Il est important de rappeler que le tabac, l’alcool et le cannabis sont consommés depuis plusieurs centaines voire milliers d’années dans les sociétés humaines. Ils ont des circuits de fabrication et de distribution, des modes de promotion formelle (publicité) ou informelle (revendeurs, dealers), une présence dans des œuvres d’art (films, romans, affiches, tableaux). Leur consommation est installée dans des habitudes sociales qui évoluent avec le temps et varient selon des sous-groupes de population. Ces produits font donc partie de notre environnement sociétal.

Actions sur l’environnement sociétal

Une série de mesures de «  prévention  » consiste donc à agir sur cet environnement sociétal. Par exemple, par une réglementation (produits licites ou illicites, âge légal d’achat ou de consommation, publicité autorisée ou interdite, etc.), sur une augmentation des coûts par des taxes (élasticité des prix  : les achats baissent quand les prix augmentent), sur les points de vente (réduire leur nombre, les heures d’ouverture, etc.), sur le packaging (forme neutre, affichage d’un service d’aide, avertissements sanitaires). Il ne s’agit pas vraiment de mesures de prévention mais l’objectif est de créer un environnement décourageant l’usage de ces produits. Nous préférons réserver le terme «  prévention  » à la prévention de l’entrée dans la consommation de substances psychoactives.

Repérage des consommations

Une autre approche, qui n’est pas vraiment de la prévention non plus, consiste à réaliser du repérage de certaines consommations. Cette méthode a largement fait ses preuves mais elle est insuffisamment utilisée  : il s’agit d’interventions brèves, de quelques secondes à quelques minutes, dans le domaine de la consommation de tabac ou d’alcool  : d’une simple question du praticien («  Fumez-vous  ? Voulez-vous que l’on vous aide à arrêter  ?  ») à la remise d’un document. Elle a montré une multiplication par quatre du taux d’arrêt du tabagisme à un an par rapport au groupe contrôle.1

Un repérage des buveurs à risque par un questionnaire suivi d’une intervention brève par un médecin du travail a permis également de réduire la consommation d’alcool en comparaison au groupe témoin.2 

Diagnostic actuel de l’addiction et avenir de la recherche sur les systèmes cérébraux

Dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM- 5) de l’Association américaine de psychiatrie paru en 2013, les termes « abus » et « dépendance » ont été abandonnés car très difficiles à définir.3 Les termes «  usage  », «  usage nocif  » et «  dépendance  » ont été remplacés par «  usage  » et «  trouble lié à l’usage  ». À partir de onze critères, trois niveaux sont définis  : trouble léger (2 ou 3 critères), modéré (4 ou 5 critères) et sévère (6 critères ou plus). 

Mais des critères diagnostiques ne disent rien sur les mécanismes en jeu  ; c’est la raison pour laquelle cette approche par critères diagnostiques est critiquée. Un programme de recherche de long terme nommé RDoC (Research Domain Criteria) a été lancé en 2010 par le National Institute of Mental Health.4 L’idée générale est que le cerveau est un organe comme un autre, qui a des fonctions reposant sur des circuits et des neuromédiateurs. Tout comme les pathologies du cœur correspondent à des dysfonctionnements de telle ou telle fonction (irrigation par les artères coronaires, rythme cardiaque, fonctionnement des valves et du muscle cardiaque), les problèmes de santé mentale correspondent aussi à des dysfonctionnements de certaines fonctions (ou systèmes) cérébrales. Le programme de recherche à long terme doit concerner tous les champs scientifiques (gènes, molécules, cellules, circuits, physiologie, comportements, enquêtes déclaratives). Plusieurs équipes commencent à étudier les addictions sous l’angle de ce nouveau paradigme RDoC.5,6 ­Rezapour et al. proposent ainsi de classer les facteurs de risque et de protection de l’addiction organisés selon les systèmes cérébraux identifiés pour le RDoC (tableau).

Origine de la susceptibilité aux addictions dans l’enfance

L’importante cohorte de naissance Dunedin comprend 1 037 enfants néo-zélandais nés en 1972 et suivis régulièrement depuis. Moffit et al. ont ainsi pu démontrer qu’un faible niveau de self control mesuré dans la petite enfance et l’enfance est prédictif d’un abandon de l’école, d’un tabagisme ou d’une grossesse précoce à l’adolescence (13 - 18 ans).7 Ce même faible niveau de self control au cours de la petite enfance est prédictif à l’âge adulte (26 - 32 ans) de la dépendance à une substance psychoactive, d’autres problèmes de santé (syndrome métabolique, maladies respiratoires, parodontales, infections sexuellement transmises) mais aussi de la situation financière (revenus, existence de dettes) et de démêlés avec la justice. Ce phénomène est indépendant de la situation socio-économique et du niveau de quotient intellectuel, et se retrouve dans les suivis d’enfants de même fratrie qui partagent donc le même environnement d’éducation. Les auteurs proposent d’investir massivement dans des interventions précoces permettant d’augmenter le self control des enfants.

