Pourquoi étudier le sommeil ancien ? L’idée pourrait sembler saugrenue. Pourtant, il apparaît particulièrement pertinent de revenir à la source pour comprendre les besoins biologiques fondamentaux, explorer l’impact de la culture, du climat, de l’évolution et de la technologie sur la quantité et la qualité du sommeil, mais aussi mieux cerner les origines des troubles modernes du sommeil. Et pour répondre à ces questions, les sources d’information sont multiples : primatologie/éthologie, paléo-anthropologie, chronobiologie, analyse des textes anciens et de l’iconographie, neurosciences…
Préhistoire : adaptation aux contraintes environnementales
Chez les grands singes, le sommeil est fragmenté et d’une durée totale de dix à douze heures par jour en moyenne. La proportion de sommeil paradoxal apparaît moindre que chez l’homme, et la polyphasie est naturelle.1 Leurs comportements et postures associent la mise en place de nids dans les arbres et/ou dans un lieu sécurisé et l’adoption d’une position assise ou recroquevillée (pour limiter les zones de prise en cas d’agression et diminuer les déperditions de chaleur nocturne). D’après une équipe nord-américaine, c’est d’ailleurs la chute d’un de ces arbres qui aurait brisé les quatre membres de l’australopithèque Lucy il y a environ 3,18 millions d’années dans l’est de l’Afrique2 (une théorie débattue : nous avons plutôt proposé, avec Yves Coppens, l’hypothèse plus pragmatique d’une attaque par un saurien et/ou un traumatisme consécutif à un glissement de terrain).3 Les contraintes environnementales vis-à-vis du sommeil sont majeures pour ces préhumains : présence de prédateurs nocturnes, influence du climat (humidité, froid) et rythme biologique strictement lié à la lumière naturelle.
Avec la domestication du feu, les abris – désormais au sol – deviennent sécurisés, le foyer allumé tenant éloignés les agresseurs potentiels. En conséquence, pour la communauté, cela représente moins de fragmentation du sommeil, un allongement possible de la durée de sommeil paradoxal et une meilleure récupération physique. En complément de la cuisson des aliments, qui favorise leur absorption intestinale (tout en diminuant la charge parasitaire et microbienne, donc le risque sanitaire), cet ensemble pourrait expliquer l’accroissement exponentiel des capacités cognitives des préhumains à cette période. Cette intensification de la socialisation (ne serait-ce que par le fait de dormir en groupe) aurait également eu comme conséquence de partager la surveillance nocturne et d’aller vers un meilleur équilibre veille-sommeil. Cependant, la vie nomade et les rythmes irréguliers continuaient d’entretenir une activité diurne uniquement liée à la lumière, un sommeil polyphasique vraisemblable (deux phases nocturnes : premier somme, éveil, puis second somme) et la poursuite de siestes stratégiques de récupération. Les contraintes environnementales restaient également importantes (saisons très marquées et nécessité de suivre les migrations animales) impliquant encore la conservation de veilleurs pour la sécurité nocturne.
Dans un second temps, la proximité animale, qui s’est intensifiée à la période néolithique avec l’apparition de la sédentarité, de l’agriculture, de l’élevage et du stockage des denrées alimentaires, a eu comme conséquence de faire émerger de nouveaux agents pathogènes, tandis que les modifications du microbiome avaient vraisemblablement de leur côté un impact immunitaire sur le sommeil.4
De l’Antiquité aux Temps modernes : un rythme imposé par la pratique religieuse
Pour Hippocrate, le sommeil figure, dans le Pronostic, parmi les signes favorables… et défavorables : en somme (sans jeu de mots), il faut dormir, mais pas trop ! Dans les Aphorismes, il écrit : « Une maladie où le sommeil fait du mal est mortelle ; celle où le sommeil soulage ne l’est pas (…). Dormir est la clé de la guérison. » Aristote, quant à lui, s’interroge non sur le sens médical du sommeil mais sur sa justification ; dans son Traité du sommeil et de la veille, il propose que « l’homme veille tant qu’il sent : il dort dès qu’il ne sent plus. Ainsi, le principe qui fait que l’homme sent est aussi celui qui est affecté par le sommeil et par la veille. Or sentir n’appartient en propre ni à l’âme ni au corps ; c’est une fonction commune aux deux ». Autrement dit, c’est l’absence de sensation, donc l’arrêt des stimulations, qui permet à l’homme de sombrer dans le sommeil.
