D’après la présentation du Dr Marc Bellaïche (pédiatre – hôpital Robert-Debré, Paris) aux JNMG en octobre 2024.
Devant cette plainte, il faut d’abord éliminer un problème de guidance parentale : s’agit-il d’un enfant qui a une vraie difficulté ou d’un enfant qui « ne mange pas comme les parents auraient aimé » ? Devant des véritables signes de difficultés alimentaires avant 6 ans, il convient de faire une analyse très fine – à l’interrogatoire et à l’examen clinique – pour identifier les différents profils d’enfants et les troubles associés.
Quels facteurs de risque ?
Les difficultés alimentaires surviennent le plus souvent aux moments de l’acquisition de nouvelles compétences : lors de la diversification alimentaire (qu’on débute à partir de la fin du 4e mois), lors de l’introduction des morceaux (qu’on commence dès que l’enfant peut rester assis sans appui, avec des morceaux fondants, puis des aliments secs à croquer), ou lors du sevrage de l’allaitement (souvent mal vécu par les mères, surtout s’il est réalisé de façon brutale).
« Manger, ce n’est pas qu’une histoire de bouche, cela touche toute la sphère neurosensorielle… la vue, le toucher, l’odorat… S’il y a une rupture dans cet axe – par exemple si l’enfant avale de travers son premier morceau –, on peut avoir des difficultés par la suite », précise le Dr Bellaïche.
Enfin, il est important que le panel alimentaire de la mère soit le plus large possible durant la grossesse et l’allaitement : plus son alimentation est variée, moins l’enfant aura de risque de développer des troubles alimentaires.
L’enfant mange-t-il assez et mange-t-il équilibré ?
Pour savoir si un enfant se nourrit suffisamment, la mesure du poids n’est pas suffisante. On utilise l’indice de Kanawati chez l’enfant de moins de 4 ans (périmètre brachial/crânien) : un PB/PC < 0,31 évoque une dénutrition et impose d’adresser l’enfant à un spécialiste.
Quant à l’alimentation équilibrée, il faut veiller à l’apport en micronutriments (fer, calcium, acides gras essentiels et notamment DHA, phytonutriments). Les formules infantiles (lait de croissance) sont la solution la plus simple : un grand biberon ou un bol de lait par jour suffit pour couvrir les besoins en fer et en calcium. Il faut savoir que pour atteindre les 0,7 mg/j de fer absorbé recommandés, l’enfant devrait ingérer 100 - 150 g de produits carnés par jour (en 2 portions) ou 1,5 kg d’épinards cuits ! On peut même continuer le lait de croissance après 3 ans si l’enfant ne mange pas suffisamment équilibré.
« On constate aujourd’hui une forte pression des parents autour d’une alimentation équilibrée, avec des messages erronés qui circulent sur le web », s’insurge le Dr Bellaïche. « La recommandation de consommer 5 fruits et légumes par jour – dont les bénéfices sont démontrés chez l’adulte après 50 ans – n’a aucun sens chez l’enfant, et ajoute un stress supplémentaire aux parents. De plus, il faut savoir que la néophobie alimentaire (rejet des aliments nouveaux) entre 12 mois et 3 ans est tout à fait normale ! ».
Quand évoquer une difficulté ou un trouble du comportement alimentaire avant l’âge de 6 ans ?
Devant des difficultés alimentaires, il faut d’abord exclure une pathologie organique (digestive comme une maladie cœliaque, extradigestive, neurologique… v. encadré 1) et un syndrome génétique (syndrome de Silver-Russell, de Williams, de Noonan…) : il faut toujours envoyer chez le spécialiste un enfant ayant un petit poids de naissance, une cardiopathie même bénigne (souffle au cœur) ou une dysmorphologie.
Il faut penser aussi aux causes psychiatriques. On parle dans le DSM- 5 de « avoidance restrictive food intake disorder » (ARFID) pour les moins de 6 ans : ces enfants très sélectifs ont un profil de personnalité particulier (anxiété, repli social) et une diminution importante du poids nécessitant la prescription de compléments nutritionnels oraux (formes pédiatriques listées dans le tableau ci-contre). Attention : une sélectivité alimentaire très prononcée (< 10 aliments, enfant qui ne mange que des aliments d’une seule couleur) est un signe d’appel de trouble du spectre autistique (TSA) – dans 20 % des TSA, c’est le premier signe retrouvé.
« Devant un petit enfant qui mange mal, les médecins ont tendance à évoquer d’emblée une allergie aux protéines de lait ou une œsophagite, et donc à prescrire une éviction ou un traitement par IPP. Or cela est néfaste : une éviction injustifiée peut être source de difficultés alimentaires ultérieures, et les IPP ont des effets indésirables non négligeables. Il faut donc avoir en tête que ces deux pathologies ont des symptômes associés (eczéma, diarrhée, perte de poids en cas d’APLV), il ne faut pas les évoquer devant un enfant qui ne mange pas bien et qui n’a pas d’autres signes ».
Une fois éliminées les causes organiques, psychiatriques et génétiques, on peut distinguer 3 grands profils d’enfants selon leurs difficultés alimentaires : les petits mangeurs, les enfants qui ont peur de manger et les enfants sélectifs.
Les petits mangeurs
Ces enfants qui ont peu d’appétit, qui « grignotent », ont une corpulence modeste et, généralement, bougent dans tous les sens. On retrouve très souvent des antécédents familiaux : un des deux parents ou des grands-parents avait le même comportement lorsqu’il était petit. Ces enfants ont une croissance staturo-pondérale modeste mais régulière, sans infléchissement ni cassure, et un bilan biologique normal.