L’exposition à un stress toxique pendant l’enfance est susceptible d’influencer durablement les mécanismes de gestion des émotions qui, à leur tour, sont la source d’un grand nombre de comportements au cours de la vie. Cela se produit dans le cadre d’une interaction entre gènes et environnement qui fait que tel ou tel gène codant le fonctionnement de certains neuromédiateurs serait exprimé différemment.8 Le problème des addictions ne serait que l’une des conséquences comportementales ultérieures.

Cinq programmes de prévention efficaces

À titre d’exemple, cinq programmes de prévention ayant fait la preuve de leur efficacité ont une notoriété internationale et ont été adaptés au contexte culturel français.

Interventions précoces avant et après la naissance

Une intervention précoce très connue est celle développée par David Olds  : le Nurse-Family Partnership. Il s’agit d’effectuer des visites à domicile auprès de futures jeunes mères primipares en difficulté sociale, commençant avant la naissance et se poursuivant jusqu’aux deux ans de l’enfant.9 Après un suivi de quinze ans, Olds et al. ont démontré que les femmes ayant bénéficié du programme avaient moins souvent été maltraitantes envers leur enfant, mais aussi qu’elles s’étaient mieux insérées socialement que les femmes du groupe contrôle. La version française nommée CAPEDP a inclus 440 femmes d’Île-de-France et a fait l’objet du premier essai randomisé et contrôlé français d’intervention précoce.10 À partir de l’expérience acquise avec le projet CAPEDP, Santé publique France a créé une intervention nommée PANJO, en partenariat avec des puéricultrices des services de protection maternelle et infantile.11,12

Soutien à la parentalité

Le programme américain d’aide à la parentalité nommé Strengthening Families Program a été adapté dans de nombreux pays. Il comprend 14 séances avec les familles et leurs enfants et permet d’améliorer la communication intrafamiliale et de réduire l’initiation de la consommation de substances psychoactives.13 Il a été réévalué auprès d’enfants âgés de 6 à 11 ans en France et a montré sa capacité, entre autres, à diminuer l’hyperactivité de l’enfant et à améliorer son bien-être.14

Amélioration du climat de travail en classe de primaire

Le Groupe de recherche sur la vulnérabilité sociale a adapté le programme Good Behavior Game, en développement depuis les années 1960. Il répond tout à fait à la demande de Moffitt d’augmenter le self control des enfants. Ce programme, mis en place par les enseignants de classes primaires, a pour objectif d’améliorer leur capacité à se concentrer et à communiquer en classe par une série de séquences de jeux.15 Les enfants ont été suivis jusqu’à l’âge de 19 à 21 ans, et a été constatée une réduction de 50  % de l’usage de drogues illicites, de 35  % d’abus et dépendance à l’alcool. La réussite scolaire était également meilleure comparativement au groupe contrôle (62  % plus de chance d’aller à l’université).

Développement des compétences psychosociales des adolescents

Le programme européen Unplugged16 a été adapté à la France et réévalué.17,18 Il s’agit d’un programme de douze séances dont l’objectif est de développer les compétences psychosociales chez les collégiens. Il a permis de réduire l’initiation de la consommation de substances psychoactives.

Approches territoriales (Communities that care)

Les deux chercheurs ayant initié cette approche sont David Hawkins et Richard Catalano.19 Leur idée était de combiner un diagnostic territorial avec des questionnaires permettant d’étudier les facteurs de risque et de protection face à la consommation de substances psychoactives chez les jeunes. Cette phase diagnostique permet de choisir une intervention efficace pour les problèmes repérés.20 C’est exactement l’approche qui a permis au Groupe de recherche sur la vulnérabilité sociale de choisir le programme Good Behavior Game, ou jeu du comportement adapté dans les classes primaires.21 Cette approche se développe dans de nombreux pays d’Europe.

Cinquante ans d’interventions préventives des addictions

La prévention des addictions nécessite de bien comprendre les mécanismes sociaux et biologiques sous-jacents qui s’installent très précocement dans la vie. Il est ensuite nécessaire de ne pas repartir d’une feuille blanche mais de se servir de la cinquantaine d’années d’évaluation scientifique d’interventions préventives des addictions. Ce qui signifie à la fois adapter des interventions internationales au contexte culturel français, et expérimenter et évaluer scientifiquement des innovations nationales.

Parmi les interventions démontrées comme efficaces dans la littérature scientifique internationale et réalisables par les médecins généralistes, les interventions brèves de repérage et de conseil sont encore insuffisamment déployées en France.