La période de l’Antiquité gréco-romaine est caractérisée par des lits encore très collectifs, une absence fréquente d’intimité et la présence de bruits nocturnes. Dans le même temps, le sommeil est, dans certains sanctuaires, utilisé dans des pratiques thérapeutiques ou oraculaires : au cours de la nuit, dans des couloirs d’incubation, la divinité apparaît aux malades et dicte la conduite à tenir au réveil pour entamer le chemin de la guérison.5
Dès cette période, puis au Moyen Âge et aux Temps modernes (et encore dans de nombreux secteurs géographiques à la période contemporaine), le rythme du sommeil est imposé par la pratique de la religion : tintements de la cloche chez les chrétiens, appels à la prière des muezzins pour les musulmans, offices nocturnes des communautés religieuses (et des laïcs volontaires) etc. Au sein des maisons comme des auberges ou des hospices, le partage du lit est la règle (figure), autant pour économiser la place que pour se chauffer mutuellement (avec, dans le même temps, un partage des agents infectieux !). La lutte contre les nuisibles qui prolifèrent avec la promiscuité va prendre une importance réelle avec la fumigation/aération des draps et tentures de lit, et la lutte contre les parasites (poux, puces, morpions…). Le développement progressif de l’éclairage individuel permet l’allongement de la soirée… comme du travail nocturne, avec des conséquences directes sur la durée du sommeil (nuit raccourcie) et l’apparition de premiers discours médicaux sur « le bon sommeil ». La naissance de la chambre privée (vers le XVIe siècle) s’accompagne de la mise en place d’un mobilier spécialisé (on dort toujours plus assis que couché, dans des lits insérés dans les murs ou garnis de volets ou de rideaux davantage pour conserver la chaleur que pour une véritable recherche d’intimité). Les développements de la médecine et de l’apothicairerie vont proposer des remèdes et des drogues au service d’un « meilleur sommeil », avec l’usage proposé d’alcool, de tisanes et de grains d’opium permettant de moduler le rythme veille-sommeil.
Depuis le XIXe siècle : catastrophe sanitaire pour le sommeil
Au milieu du XIXe siècle, la révolution industrielle se révèle être une « catastrophe » sanitaire et physiologique : les horaires de travail deviennent fixes, une sonnerie de réveil détermine le terme de la nuit, et le sommeil n’est définitivement plus segmenté (dormir « d’une traite » devient la normalité, au risque d’une récupération incomplète des forces de l’individu).6
Et maintenant ? L’influence de la lumière naturelle et des écrans est bien connue, avec une réduction de la sécrétion de mélatonine et le dérèglement de plus en plus fréquent de nos horloges internes.7 La norme pour l’adulte est dorénavant celle d’un sommeil monophasique forcé de six à sept heures par nuit, avec des horaires fixes… perturbés malgré tout par l’existence fréquente de périodes de travail nocturne. De nombreuses maladies modernes du sommeil sont apparues, à commencer par l’insomnie et les apnées. La solution ? En se fondant sur l’expérience du passé, c’est peut-être un retour à la pluralité : siestes et cycles alternatifs, ou encore thérapies comportementales. De la même façon qu’il existe une médecine personnalisée, chacun devrait avoir son propre sommeil.
2. Kappelman J, Ketcham RA, Pearce S, et al. Perimortem fractures in Lucy suggest mortality from fall out of tall tree. Nature 2016;537:503-7.
3. Charlier P, Coppens Y, Augias A, et al. Mudslide and/or animal attack are more plausible causes and circumstances of death for AL 288 (‘Lucy’): A forensic anthropology analysis. Med Leg J 2018;86(3):139-42.
4. Zammit J. Enquête à l’origine de nos maladies. Paris: Michalon, 2024.
5. Prêtre C, Charlier P. Maladies humaines, thérapies divines. Analyse épigraphique et paléopathologique de textes de guérison grecs. Lille: PUS, 2009.
6. Panziera S. Le sommeil au XIXe siècle. Normes et imaginaires du dormir (années 1770-1914). Thèse de doctorat en histoire, université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2023.
7. Zisapel N. New perspectives on the role of melatonin in human sleep, circadian rhythms and their regulation. Br J Pharmacol 2018;175(16):3190-9.