La Revue du Praticien : La France fait-elle moins bien que ses voisins européens en matière de greffe de rein ?
A. Tenaillon : Il est difficile de répondre par oui ou par non, car la situation est plus nuancée. Si l’on se réfère aux données publiées pour 20181, la France est dans le peloton de tête avec 54,7 greffes rénales par million d’habitants (pmp), à égalité avec le Royaume-Uni mais largement derrière l’Espagne (71,4 pmp) et les Pays-Bas (58,4 pmp). Cependant, en matière de santé et notamment de greffe, les chiffres ne signifient pas grand-chose au regard de l’attente des patients dont la qualité de vie est largement impactée, sans parler du risque vital parfois engagé.
Les chiffres ne sont pas les mêmes selon que l’on compare les prélèvements sur des sujets décédés ou vivants. Le retard français concerne surtout les prélèvements sur les donneurs vivants et sur les donneurs décédés d’un arrêt cardiaque, qu’il survienne en réanimation à la suite d’un arrêt des soins (dits Maastricht III) ou qu’il soit spontané dans un lieu public (dits Maastricht I ou II selon la présence sur place d’un témoin actif). En ce qui concerne les donneurs vivants, la France (avec un taux de 8,3 ppm) est en retard sur les autres pays européens, en particulier ceux du Nord comme l’Islande (30 ppm), les Pays-Bas (24,6 ppm), le Royaume-Uni (15,5 ppm), la Suède (14,4 ppm) ou encore la Norvège (13,6 ppm) ou le Danemark (13,3).
Comment expliquer la baisse des donneurs vivants depuis 2018 ?
Il s’agit d’un phénomène complexe lié sans doute à de nombreuses causes.
Les campagnes en faveur du don du vivant, longtemps interdites, ne sont régulièrement organisées par l’Agence de la biomédecine que depuis quelques années, mais le message reste lent à passer et des résistances persistent, tant dans certaines équipes de transplantation que chez nos concitoyens. Pourtant, ce type de greffe est celui qui donne les meilleurs résultats en termes de qualité et de durée de vie du greffon, et laisse une possibilité de greffe préemptive, c’est-à-dire sans passer par la dialyse, ce qui est capital tant pour la survie des patients que pour leur moral ; enfin, c’est la greffe la plus économique par sa durée, tout en libérant un rein cadavérique pour greffer un autre malade en attente.
Il existe une grande hétérogénéité entre les équipes en France en ce qui concerne la réalisation des greffes à partir de donneurs vivants. Huit équipes réalisent plus de 20 % de leurs greffes à partir de donneurs vivants allant même jusqu’à 33 % pour Grenoble et 28 % pour Toulouse (dépassant les pays nordiques). Pour d’autres comme Lille, Angers ou Brest, ces chiffres ne sont que de 6 à 10 %. Manque de motivation ou nombre de greffons cadavériques suffisant pour la liste d’attente des malades dans ces régions, mais au détriment de la collectivité nationale !
Le surcroît d’investissement en termes de temps et de personnel qualifié est sans doute un des freins majeurs, dans une période marquée par un climat difficile dans les hôpitaux. La recherche et le bilan des donneurs vivants potentiels nécessite beaucoup de temps et un personnel infirmier spécialisé dédié dont ne disposent pas toutes les équipes. Sur un plan purement technique, la greffe à partir de donneur vivant nécessite de libérer en même temps deux blocs opératoires (l’un pour prélever et l’autre pour greffer), ce qui, en période de pénurie de personnel de bloc, génère des conflits entre les équipes de chirurgie même si des moyens à titre exceptionnel ont été attribués à cet effet aux hôpitaux en 2019.
Enfin, la publication de trois études scientifiques depuis 2017 (deux études américaines et une norvégienne2-4) retrouvant un sur-risque d’insuffisance rénale terminale chez les donneurs vivants, voire une mortalité augmentée, ont sans doute contribué au recul des greffes par donneurs vivants dans plusieurs pays dont la France. Rappelons que les résultats de ces études, critiquées au regard des biais concernant les populations étudiées, sont contradictoires avec les résultats des études et méta-analyses précédentes5-8 qui semblaient affirmer que les donneurs vivants avaient une espérance de vie supérieure à la moyenne nationale, probablement du fait d’un suivi médical rapproché après le don.
Quels sont les leviers pour assurer la réussite du Plan greffe 2017-2021 ?
Ce Plan avait été établi en pleine période d’euphorie car, jusqu’en 2017, tous les clignotants de la transplantation et du prélèvement étaient au vert, avec une progression régulière du nombre de greffes. Depuis deux ans, les chiffres sont en régression, malgré un petit sursaut en 2019.
Quelques tentatives d’explications ont été données : sévérité de l’épidémie de grippe en 2018, baisse des accidents vasculaires cérébraux et des accidents de la route, phénomène malgré tout assez général en Europe (notamment en Espagne où les prélèvements ont pourtant augmenté).
Il faut sans doute refaire une analyse complète de toute la filière du don et de la greffe pour essayer de mieux comprendre ce phénomène et répondre à de nombreuses questions : pourquoi les refus de prélèvement ne baissent-ils pas malgré le changement de loi ? Pourquoi existe-t-il une grande hétérogénéité selon les régions ? Les crises sociales qui nous affectent – ou celle de l’hôpital – jouent-elles un rôle ? Faut-il revoir l’organisation régionale de l’Agence de la biomédecine ? La motivation des équipes de coordination sur le terrain est-elle adaptée, ainsi que leur formation ? Les personnels en charge des transplantations et des prélèvements sont-ils en nombre suffisant ?
Pour ce faire, il faut que toutes les parties prenantes, sans préjugés (professionnels de santé en charge de la transplantation et du prélèvement, institutionnels en prise avec ce sujet, notamment l’Agence de la biomédecine mais aussi la DGS et la DGOS, les ARS, les fédérations hospitalières, l’Assurance maladie sans oublier les représentants des malades au travers de leurs associations), se réunissent à nouveau comme cela avait été le cas pour les États généraux du rein en 2012-2013 afin de mettre à plat les problèmes éventuels et essayer de trouver ensemble des solutions pour répondre au mieux, dans une confiance partagée, aux besoins des malades en attente de greffe. Cela permettra sans aucun doute de mutualiser les résultats des travaux et réflexions déjà entrepris par l’Agence de la biomédecine, les sociétés de néphrologie et de transplantation et celles des associations de malades.
Alexandra Karsenty, La Revue du Praticien
Alain Tenaillon est membre du comité de lecture et de rédaction scientifique de La Revue du Praticien. Il participe au conseil d’administration de l’association de patients « RENALOO ».