La fièvre typhoïde, longtemps confondue au sein des fièvres entériques, a été rigoureusement décrite et individualisée aux plans anatomoclinique et épidémiologique par Pierre Bretonneau (1778 - 1862), alors médecin à l’hôpital de Tours, lors de l’épidémie de 1818 - 1819 (fig. 1). Il lui a d’abord donné le nom de dothiénentérie, avant que Pierre Louis (1787 - 1872), promoteur de la statistique en médecine, lui attribue l’appellation définitive de fièvre typhoïde en 1829.1 L’agent responsable de cette redoutable maladie, mortelle dans près de 10 % des cas en l’absence de traitement, a été décrit en 1880 par Karl Eberth (1835 - 1926), professeur à l’université de Zurich, puis cultivé et identifié par Georg Gaffky (1850 - 1918) sous le nom de bacille d’Eberth ou Eberthella typhosa. On le nomme à présent Salmonella enterica sérotype Typhi. Cette bactérie appartient au genre Salmonella, mais son réservoir est strictement humain. S. enterica Paratyphi A et B sont deux autres sérotypes humains, agents des fièvres paratyphoïdes. Ces bactéries sont associées au « péril fécal », la contamination résultant d’une transmission directe à partir d’une personne malade ou d’un porteur sain, ou indirecte par l’eau ou les aliments. Endémo-épidémique dans toutes les collectivités humaines qui ne bénéficient pas d’une bonne hygiène pour ce qui concerne l’assainissement, l’eau potable, les aliments et le lavage des mains, la typhoïde était une cause importante de morbidité et de mortalité en Europe jusqu’à la première moitié du XXe siècle.
Premiers vaccins antityphoïdiques
L’histoire de la vaccination connaît un véritable essor avec l’ère pasteurienne et la capacité de cultiver les agents bactériens des maladies infectieuses au fur et à mesure de leur identification. En 1879, Louis Pasteur (1822 - 1895) développe un premier vaccin vivant atténué contre le choléra des poules, puis, en 1881, contre le charbon des moutons. En 1885, il est rejoint par André Chantemesse (1851 - 1919), médecin spécialiste de la fièvre typhoïde, initié à la bactériologie dans le laboratoire de Robert Koch à Berlin (fig. 2). L’année suivante, assisté par Fernand Widal (1862 - 1929), lui aussi médecin et bactériologiste, Chantemesse montre qu’une culture du bacille de la typhoïde chauffée à 120 °C et injectée au cobaye par voie sous-cutanée protège l’animal quand on lui inocule la bactérie virulente, mais il observe que cette protection est de courte durée.
Les premiers essais de vaccination chez l’homme sont réalisés avec un vaccin tué par la chaleur, de façon quasi simultanée en 1896 par deux Allemands, Richard Pfeiffer (1858 - 1945) et Wilhelm Kolle (1868 - 1935) et un Anglais, Almroth Wright (1861 - 1947) [fig. 3], qui obtient de bons résultats chez les soldats britanniques au Transvaal, en Inde, en Égypte et à Chypre.2
La typhoïde est, en effet, un fléau redoutable pour les armées en raison des conditions d’hygiène dégradées dans lesquelles vivent les troupes en campagne. En France, le médecin général inspecteur Hyacinthe Vincent (1862 - 1950), professeur au Val-de-Grâce et titulaire de la chaire d’épidémiologie depuis 1896, connaît bien les ravages que la fièvre typhoïde peut produire au sein des forces combattantes (fig. 4). Dès 1908, il expérimente différentes méthodes d’inactivation du bacille d’Eberth et les compare avec le vaccin chauffé. Il teste ainsi des préparations stérilisées par l’éther, le toluène, le chloroforme, le bleu de méthylène et des suspensions dans l’huile ou dans des substances colloïdales. Ayant réalisé des essais sur le cobaye, puis sur lui-même et sur ses élèves, il conclut que le vaccin inactivé à l’éther est la formulation la plus immunogène. En 1909, il est nommé directeur du Laboratoire de vaccination anti-typhoïdique et de sérothérapie de l’armée, nouvellement créé au Val-de-Grâce par le ministère de la Guerre.
Chauffage ou éther ?
En février 1910, en réponse à la demande du gouvernement, l’Académie de médecine, dont Chantemesse et Vincent sont membres titulaires, crée une commission sur la vaccination antityphoïdique. Vincent en est nommé rapporteur. L’année suivante, les deux protocoles de vaccination sont validés : trois ou quatre injections du vaccin de Chantemesse inactivé par chauffage à 50 - 60 °C versus quatre injections du vaccin de Vincent stérilisé par l’éther. La commission conclut : « Il y a lieu de recommander l’emploi facultatif de la vaccination antityphique comme un moyen rationnel et pratique de diminuer, dans des proportions sensibles, la fréquence et la gravité de la fièvre typhoïde en France et dans les colonies. Cette recommandation s’adresse en particulier à tous ceux que leur profession expose à la contagion directe ou indirecte par le bacille de la fièvre typhoïde. »
La même année, ayant associé les bacilles paratyphiques A et B au bacille de la typhoïde dans le vaccin T.A.B., Vincent vaccine avec succès des régiments en Afrique du Nord et rend cette vaccination obligatoire pour les troupes du Maroc. En 1912, ce même vaccin permet d’arrêter en un mois l’épidémie de typhoïde qui avait causé 2 000 cas à Avignon. Les résultats encourageants des expérimentations à grande échelle menées depuis trois ans incitent Vincent à proposer que la vaccination devienne obligatoire dans les armées. En décembre 1913, un projet de loi est déposé dans ce sens par le sénateur Léon Labbé (1832 - 1916), chirurgien renommé et académicien.