Pas besoin d’adresser à un spécialiste ! Il faut rassurer les parents, souvent épuisés (ils courent après l’enfant pour lui donner à manger), car il s’agit d’une variante de la normale, avec une composante génétique (« Vous étiez pareil, c’est donc votre enfant »). Il s’agit plus d’une difficulté sociale que médicale.
Les conseils pour les parents : ne pas donner aux enfants des compléments alimentaires oraux (autrement, ils ne mangeront pas d’autres aliments), les empêcher de grignoter entre les repas et leur donner si possible une liberté d’action psychomotrice. « On conseille d’organiser 2 à 3 fois par semaine un pique-nique ludique : nappe sur le sol du salon, tout le monde est assis par terre et le repas est composé de petits mezzés. L’enfant – qui a l’habitude de bouger autour de la table – se sent rassuré, finit par s’asseoir et goûter à tout », précise le Dr Bellaïche.
Les enfants qui ont peur de manger
On parlait auparavant dans ce cas d’« anorexie post-traumatique du nourrisson » : il s’agit de bébés qui ont subi une agression au niveau de la sphère oro-faciale : intubation, sonde nasogastrique, forcing alimentaire pendant une hospitalisation… L’événement le plus courant est le fait d’« avaler de travers ».
La prise en charge repose sur une approche comportementale en fonction de l’âge (l’autohypnose est efficace chez les plus grands), qui vise à les désensibiliser pour qu’ils puissent mettre cet évitement traumatique à distance et « reprendre possession de leur sphère oro-buccale ».
Les enfants sélectifs
Comme cité précédemment, devant une forte sélectivité alimentaire (moins de 10 aliments), il faut penser à un TSA et explorer d’autres aspects du comportement social de l’enfant.
Il peut exister une sélectivité de couleur (enfant qui ne mange pas les aliments verts) ou, plus souvent, de texture (enfant qui ne mange pas les morceaux ou qui crache les grumeaux).
Attention toutefois à distinguer une néophobie alimentaire – notamment vis-à-vis des fruits et légumes –, qui est normale entre 1 et 3 ans, d’une sélectivité pathologique qui perdure après l’âge de 5 - 6 ans.
« Lorsqu’on analyse le développement de ces enfants, on retrouve qu’ils ont souvent un petit retard de langage et surtout qu’ils ont eu un défaut d’exploration des objets entre 6 et 10 mois de vie, notamment la phase où on regarde, on prend, on met dans la bouche. Si l’enfant n’a pas intégré cette étape dans son développement neurosensoriel, il ne pourra pas bien appréhender les morceaux ».Un enfant de 8 mois qui ne touche à rien, ce n’est pas normal ! Il faut le stimuler dans ce sens.
Ces enfants ont souvent une hyper-irritabilité sensorielle, qui peut se révéler dans d’autres situations (ils ne veulent pas s’asseoir dans un bac à sable, sur l’herbe…). Le contact avec la nourriture est difficile. Pour les « désensibiliser », il faut s’appuyer sur des approches comportementales : présentation ludique dans l’assiette, poupon avec la bouche ouverte, cuillère adaptée, jeu sensoriels (sable kinétique)…
La diversification médiée par l’enfant (DME) peut être proposée, en veillant à ne pas induire des carences nutritionnelles (en leur donnant le lait avant, par exemple).
En pratique, les messages à retenir
« Un enfant ne se laisse jamais mourir de faim » : c’est faux, il faut rester vigilant !
Il faut le regarder manger au cabinet.
Comme pour une désensibilisions allergique, on peut proposer une désensibilisation aux enfants qui ont une hyper-irritabilité sensorielle.
Devant un enfant qui ne mange pas bien sans autre symptômes, n’évoquer ni une allergie aux protéines du lait de vache ni une œsophagite.
Adresser au spécialiste en cas de dénutrition, signes comportementaux pouvant évoquer un TSA (en dehors de l’alimentation), situations très conflictuelles avec les parents au moment des repas (proposer une guidance parentale pour casser le cercle vicieux).
Il existe un site gratuit de téléexpertise pour les médecins : CrossDoc (https ://crossdoc.fr/).
Les règles d’or pour les parents sont indiquées dans l’encadré 2.
1. Pathologies organiques associées à des troubles du comportement alimentaire pédiatriques
- Pathologies digestives : APLV, œsophagite, maladie cœliaque, etc.
- Pathologies extradigestives :
- Tubulopathie, insuffisance rénale
- Pathologie chronique (cardiopathie, hépatopathie…)
- Maladies métaboliques (fructosémie, galactosémie…)
- Tumeurs diencéphaliques…
- Pathologies neurologiques et neuromusculaires
- Anomalies congénitales de la succion/déglutition
2. Règles d’or pour les parents
Développez tous le sens (jolie présentation dans l’assiette)
Respectez les phases du développement de l’enfant (objets dans la bouche, ramper sur le sol, ne pas le forcer à marcher)
Bien l’installer lors du repas
Ne pas le forcer à manger
Pas de faveurs
Ne faites pas durer (20 min pour une biberon, 30 minutes pour un repas, avec 2 pauses)
Pas d’assiettes trop remplies
Pas de texture mixtes (mais différents compartiments)
Pas d’eau pendant les repas (cela favorise la dyspepsie)
Pas de grignotage entre les repas