Cette pathologie survient le plus souvent sans signes annonciateurs. Une errance diagnostique est fréquente, avec parfois confusion avec une dépression. Souvent difficile à équilibrer, le trouble bipolaire met à mal le patient et son entourage. L’alliance thérapeutique est primordiale. 

Témoignage de Marie-Pierre, 64 ans

Le diagnostic de trouble bipolaire de type 1 a été posé il y a trente-six ans. Il m’a fallu de nombreuses années pour comprendre que l’une des clés pour mieux vivre cette maladie est de l’accepter pleinement. Je suis stabilisée depuis sept ans, mais je vis toujours avec cette épée de Damoclès au-dessus de la tête.

J’avais 28 ans et j’étais en post-­doctorat aux États-Unis lorsque j’ai vécu mon premier épisode maniaque  : j’ai été hospitalisée, traitée immédiatement pour un trouble bipolaire de type 1, appelé alors maniaco-dépression. Les symptômes en étaient un sentiment de toute-puissance (mes recherches étaient «  nobélisables  »), d’exaltation, des comportements inap­propriés, voire dangereux (désinhibition sociale et sexuelle). Tout cela était associé à une absence de sommeil sans fati­­gue. Je ne contrôlais plus ces comportements, mais j’en étais consciente et j’en souffrais énormément.

Contrainte et forcée, je suis rentrée en France, chez mes parents, avec tout ce que cela implique. Je suis restée sans traitement car mon généraliste et les deux psychiatres que j’ai consultés pensaient que ce qu’ils qualifiaient de surmenage ne justifiait pas de traitement.

L’année suivante, maman d’une petite fille, j’ai retrouvé du travail en tant qu’attachée de recherche clinique. Cette période américaine demeurait incomprise à mes yeux et ne se renouvellerait pas.

Trois ans plus tard, après deux fausses couches successives en six mois, ma seconde fille est née. Trois semaines après, l’altération de mon comportement, évidente aux yeux de mes proches, m’a conduite à une hospitalisation de trois semaines, en secteur fermé. La découverte de l’hôpital psychiatrique français, la séparation d’avec mon bébé, l’arrêt brutal de l’allaitement et la mise en doute, par mes proches, de ma capacité à être mère ont été les épreuves les plus douloureuses de ma vie. J’ai temporairement haï mes proches et particulièrement mon conjoint. La dépression a évidemment suivi  : culpabilité, Honte (avec un grand h), sentiment de ne pas être à la hauteur, sensation profond d’échec, le tout associé à une grande incertitude sur l’avenir.

Ma vie professionnelle a été ponctuée d’arrêts maladie, du fait de mes hospitalisations (quinze au total), d’environ deux mois à chaque fois, convalescence incluse, associées à de grandes émotions heureuses (naissance, promotions) ou malheureuses (deux arrêts de traitement puisque tout allait bien, virage maniaque sous antidépresseur, décalages horaires dus à de fréquents voyages professionnels, et deuils)  : tout un apprentissage  ! 

Travailler a été pour moi salvateur. À cinq ans de la retraite, une invalidité de catégorie 1 avec un aménagement de poste à 80  % m’a été imposée par le médecin du travail. J’ai eu beaucoup de mal à l’accepter psychologiquement.

À la retraite, je suis devenue bénévole de l’association Argos 2001.

Lors de mes hospitalisations, chacune à la demande d’un tiers, j’ai rencontré des personnes formidables et d’autres pas du tout. Il m’a fallu beaucoup de temps, des années, pour me «  remettre  » de ces traumatismes et trouver un soutien médical.

Vivre ces phases maniaques et de dépression est un véritable parcours du combattant, long, semé d’embûches, requérant beaucoup de ­patience. Cela exige de se dépasser et d’avancer «  en se mettant à nu  », sans se mentir, pour regagner l’estime de soi avec la peur de ne plus jamais la retrouver. Ces phases sont aussi très difficiles à vivre pour les proches.

Confier ses doutes et ses errances au corps médical n’est pas simple. Pourtant, la fidélité aux médecins qui me suivent est primordiale, elle m’a évité d’avoir à revenir sur mon histoire à chaque fois. Mais il n’est pas évident de trouver le psychiatre qui vous correspond et/ou le bon généraliste, essentiels au suivi de cette pathologie.

Je finirai sur une note d’espoir  : presque quarante ans après le diag­nostic, la compréhension du trouble bipolaire et des maladies neuro­psychiatriques a beaucoup évolué. Bien vivre et être heureux avec cette maladie est possible, à condition de la connaître, de la comprendre, de l’accepter, de se traiter et d’être entendu. L’alliance thérapeutique avec son psychiatre et son généraliste est indispensable.