Six mois avant le déclenchement de la Grande Guerre, à l’approche du vote de cette loi par le Parlement, l’Académie de médecine devient le théâtre d’affrontements directs, bien que courtois, entre Chantemesse et Vincent, tous deux animés d’une forte motivation pour promouvoir le vaccin qu’ils ont développé.3 Lors de la séance du 3 mars, Chantemesse passe à l’attaque. Ayant rappelé son rôle de précurseur dans la mise au point de la vaccination antityphoïdique, il détaille les bons résultats obtenus par le procédé de chauffage et soutient que ce vaccin monovalent donne de meilleurs résultats que le vaccin polyvalent T.A.B. Il suggère aussi que des effets indésirables du vaccin à l’éther seraient volontairement dissimulés : « Ce n’est pas l’efficacité du vaccin préparé au Val-de-Grâce que je discute. Il est bon, et d’ailleurs pourquoi serait-il mauvais, puisqu’il n’y a qu’un vaccin antityphoïde, toujours le même, habillé sous des parures diverses ? Mais que deviennent, au point de vue de l’évolution d’une tuberculose latente, les recrues auxquelles on a donné de fortes réactions par le vaccin ? (…) S’il faut subir la loi de la vaccination antityphoïde obligatoire, nous avons le droit de demander qu’on choisisse la préparation vaccinale qui déprime et qui altère le moins l’organisme des vaccinés ». Le 10 mars, Vincent répond : « Dans une communication à l’occasion de 14 000 vaccinations faites avec le vaccin de Pfeiffer et Kolle ou de Russell, que M. Chantemesse a importé récemment en France, mon collègue a réédité, il y a une semaine, des allégations inexactes ou des critiques qu’il est sans intérêt de relever (…). Une note officielle a conseillé d’attendre que la période des maladies hivernales soit passée avant de poursuivre les opérations de vaccination antityphoïdique dans l’armée. M. Chantemesse s’est efforcé de trouver, à cette circulaire, des motifs extraordinaires ou cachés, qui n’ont pas laissé de surprendre singulièrement les médecins de l’armée. Elle paraît l’avoir fort ému. Je vais m’empresser de le rassurer, en rappelant les raisons bien simples qui l’ont inspirée… ».
Le 24 mars, Chantemesse demande la parole et revendique de nouveau, avec Widal, la paternité de la découverte du vaccin. Il décrit longuement ses expérimentations réalisées sur la souris en 1887 - 88, avant d’ajouter : « Notre honorable collègue, M. Vincent, nous a rappelé le grand nombre de vaccinations antityphoïdiques qu’il a pratiquées et le service qu’il a rendu. Là-dessus, je suis de son avis ; mais qu’il me permette de rappeler aussi que, depuis trente ans, j’ai consacré ma vie à l’étude de la fièvre typhoïde, que j’ai passé dans un service de typhiques la majeure partie de ma carrière hospitalière, et que, parmi quelques faits nouveaux que j’ai pu mettre au jour, soit seul, soit avec mes collaborateurs, la constatation de pouvoir vacciner contre l’infection typhoïde, par du vaccin stérilisé par chauffage, est un de ceux auxquels j’attache le plus de prix ». Vincent rétorque : « … Ce n’est pas moi qui ai soulevé cette polémique. Elle n’offre, d’ailleurs, aucun intérêt pour l’Académie, l’opinion de chacun étant faite sur cette question ». Puis il réfute un par un les arguments de Chantemesse : les cultures chauffées perdent leur pouvoir immunogène au-delà de 65 °C, le vaccin polyvalent à l’éther est plus efficace et mieux toléré que le vaccin chauffé, cette supériorité étant confirmée dans l’armée française au Maroc, dans l’armée italienne en Libye, à l’Assistance publique des Hôpitaux de Paris et en Belgique.
