Le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel, communément surnommé « prix Nobel d’économie », a été attribué cette année à Esther Duflo. C’est une femme (la deuxième à recevoir cette distinction après Elinor Ostrom), elle est française (et américaine), elle est aussi le/la plus jeune économiste à avoir obtenu ce prix (46 ans).
Avant d’être l’une des plus brillantes économistes de sa génération, Esther Duflo est d’abord une femme de conviction. Née dans une famille protestante, d’un père mathématicien et d’une mère pédiatre, qui participe régulièrement à des actions humanitaires en tant que médecin, elle a été scoute et a participé très tôt à des activités au sein d’organisations non gouvernementales ou d’autres associations comme Les Restos du cœur. Cette fibre humanitaire et sociale l’a conduite très tôt à s’indigner de l’importance de la pauvreté dans le monde. C’est parce qu’elle a compris que l’économie pouvait donner les moyens de la réduire et d’améliorer le sort des plus démunis qu’elle s’est lancée dans l’étude de cette discipline. Du protestantisme, elle a aussi hérité de ce que le sociologue Max Weber a nommé l’éthique de la besogne. Son enthousiasme, sa capacité de travail et d’assimilation de nouvelles connaissances ont fortement impressionné tous les enseignants qui ont contribué à sa formation, en France et aux États-Unis. Aujourd’hui, ce sont encore 13 heures de travail quotidien, 7 jours sur 7…

Formation et carrière

Elle s’est formée à l’économie au département de sciences économiques et sociales de l’École normale supérieure. C’est dans ce cadre très pluridisciplinaire, où la sociologie, les enquêtes empiriques font bon ménage avec l’économie, qu’elle a compris la nécessité d’infléchir drastiquement les orientations dominantes de la science économique ; laquelle ne jurait à l’époque que par les modèles économétriques les plus sophistiqués et une formalisation mathématique à outrance. « Un économiste doit être plus proche d’un plombier que d’un physicien qui cherche à dégager les grandes lois du monde », dira-t-elle plus tard à une journaliste de l’hebdomadaire La Vie. Le retour aux données, aux enquêtes de terrain, également pratiqué dans d’autres domaines par son camarade Thomas Piketty, qui considère, lui aussi, que l’économie est une branche des sciences sociales, a constitué un virage salutaire pour cette discipline. C’est ce même Thomas Piketty qui lui a conseillé de s’engager dans l’économie appliquée, celle du développement, discipline alors peu fréquentée et même méprisée par l’establishment économétrique.
Poursuivant ses études (Ph.D) dans le cadre du prestigieux Massachussets Institute of Technology (MIT), à Boston, elle y soutient sa thèse en 1999, intitulée Three Essays in Empirical Development Economics (Trois essais sur l’économie empirique du développement) consacrée à l’évaluation économique des projets de développement. La même année, elle intègre le département d’économie du MIT comme assistant professor. Elle y est titularisée comme full professor en 2004, à l’âge de 32 ans.

Contre la pauvreté : expérimenter et évaluer

Au MIT, Esther Duflo fonde, en mai 2007, l’Abdul Latif Jameel Poverty Action Lab (J-PAL). Ce laboratoire pour le développement et la lutte contre la pauvreté est un réseau de 171 chercheurs affiliés dans 56 universités du monde entier dont la mission consiste à lutter contre la pauvreté en conduisant des évaluations aléatoires, en diffusant les résultats des recherches et en dispensant des formations sur la théorie et la pratique des évaluations aléatoires.
Esther Duflo a en effet mis au point dans le domaine de l’économie une méthode s’inspirant des travaux de Joshua Angrist (qui fut son second directeur de thèse) et des expériences de terrain aléatoires. Les médecins en connaissent bien le principe. La méthode de l’expérimentation aléatoire leur sert depuis un siècle à mesurer l’efficacité d’une nouvelle molécule. Une fois constitué un échantillon de personnes souffrant d’une même pathologie et potentiellement concernées par une nouvelle thérapie, on tire au hasard celles qu’on va soumettre au traitement et celles, en nombre égal, à qui sera administré un placebo. Esther Duflo et le J-PAL procèdent exactement de la même manière dans des domaines aussi variés que la santé, l’éducation ou l’alimentation.
Comment rendre plus efficaces les campagnes de vaccination ? Comment améliorer l’instruction des enfants à moindre coût ? Comment lutter contre l’absentéisme des enseignants ou des infirmières ? Des questions d’autant plus cruciales que la santé et l’éducation sont les préalables non seulement au bien-être social mais aussi à la liberté. De l’Inde au Malawi, du Kenya au Mexique, la méthode de l’expérimentation aléatoire permet ainsi de répondre à de nombreuses questions.
Un exemple : début 2010, au Kenya, le gouvernement décide de dédoubler les petites classes en passant de 80 élèves par enseignant à 40. Les équipes du J-Pal ont évalué l’efficacité de la mesure en étudiant d’un côté les performances des élèves dans des classes à 40, de l’autre celles des élèves de classes restées à 80 faute de moyens. Contre-intuitif, le résultat est négatif : malgré l’allégement des classes, rien n’a changé entre les deux groupes d’élèves : mêmes difficultés d’enseignement dans les deux cas. Mieux vaut le savoir que de persévérer dans une voie sans issue ! « Expérimenter sans relâche pour améliorer la vie des pauvres, c’est ainsi, estime Esther Duflo, que la vie civique pourra s’épanouir dans les pays en développement. »
Célèbre dans le milieu pour son humilité proverbiale, Esther Duflo bénéficie quand même aujourd’hui d’une reconnaissance internationale que vient couronner son prix Nobel partagé avec son mari, Abhijit Banerjee, et Michael Kremer. Membre de l’Académie américaine des arts et des sciences, de l’Académie des technologies et membre correspondant de la British Academy, elle siège depuis 2018 au conseil scientifique de l’Éducation nationale. Elle a également occupé en 2008-2009 la première chaire internationale « Savoirs contre pauvreté » du Collège de France à Paris soutenue par l’Agence française de développement (v. encadré). Impressionnante aussi est la liste des prix qu’elle a obtenus au cours de sa jeune carrière (v. encadré). 
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« Savoirs contre pauvreté »

« Nous ne détenons pas la clé de la fin de la pauvreté. Mais il est possible de lutter mieux contre les maux qu’elle engendre. Le savoir a sa place dans cet effort : il doit nous aider à proposer des solutions et à en évaluer la pertinence.

