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Autoprescription : quand les médecins se laissent prendre au piège
J’ai 34 ans. Je suis médecin. Et comme la quasi-totalité de mes collègues, j’ai déjà eu recours à l’autoprescription médicamenteuse. Pas pour me doper. Pas pour fuir un diagnostic grave. Juste parce que c’était pratique. Parce que je n’avais « pas le temps ». Parce que « je savais ce que j’avais ». Parce que passer du côté du bureau où on soigne à celui où on est soigné ressemble à une traversée du désert pieds nus.
Je ne déroge pas à la règle. Et c’est précisément là le problème.
Les raisons invoquées sont toujours les mêmes. Le manque de temps, d’abord. Entre deux gardes, trois consultations urgentes et une formation continue, aller voir un confrère ressemble à un luxe inaccessible. On grappille 10 minutes en se prescrivant un AINS pour une tendinite. On évite la salle d’attente. On esquive le « comment ça va vraiment ? » qui risquerait de faire craquer le vernis.
Vient ensuite la croyance en notre propre expertise. « Je suis médecin, je sais ce que j’ai. »
Cette phrase, je l’ai prononcée. Vous aussi, probablement.
Le problème ? L’autodiagnostic est un piège cognitif. On minimise nos symptômes. On rationalise nos douleurs. On interprète nos résultats avec le biais de celui qui veut que ce ne soit rien de grave. Les médecins retardent leur consultation plus que la population générale. Ils sous-estiment leurs pathologies. Et quand ils consultent enfin, c’est souvent trop tard.
Il y a aussi cette difficulté à redevenir patient. Passer du côté où on écoute au côté où on parle, du côté où on examine au côté où on se déshabille : c’est vertigineux. On peut avoir l’impression de trahir notre statut. De montrer une faiblesse. D’avouer qu’on n’est pas invincible. Que le soignant malade est celui qui abandonne ses patients, l’égoïste qui ose prendre soin de lui. Faux. Archi-faux. Mais cette croyance est ancrée profondément dans notre culture professionnelle.
Et puis, avouons-le, c’est terriblement pratique. Un charriot à portée de main. Une pharmacie au rez-de-chaussée de l’hôpital. Un collègue qui peut « dépanner ». Cette facilité devient un piège. Elle court-circuite l’étape essentielle : le regard extérieur, objectif, bienveillant d’un confrère.
L’autoprescription n’est pas un geste anodin. Impossible d’être son propre médecin. On ne peut pas s’examiner avec le recul nécessaire. On veut que ce soit bénin. On espère que ça passera tout seul. Combien de confrères ont ignoré des symptômes qui auraient dû les alerter ? Combien ont tardé à consulter, transformant une pathologie curable en urgence vitale ? On se prescrit un traitement. On ne contrôle pas. On ne réévalue pas. On ne fait pas de bilan. Résultat : des effets secondaires ignorés, des interactions médicamenteuses dangereuses, des pathologies chroniques mal gérées. Sans parler du risque d’addiction et de mésusage, le sujet tabou par excellence. L’autoprescription n’est pas la cause unique des addictions chez les soignants, mais elle en est un facilitateur.
Nous connaissons pourtant les recommandations par cœur. Ne jamais s’autodiagnostiquer. Consulter un médecin traitant dès les premiers symptômes. Assurer un suivi régulier de sa santé. Ne pas utiliser de médicaments prescrits pour une autre indication. On les récite à nos patients. On les enseigne aux internes. Mais nous ? Nous faisons l’inverse. L’autoprescription devient un réflexe de survie professionnelle. Et un facteur de risque vital.
Il est temps de briser ce tabou. Systématiser l’accès à un médecin traitant pour tous dès l’entrée en faculté de médecine. Former à la gestion de sa propre santé en intégrant dans le cursus médical des modules sur la difficulté de redevenir patient, les biais cognitifs de l’autodiagnostic, les signes d’alerte du burn-out. Développer les plateformes de soutien entre pairs et les rendre mieux connues, mieux financées, mieux accessibles. Créer une culture qui cesse de valoriser le soignant qui « tient bon » et célèbre celui qui consulte, qui s’arrête quand il en a besoin, qui demande de l’aide.
Je ne déroge pas à la règle. J’ai pratiqué l’autoprescription. Pas pour des motifs héroïques. Pour les mêmes raisons bancales que mes collègues : manque de temps, illusion de contrôle, facilité d’accès.
Aujourd’hui, je travaille à changer cette habitude. Pas par vertu. Par cohérence. Je ne peux pas continuer à prêcher la prévention, à vanter les bienfaits du suivi médical, à encourager mes patients à consulter dès les premiers symptômes tout en faisant exactement l’inverse pour moi-même.
L’autoprescription est le tabou qui nous soigne mal. Et tant qu’on ne le nommera pas, tant qu’on ne le combattra pas collectivement, nous continuerons à nous mettre en danger. À retarder nos diagnostics. À minimiser nos souffrances. À nous épuiser en silence.
Un médecin qui prend soin de sa santé n’est pas un mauvais médecin. C’est un médecin responsable.