Témoignage d’Alice, 44 ans

Je souffre d’un trouble bipolaire depuis treize ans et je suis stabilisée depuis deux ans. Je travaille en tant que dirigeante d’entreprise dans le conseil à temps partiel. J’ai une vie saine. Je ne bois pas d’alcool. Je ne fume pas. Je ne me drogue pas. En un mot, je n’ai aucune addiction, et pourtant… c’est l’enfer.  Je ne souhaite à personne de vivre cette pathologie  : une épreuve effroyable. Les mots qui me viennent à l’esprit sont  : ignominie, insupportable, terreur, peur extrême, idées noires voire suicidaires, car la souffrance est intense. Mes états dépressifs, caractérisés par de l’insomnie, de fortes anxiétés, des crises d’angoisse et de panique me conduisent à ne plus pouvoir respirer ni vivre. Ces symptômes ont été tardivement attribués à la dépression d’un trouble bipolaire de type 2 requalifié ultérieurement de type 1 à la suite d’un virage maniaque.

J’ai donc connu une errance thérapeutique d’environ dix ans, avec des enfants en bas âge. Lors de la naissance de ma fille, il y a treize ans, j’ai fait une première dépression du post-partum, qualifiée de «  baby blues  » par mes proches. Un an plus tard, je suis toujours déprimée et le médecin me prescrit des antidépresseurs pendant deux ans, sans penser à un trouble bipolaire. Cela entraîne un passage en hypomanie (passé inaperçu) au cours duquel je crée de beaux projets dont certains se concrétiseront. Enceinte de mon deuxième enfant, j’arrête le traitement antidépresseur  : à sept mois de grossesse, une anomalie du fœtus est détectée  : je vais alors subir une interruption médicale de grossesse (IMG) à huit mois. À ce moment-là, je suis un peu ­exaltée, je ne sais toujours pas que je souffre de trouble bipolaire de type 2, encore moins d’hypomanie.

Quatre mois après l’IMG, je débute une troisième grossesse et les premiers mois se passent bien, avec une euphorie et de nombreuses ­réalisations. Je ne souhaite pas prendre d’antidépresseurs. Au cinquième mois, du jour au lendemain, je perds toutes mes facultés cognitives, de concentration, les angoisses reprennent le dessus. Le traitement antidépresseur reprend après la naissance de mon fils il y a neuf ans. Je suis alors proche de «  vouloir partir  » car ce que je vis n’est pas humain.

Le médecin me prescrit à nouveau des antidépresseurs dont il augmente les doses progressivement, et mon état empire  : la dépression devient de plus en plus sévère et agitée. Je demande alors à mon mari, qui me soutient, tout en étant dépassé, de me faire hospitaliser alors que mon fils n’a que 4 mois et ma fille 4 ans. Quel déchirement de ne pas s’occuper de ses enfants  ! Finalement, je sors de l’hôpital plus calme mais très dépressive.

C’est alors qu’après dix ans d’errance, je rencontre un psychiatre qui pose le diagnostic de trouble bipolaire, ce dont je lui suis très reconnaissante. J’ai vécu ensuite une deuxième hospitalisation de deux mois à la suite d’un déménagement et d’un épuisement intense lié au Covid et à une séparation temporaire de mon conjoint.

Aujourd’hui, je suis stabilisée, sous traitement, je profite de mes enfants et je suis soutenue par une amie exceptionnelle, elle-même porteuse du trouble depuis trente ans et par l’association Argos 2001. Désormais, j’accepte ma maladie et me tiens informée sur celle-ci au quotidien. Ma famille est mon socle. Pourtant, je vis sur un fil comme une équilibriste, mais je n’ai pas le choix  !

Cette pathologie est un combat de tous les jours et il est difficile d’expliquer au médecin ses ressentis. Des psychiatres exceptionnels existent, mais malheureusement ils sont trop peu nombreux. Je reste très positive car les recherches avancent pour détecter la maladie plus tôt et la traiter efficacement.

Commentaire du Pr Raoul Belzeaux, psychiatre

Ces deux témoignages sont «  classiques  » et pointent du doigt les vrais enjeux pour les personnes ­atteintes de troubles bipolaires (1,5 à 3  % de la population française).

L’histoire de Marie-Pierre met en avant une vulnérabilité qui ne dit pas son nom. S’il existe fréquemment des facteurs de risque ou un contexte (l’expatriation dans son cas, la grossesse pour Alice), le trouble bipolaire survient le plus souvent sans signes annonciateurs, surprenant l’entourage et provoquant un sentiment d’injustice.

Un deuxième point important est souligné par le récit d’Alice  : l’errance diagnostique est malheureusement fréquente, multifactorielle et préjudiciable. Souvent, le patient – comme Marie-Pierre – veut laisser ce premier épisode derrière lui et l’oublier. Il existe également des facteurs liés au système de soins.

Pour poser le diagnostic, le médecin généraliste peut s’appuyer sur un autoquestionnaire complété par le patient en quelques minutes (mood disorder questionnaire [MDQ] ou questionnaire d’Angst). Les médecins traitants peuvent référer au psychiatre, qui peut à son tour adresser le patient à un centre expert, mais leur répartition est variable selon les régions (il en existe 16 en France métropolitaine).

À l’avenir, des biomarqueurs sanguins pourraient être utilisés pour identifier les troubles bipolaires. Des tests sont en développement, mais les niveaux de preuve restent insuffisants à ce jour.

