cohorte sont en cours pour pouvoir estimer l’efficacité de ces usages compassionnels.

Essais cliniques portant sur la phagothérapie en France

Malgré leur utilisation continue depuis plus de cinquante ans en Europe de l’Est, les données cliniques publiées sont limitées ou de faible qualité méthodologique. Seule une étude de qualité sur sujets sains et quatre essais cliniques ont été publiés à ce jour. En France, quatre essais cliniques sont financés par l’appel d’offres « programme hospitalier de recherche clinique » (PHRC). Deux essais portent sur des infections à S. aureus : PHAGOPIED pour les infections du pied diabétique et PHAGOS pour les ostéomyélites. Un troisième essai clinique se penche sur les pneumopathies acquises sous ventilation mécanique à P. aeruginosa. Le quatrième concerne la prise en charge des infections à Staphyloccocus aureus sur prothèse vasculaire (PHAGOSCARPA). Dans tous ces essais, la phagothérapie est utilisée en association avec une antibiothérapie adaptée.
En plus de ces essais à financement académique, deux essais industriels ont démarré : dans l’infection à S. aureus sur prothèse de hanche ou de genou sans changement de prothèse possible (Phago-DAIR-1) et dans l’endocardite à S. aureus sur valve native (Phaxiam). Dans ces deux essais, la phagothérapie est également évaluée en association avec une antibiothérapie systémique suivant les recommandations.

Usage de la phagothérapie en médecine humaine hors de France

L’usage des phages a perduré dans certains pays de l’ex-bloc soviétique. Des cocktails de phages prêts à l’usage sont accessibles en vente libre en Géorgie et en Russie. En Géorgie, des centres de phagothérapie utilisant les phages de l’institut George-Eliava (Tbilissi) proposent des parcours de soins pour des infections ostéoarti­culaires, urinaires et ORL. Si la Géorgie est largement connue en France pour cette expertise dans la phagothérapie, la médecine géorgienne officielle a abandonné l’enseignement facultaire de la phagothérapie et son usage en soin courant.
En Europe, on assiste à une émergence de centres académiques de recherche et de chaînes industrielles pouvant laisser espérer un essor de la phagothérapie en Allemagne, en Espagne, au Portugal, au Danemark, au Royaume-Uni et en Suisse. La Belgique, avec l’hôpital militaire Reine-Astrid, a été pionnière en Europe de l’Ouest. Les États-Unis ont également investi le domaine, de New York à San Diego en passant par Pittsburgh. Des recommandations de bon usage des bactériophages ont été publiées par la Société américaine de microbiologie (ASM) en 2022.5 Enfin, des centres d’expertise se développent en Israël, en Australie et en Inde. Il existe également des consortiums continentaux, comme l’initiative « Phages for Africa ».

Perspectives en France

Si la France a été pionnière dans l’usage de la phagothérapie dans la première moitié du XXe siècle, elle n’est revenue sur la scène qu’au cours des années 2010. Le maillage d’équipes de recherche fondamentale est dense et la thématique se développe. Toutefois, à l’approche de la moitié des années 2020, la France semble prendre du retard par rapport à certains pays. L’absence d’investissement d’ampleur, de structuration et de vision de stratégie industrielle nationale menace l’accès à la phagothérapie en France. La phagothérapie ne remplacera pas les antibiotiques à court terme ; elle peut néanmoins trouver sa place dans les infections difficiles à traiter, que ce soit du fait de la résistance aux ATB, de la présence de matériel étranger ou de site infectieux posant des problèmes de diffusion des ATB. Il faudra démontrer, dans un premier temps, la valeur ajoutée des phages en traitement adjuvant aux antibiotiques. Si cette première étape est un succès, on pourrait, dans un second temps, sur des indications sélectionnées, comparer la phagothérapie aux antibiotiques. La place de la phagothérapie dans l’arsenal thérapeutique pourra alors être envisagée, en s’affranchissant de la limite des répertoires de phages disponibles, de validation des phagogrammes et de capacité de production industrielle. L’accès à la phagothérapie « en routine » n’est donc probablement pas pour demain ! 
Références
1. Peyre E. Le bactériophage. Applications thérapeutiques. Paris : La Médecine, 1936.
2. Morison J, Choudhury BKP, Rahman MH. Cholera in a Khasi village and its treatment with bacteriophage. Ind Med Gaz 1930;65(3):121-4.
3. Jault P, Leclerc T, Jennes S, Pirnay JP, Que YA, Resch G, et al. Efficacy and tolerability of a cocktail of bacteriophages to treat burn wounds infected by Pseudomonas aeruginosa (PhagoBurn): A randomised, controlled, double-blind phase 1/2 trial. Lancet Infect Dis 2019;19(1):35-45.
4. Phagothérapie : l’ANSM autorise un accès compassionnel pour des bactériophages dans les infections ostéoarticulaires. 9 juin 2022. https://vu.fr/zuatD
5. Suh GA, Lodise TP, Tamma PD, Knisely JM, Alexander J, Aslam S, et al. Antibacterial Resistance Leadership Group. Considerations for the use of phage therapy in clinical practice. Antimicrob Agents Chemother 2022;66:e0207121.

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Résumé

Les bactériophages, découverts au début du XXe siècle par Félix d’Hérelle, sont des virus qui infectent et détruisent les bactéries. Contrairement aux antibiotiques, les phages sont spécifiques d’une espèce bactérienne donnée. Après des premiers succès (shigellose, choléra), l’arrivée des antibiotiques a éclipsé la phagothérapie. Ce n’est qu’à partir de 2000, dans le contexte d’émergence de l’antibiorésistance, que les phages et la phagothérapie sont revenus sur le devant de la scène. Ils ont le statut de médicaments, mais leur production reste limitée. En France, des traitements sont réalisés dans le cadre d’accès compassionnels, avec de nombreux succès isolés nécessitant d’être confirmés par des essais cliniques. Certains essais sont en cours en France pour évaluer l’efficacité de la phagothérapie en association avec des antibiotiques. La France, pionnière de la phagothérapie à ses débuts et au moment de son retour, semble ralentir en 2024 par rapport à ses voisins européens. L’adoption de la phagothérapie en routine en France nécessitera encore du temps et des avancées significatives.