C’est là le paradoxe de cette profession : experts en santé, les médecins sont souvent les derniers à prendre soin de la leur. Entre deux consultations, le Dr Maxim Challiot aborde ici des sujets parfois tabous : santé mentale des médecins, autoprescriptions, rapport à l’erreur, à l’échec… Il s’agit d’explorer les vulnérabilités propres à ce métier, mais surtout de découvrir les outils concrets et les ressources pour rester des soignants en bonne santé.

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Et vous, quelle est votre soupape ?

Encore trois patients, et j’ai fini ma journée. Cette phrase, je me la répète depuis 15 h. Il est maintenant 19 h 30. Des rendez-vous imprévus, plusieurs appels urgents, une dizaine de résultats à analyser et un dossier MDPH à compléter se sont ajoutés au programme initial. Une journée ordinaire, en somme.

La pression qui pèse sur nous, médecins, n’a probablement jamais été aussi forte qu’aujourd’hui. Elle prend différentes formes, s’insinue dans chaque aspect de notre pratique et transforme progressivement notre quotidien professionnel.

La pression du temps, d’abord. En cabinet comme à l’hôpital, nous vivons dans une course perpétuelle contre la montre. Chaque consultation devient un exercice d’équilibriste : écouter attentivement, examiner minutieusement, expliquer clairement, remplir scrupuleusement le dossier, tout cela dans un temps contraint. Cette équation impossible nous place souvent face à un dilemme : qualité ou quantité ?

La pression administrative, ensuite. Ces heures passées à remplir des formulaires, répondre aux courriers, gérer les demandes de certificats en tout genre. Un médecin sur deux consacre désormais plus de temps à ces tâches qu’aux soins directs. La « bureaucratose » chronique, cette maladie professionnelle qui n’existe dans aucun manuel mais que nous connaissons tous.

La pression des attentes, aussi. Celles de nos patients, légitimes mais parfois démesurées. Celles des institutions qui nous demandent d‘être à la fois soignants, gestionnaires, acteurs de santé publique. Celles de la société qui attend de nous une disponibilité permanente, une infaillibilité absolue.

La pression numérique, encore. Messages, mails, résultats d’examens, notifications DMP... La technologie qui devait nous simplifier la vie a créé une nouvelle forme d’urgence permanente. Chaque signal de notre téléphone est potentiellement important, ce qui nous maintient dans un état d’alerte constant, même en dehors des heures de travail.

La pression médico-légale, toujours. Cette épée de Damoclès qui nous force à documenter chaque décision, chaque geste, chaque parole. Qui transforme parfois nos dossiers médicaux en véritables thèses juridiques, par prudence plutôt que par pertinence clinique.

Et puis il y a cette pression plus intime, plus personnelle : celle de nos propres exigences. Cette voix intérieure qui nous rappelle que chaque décision peut avoir des conséquences importantes. Qui nous fait douter, vérifier, consulter, encore et encore.

Le plus paradoxal dans tout cela ? Plus la pression augmente, moins nous nous autorisons à la montrer. Car un médecin stressé inquiète ses patients. Un médecin fatigué perd en crédibilité. Alors nous apprenons à porter notre blouse comme une armure, à sourire même quand nous sommes épuisés, à rester professionnels même quand tout déborde.

Face à ces pressions, certains confrères et consœurs ont trouvé des stratégies d’adaptation dont on pourrait tous s’inspirer. Je pense à ce médecin généraliste qui a instauré une journée sans rendez-vous dans sa semaine, uniquement dédiée aux tâches administratives. À cette autre qui s’est formée à la délégation de tâches et travaille désormais avec une assistante médicale. Ou encore à ce groupe de praticiens qui ont mis en place un système de régulation téléphonique partagée pour filtrer les demandes et mieux gérer leur temps.

Ces initiatives, bien que modestes à l’échelle du système, font une vraie différence dans leur quotidien. Elles leur permettent de réintroduire des espaces de respiration et de récupération dans un emploi du temps chronométré.

C’est peut-être là l’enjeu principal : non pas tant de supprimer toutes les pressions – certaines font intrinsèquement partie de notre métier – mais de créer des soupapes pour les réguler. Des moments où nous pouvons relâcher la vigilance, respirer profondément, nous reconnecter à l’essentiel.

Ces soupapes peuvent prendre différentes formes : un groupe de pairs où l’on peut partager ses difficultés sans jugement, une activité physique régulière qui permet de décharger le stress accumulé, une organisation du travail qui préserve des temps de pause, ou simplement la capacité à dire « non » quand c’est nécessaire.

L’accumulation de pressions a un coût réel – sur notre santé physique et mentale, sur notre vie personnelle et, in fine, sur la qualité des soins que nous prodiguons. Reconnaître ce fait n’est pas un aveu de faiblesse, mais le premier pas vers une pratique plus durable et plus satisfaisante.

Alors peut-être est-il temps d’ouvrir ensemble la discussion sur ces pressions que nous vivons tous, mais dont nous parlons si peu. De partager nos stratégies, nos astuces, nos réussites et nos échecs. Car la cocotte-minute même la plus solide a besoin de sa soupape pour ne pas exploser.

Pour en savoir plus
1. Les Echos Études. Jeunes médecins, portrait d’une génération pas comme les autres.  9 janvier 2024.
2. CNOM. Enquêtes sur les déterminants à l’installation.  11 avril 2019.

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