Dans le cas d’Alice, le généraliste prescrit à nouveau des antidépresseurs alors que tous les signes de bipolarité sont présents. Ce phénomène n’est pas rare  : un traitement antidépresseur sur dix en soins primaires serait instauré chez un patient bipolaire non (re)connu, selon des données anglaises. Avant toute prescription d’antidépresseur, il  faudrait rechercher des signes de bipolarité, une information souvent accessible quand on se penche sur les antécédents. Les médecins généralistes doivent se poser la question sans attendre une consultation psychiatrique, souvent longue à obtenir.

Pourquoi  ? Parce qu’un traitement par antidépresseur est souvent inefficace dans le trouble bipolaire, ou alors il peut entraîner un virage de l’humeur, voire une aggravation des troubles. Il peut induire des cycles rapides (c’est-à-dire quatre épisodes thymiques ou plus par an), rendant donc le patient plus instable.

Le traitement du trouble bipolaire repose sur les thymorégulateurs. Le lithium est le plus ancien et le plus efficace régulateur de l’humeur, mais les généralistes (tout comme les psychiatres) sont réticents à l’utiliser en raison de sa marge thérapeutique étroite et de sa toxicité rénale, pourtant faciles à gérer. Ce principe actif change la vie des patients et il est très bien toléré (pas de ralentissement ni de somnolence, par exemple). Des molécules antiépileptiques sont également utilisées  : la lamotrigine (bien tolérée, utilisable pendant la grossesse) ou le valproate de sodium (quasiment plus prescrit car interdit chez les femmes en âge de procréer). L’aripiprazole est indiqué surtout dans le traitement de l’épisode maniaque.

Il est important de traiter le plus rapidement possible le trouble bipolaire afin de réduire les rechutes et de limiter son impact sur le travail, la vie de famille… Le volet psychothérapeutique est vaste et mal codifié, il prend en charge principalement les comorbidités, comme l’anxiété. L’éducation thérapeutique du patient est fondamentale pour développer des stratégies d’adaptation et diminuer le nombre de réhospitalisations, mais elle reste malheureusement souvent uniquement proposée dans les centres spécialisés.

Même s’il est difficile de parler de guérison, il ne faut pas annoncer d’emblée un traitement au très long cours au patient, souvent jeune. Le but est d’abord de supprimer les symptômes, d’obtenir une rémission de qualité suffisante pour mener une vie normale et d’éviter les rechutes de cette maladie cyclique  ; puis les objectifs sont rediscutés régulièrement et le traitement peut être arrêté très progressivement chez certains patients  ; l’alliance thérapeutique est primordiale.

Par ailleurs, il faut être attentif à ne pas méconnaître les éventuelles comorbidités qui peuvent aggraver le trouble bipolaire. De plus, la moitié des patients bipolaires ont une addiction (tabac, alcool, cannabis…) induisant un sur-risque médical et une aggravation. 

Encadre

Rompre l’isolement dans cette épreuve au long cours

Vivre avec un trouble bipolaire est une épreuve au long cours qui commence avant le diagnostic et se poursuit au-delà de l’acceptation de celui-ci. Se rapprocher de l’association Argos 2001, c’est rompre l’isolement, échanger ses expériences avec des pairs, sans jugement, en toute confidentialité, au travers de ses activités phares  : accueil téléphonique, rencontres individuelles, groupes de parole, accessibles sur le site internet. Les bénévoles animateurs de ces activités bénéficient d’une supervision par un professionnel.

Argos 2001 est une association nationale d’aide aux personnes atteintes de troubles bipolaires et à leur entourage. Ses missions sont relayées sur le territoire français par plusieurs antennes.

Pour devenir acteur de son trouble, le patient, guidé par un psychiatre et un médecin traitant au minimum, a besoin, comme ses proches, d’une connaissance approfondie de la maladie. Dans cet objectif, Argos 2001 organise  :

  • des sessions de «  psychoéducation en visioconférence  », pour les patients et pour leurs proches, animées par un psychiatre et un psychologue, assistés d’un bénévole  ;
  • des conférences mensuelles en webinaire sur des sujets d’actualité autour des troubles bipolaires avec des spécialistes à revoir sur sa chaîne YouTube.

La Journée mondiale des troubles bipolaires (JMTB) est organisée le 30 mars sur un thème différent chaque année. Les JMTB sont visibles sur la chaîne YouTube de l’association (https ://argos2001.net/conferences-argos/).

Argos 2001 collabore aussi à des projets de recherche grâce à la présence de patients experts dans les comités scientifiques ou en proposant à ses adhérents d’y participer.

Dominique Guillot, président d’Argos 2001

https ://argos2001.net/

Encadre

Pour en savoir plus

• Association Argos 2001  : https ://argos2001.net/

• Fondation FondaMental  : urlr.me/57XcdK  

• Recommandation de bonne pratique de la Haute Autorité de santé. Patient avec un trouble bipolaire  : repérage et prise en charge initiale en premier recours, 6 octobre 2015  : https ://urlz.fr/toAq 

• Conférence du 16 décembre 2024 (par Raoul Belzeaux et Agnès Oude-Engberink sur la place du médecin généraliste dans le parcours de soin des patients avec troubles de l’humeur)  : https ://youtu.be/eVX3WefjyHI

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