Références
1.  Slama K, Karsenty S, Hirsch A. Effectiveness of minimal intervention by general practitioners with their smoking patients: A randomised, controlled trial in France. Tob Control 1995;4(2):162-9.
2.  Michaud P, Kunz V, Demortiere G, et al. Efficiency of brief interventions on alcohol-related risks in occupational medicine. Global Health Promotion 2013;20:99-105.
3. Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie. Classifications des conduites addictives. Décembre 2019. https://urls.fr/hOAwjM
4. National Institute of Mental Health (NIH). Research domain criteria (RDoC). https://urls.fr/z935Ro
5. Rezapour T, Rafei P, Baldacchino A, et al. Neuroscience-informed classification of prevention interventions in substance use disorders: An RDoC-based approach. Neurosci Biobehav Rev 2024;159:105578.
6. Yücel M, Oldenhof E, Ahmed SH, et al. A transdiagnostic dimensional approach towards a neuropsychological assessment for addiction: An international Delphi consensus study. Addiction 2019;114(6):1095-109.
7. Moffitt TE, Arseneault L, Belsky D, et al. A gradient of childhood self-control predicts health, wealth, and public safety. Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America 2011;108(7):2693-8.
8.  Caspi A, Sugden K, Moffitt TE, et al. Influence of life stress on depression: Moderation by a polymorphism in the 5-HTT gene. Science 2003;301(5631):386-9.
9.  Olds DL, Eckenrode J, Henderson CR, et al. Long-term effects of home visitation on maternal life course and child abuse and neglect. Fifteen-year follow-up of a randomized trial. JAMA 1997;278(8):637-43.
10.  Saias T, Greacen T, Tubach F, et al. Supporting families in challenging contexts: The CAPEDP project. Glob Health Promot 2013;20(2 Suppl):66-70.
11.  Sempe S, Saias T, Pedrono G, et al. Prévention précoce : résultats de l’étude d’efficacité portant sur l’intervention PANJO expérimentée par onze PMI. Santé publique 2022;34:23c.
12. Santé publique France. L’intervention PANJO : prévention précoce, données probantes et services de PMI. 7 décembre 2022. https://urls.fr/o_0IZU
13.  Spoth RL, Redmond C, Shin C. Randomized trial of brief family interventions for general populations: Adolescent substance use outcomes 4 years following baseline. J Consult Clin Psychol 2001;69(4):627-42.
14.  Lasbeur L, Pelat C. Évaluation de l’efficacité du Programme de soutien aux familles et à la parentalité 6-11 ans, en comparaison avec une intervention minimale de la parentalité. Santé publique France. 6 juillet 2023.  https://urls.fr/mFmCP7 
15.  Kellam SG, Anthony JC. Targeting early antecedents to prevent tobacco smoking: Findings from an epidemiologically based randomized field trial. American Journal of Public Health 1998;88(10):1490-5.
16.  Faggiano F, Vigna-Taglianti F, Burkhart G, et al. The effectiveness of a school-based substance abuse prevention program: 18-month follow-up of the EU-Dap cluster randomized controlled trial. Drug and Alcohol Dependence 2010;108(1-2):56-64.
17.  Lecrique JM. Résultats de l’évaluation du programme Unplugged dans le Loiret. Projet porté par l’Association pour l’écoute et l’accueil en addictologie et toxicomanies (Orléans) et évalué en 2016-2017 par Santé publique France. 2019. 169 p. https://urls.fr/Ku2bob
18. Fédération Addiction. Unplugged: la prévention des addictions au collège. https://www.federationaddiction.fr/unplugged/
19. The Center for Communities That Care. https://www.communitiesthatcare.net/about/
20.  Van Horn ML, Fagan AA, Hawkins JD, et al. Effects of the communities that care system on cross-sectional profiles of adolescent substance use and delinquency. Am J Prev Med 2014;47(2):188-97.
21. Santé publique France. Programme Good Behavior Game (GBG) ou le jeu du comportement adapté. 18 janvier 2022. https://urls.fr/sxhD00

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Résumé

Les substances psychoactives les plus consommées sont souvent installées depuis longtemps dans l’environnement de nos sociétés humaines. Une première série de mesures pour prévenir les addictions consiste donc à modifier l’environnement pour décourager leur usage par des réglementations ou des taxes. Une autre série d’actions repose sur l’identification des utilisateurs afin de les aider à réduire ou arrêter leur consommation. Il s’agit en particulier du repérage précoce et des interventions brèves. Mais aucune des mesures indiquées ci-dessus ne constitue de la prévention au sens strict, qui consiste en principe à éviter l’entrée dans la consommation et non à aider à en sortir. Les données des cohortes nous enseignent que des événements précoces négatifs peuvent augmenter le risque de consommation de substances psychoactives. Il est donc important de mobiliser les cinquante ans de recherche en prévention qui ont permis de montrer l’intérêt des visites à domicile avant et après une naissance, des programmes d’aide à la parentalité, ceux d’amélioration du climat de travail scolaire en primaire, de l’acquisition de compétences psychosociales à l’adolescence. Ces approches à large spectre, non spécifiques de la prévention des addictions, ont aussi l’avantage d’agir positivement dans de nombreux secteurs de la vie sociale.