Je vais m’attacher à montrer le rôle possible de l’économie dans la lutte contre la pauvreté, en présentant la méthode expérimentale en économie du développement. Cette approche privilégie l’expérimentation créative : elle part du principe qu’il est possible d’améliorer la politique économique et sociale en essayant de nouvelles approches et en tirant les leçons de leurs succès et de leurs échecs. Les politiques de lutte contre la pauvreté sont évaluées avec la rigueur des essais cliniques. Idées nouvelles et solutions anciennes sont évaluées sur le terrain, ce qui permet d’identifier les politiques efficaces et celles qui ne le sont pas. Ce faisant, nous améliorons notre compréhension des processus fondamentaux qui sont à l’origine de la persistance de la pauvreté. Science et lutte contre la pauvreté se renforcent ainsi mutuellement. »

Extrait de la leçon inaugurale de la chaire « Savoirs contre pauvreté » du Collège de France, prononcée le 8 janvier 2009 par Esther Duflo (in : Expérience, science et lutte contre la pauvreté. Paris : Éditions Collège de France/Fayard, 2009).

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De nombreuses distinctions

2002 : prix Elaine-Bennett pour la recherche de l’American Economic Association. Ce prix récompense une femme de moins de 40 ans dont les contributions en recherche économique sont exceptionnelles.

2005 : prix du meilleur jeune économiste de France, décerné par Le Monde et le Cercle des économistes.

2009 : lauréate du prix MacArthur.

2010 : médaille John-Bates-Clark pour son rôle essentiel dans l’économie du développement, en recentrant cette discipline sur les questions microéconomiques et les expériences à grande échelle sur le terrain.

2011 : lauréate de la médaille de l’innovation du CNRS.

2014 : prix Albert O. Hirschman, aux côtés d’Abhijit Banerjee et du Abdul Latif Jameel Poverty Action Lab.

2014 : prix Erna Hamburger de la fondation EPFL-Women In Science and Humanities.

2015 : prix Princesse des Asturies des sciences sociales pour ses travaux d’études sur les causes de la pauvreté et ses propositions pour la combattre à partir du prisme microéconomique.

2019 : prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel aux côtés de Michael Kremer et Abhijit Banerjee pour leurs travaux sur la lutte contre la pauvreté.

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Prix Nobel : articles déja parus

- Prix Nobel de la Paix 2018 : Dr Denis Mukwege, pour sa carrière exemplaire marquée par la compétence et le courage. Gentilini M. Denis Mukwege, un prix Nobel contre le martyr des femmes. Rev Prat 2019;69:362-4.

- Prix Nobel de médecine 2018 : James Allison et Tasuku Honjo, pour leurs travaux sur les mécanismes de contrôle de la réponse immunitaire. Lebranchu Y. L’immunothérapie des cancers honorés par un prix Nobel. Rev Prat 2019;69:243-6.

- Prix Nobel de médecine 2017 : Jeffrey Hall, Michael Rosbash et Michael Young, pour leurs travaux sur les mécanismes à l’origine des rythmes circadiens. Dauvilliers Y. Un premier prix Nobel pour la chronobiologie. Rev Prat 2018;68:27-30.

- Prix Nobel de médecine 2016 : Yoshinori Ohsumi, pour ses travaux sur l’autophagie. Codogno P, Rautou PE. L’autophagie ou l’autodigestion cellulaire honorée par un prix Noble. Rev Prat 2016;66:1065-7.

- Prix Nobel de médecine 2015 : Tu Youyou, Satoshi Omura et Willima Campbell, pour leur découverte l’artémisinine et de l’ivermectine. Bouchaud O. Artémisinine et ivermectine : le Nobel qui récompense des millions de morts évitées. Rev Prat 2016;66:7-9.

- Prix Nobel de chimie 2015 : Thomas Lindahl, Paul L. Modrich et Aziz Sancar, pour leur contribution à la compréhension des mécanismes de réparation de l’ADN. Coin F, Egly F. La chirurgie de l’ADN honorée par un prix Nobel. Rev Prat 2015;65:226-8.

- Prix Nobel de médecine et de physiologie 2013 : Randy Schekman, James Rothman et Thomas Südhof, pour leurs travaux sur les mécanismes du transport intracellulaire. Kuster A, Galli T. Prix Nobel de médecine et physiologie 2013 – Le trafic vésiculaire récompensé. Rev Prat 2014;64:175-7.

- Prix Nobel de médecine 2012 : John Gurdon et Shinya Yamanaka pour leur démonstration que des cellules matures peuvent être reprogrammées en cellules pluripotentes. Coulombel L. Nobel de médecine 2012 changement de programme ! Rev Prat 2013;62:156-8.

- Prix Nobel de physique 2012 : Serge Haroche pour ses travaux sur l’optique quantique et l’interaction fondamentale entre la lumière et la matière. Corvol P. Serge Haroche, un NobeL à la rencontre de la lumière et de la matière. Rev Prat 2013;63:160-1.

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