L’épreuve de la Grande Guerre
Le 28 mars 1914, la loi Labbé est votée, quatre mois avant la déclaration de guerre.4 Il était temps : lorsque le conflit éclate, 3 780 000 hommes sont mobilisés entre le 2 et le 18 août. La plupart (96 %) ne sont pas encore vaccinés, notamment les 2 200 000 réservistes. Dès le début du conflit, les cas de typhoïde se multiplient dans l’armée en raison du manque d’hygiène dans les tranchées. À partir du mois de novembre, on compte 14 000 nouveaux cas par mois, avec un taux de létalité de 12 %. Les convalescents restent inaptes au service pendant six mois en moyenne. L’ampleur de l’épidémie menace les capacités opérationnelles.5
Vincent persuade le Haut Commandement d’ordonner la vaccination de l’ensemble des troupes dans les délais les plus brefs. Il faut aller vite pour juguler l’épidémie. Les deux types de vaccin sont distribués : le vaccin à l’éther produit au Val-de-Grâce pour l’armée de Terre et le vaccin chauffé à l’Institut Pasteur pour la Marine. Malgré des conditions difficiles liées au contexte opérationnel, ainsi qu’à une certaine défiance des soldats vis-à-vis de la vaccination, cette entreprise gigantesque, comportant plusieurs dizaines de millions d’injections, fait régresser l’épidémie en 1915. L’année suivante, la fréquence croissante des fièvres paratyphoïdes nécessite l’emploi du vaccin polyvalent T.A.B. L’incidence de la maladie s’effondre en 1917, la mortalité s’abaissant jusqu’à devenir négligeable en 1918.
La victoire étant acquise, les controverses sur la valeur respective du vaccin à l’éther et du vaccin chauffé sont oubliées. L’emploi massif des deux vaccins a permis d’éviter une catastrophe sanitaire qui aurait pu changer le cours de la guerre. En 1915, l’Académie des sciences avait décerné le prix Osiris « à l’œuvre de la vaccination antityphoïdique » à Chantemesse, Widal et Vincent. Chantemesse meurt de la grippe espagnole le 25 février 1919. Vincent reçoit l’hommage des maréchaux Joffre et Foch. Il est cité à l’ordre de l’Armée et, le 28 décembre 1945, à l’ordre de la Nation par Charles de Gaulle.
Vers de nouveaux vaccins antityphoïdiques
Vingt ans après, le vaccin T.A.B. est toujours utilisé. Son association aux anatoxines diphtérique (valence D) et tétanique (valence T) est due à la collaboration entre Christian Zoeller (1888 - 1934), professeur agrégé du Val-de-Grâce, et Gaston Ramon (1886 - 1963), vétérinaire, pasteurien qui avait déjà mis au point l’anatoxine diphtérique. La vaccination triple associée TABDT, testée dans trente régiments dès 1934, devient obligatoire dans les armées en 1936. Elle est administrée par voie sous-cutanée dans la région sus-scapulaire sous un volume de 2 millilitres. La fréquence des effets indésirables, généralement sans gravité, impose un repos et une diète de quarante-huit heures après l’injection. Épreuve initiatique du service militaire, la vaccination TABDT restera en vigueur jusqu’en 1990, laissant un souvenir douloureux à des générations de jeunes recrues.
Dans les années 1990, la mauvaise tolérance des vaccins préparés à partir de bactéries inactivées par la chaleur fait abandonner le vaccin T.A.B. au profit de nouvelles formulations vaccinales. En 1994, un vaccin polyosidique monovalent, Typhim Vi, est mis sur le marché. Il est constitué de la capsule de S. typhi portant l’antigène de virulence (Vi). Ce vaccin est efficace pendant trois ans après une seule injection et beaucoup mieux toléré, mais il ne peut pas être utilisé avant l’âge de 2 ans. Il peut être associé au vaccin contre l’hépatite A dans la formulation Tyavax (non disponible en France). Il peut aussi être conjugué à l’anatoxine tétanique : le vaccin Typbar TVC (non disponible en France), utilisable dès l’âge de 6 mois, reste efficace pendant cinq ans.
Plus récemment est apparu un vaccin vivant atténué, Vivotif, administré par voie orale sous forme de gélules gastrorésistantes et utilisable dès l’âge de 5 ans. C’est une souche de S. typhi (Ty21a) rendue non virulente qui induit une réponse immunitaire locale avec production d’anticorps de classe IgA au niveau de la muqueuse intestinale.
Un problème de santé publique persistant dans les pays en développement ou en guerre
Malgré les progrès de l’hygiène, la typhoïde n’a pas disparu. L’Organisation mondiale de la santé estime le nombre de cas annuels entre 11 à 20 millions dans le monde, avec 120 000 à 200 000 décès. Elle demeure un problème de santé publique dans tous les pays en développement ou en guerre. Heureusement, on dispose aujourd’hui de vaccins efficaces, pour le voyageur, le militaire et pour les populations vivant en zone de forte endémie, en complément, et non en substitution, des mesures d’hygiène, toujours indispensables.
2. Williamson JD, Gould KG, Brown K. Richard Pfeiffer’s typhoid vaccine and Almroth Wright’s claim to priority. Vaccine 2021;39(15):2074-9.
3. Académie nationale de médecine (France). Séances du 3 mars, 10 mars, 17 mars et 24 mars 1914. Bull Acad Natle Med 1914.
4. Légifrance. Loi du 27 mars 1914 rendant obligatoire dans l’Armée la vaccination antityphoïdique. Journal officiel du 26 mars 1914. https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000000693601
5. Morillon M. Les épidémies dans les troupes françaises pendant la Grande Guerre. Med armees 2015;44(1):62-8.