Le respect de la pudeur dans l’iconographie médicale a grandement évolué depuis le XIXe siècle. Peu à peu, l’anonymat et le consentement des patients pour l’utilisation de leur photographie dans les publications scientifiques se généralisent. Au XXIe siècle, la visibilité du corps humain est radicalement différente de celle admise au XIXe siècle. L’anthropologie comparative de la décence et de la pudeur dans les publications biomédicales depuis deux siècles permet de se questionner et d’améliorer les comportements en visant une meilleure humanisation.

Récemment, j’ai pris l’avion pour assister à la soutenance d’une thèse d’histoire de l’art sur les illustrations scientifiques du corps humain au XIXe siècle européen.1 Pendant que je feuilletais le volume d’environ 300 pages, mon voisin, un homme d’une cinquantaine d’années, s’est d’abord offusqué que je regarde en public certains clichés de corps masculins (pourtant sans organes génitaux visibles) porteurs de lésions syphilitiques avancées. Puis, quelques pages (et minutes) plus loin, quand il s’est agi d’un cliché torse nu d’une jeune femme avec une dermatose (fig. 1), ses propos ont été radicalement inverses et… particulièrement lubriques.

Ce cas (lamentable) illustre la tension palpable que véhiculent encore ces clichés vieux de plus de cent ans. Certains, comme le cliché présenté ici, sont bâtis comme de véritables œuvres d’art, reproduisant (ici avec une patiente) la pose d’une madone italienne ou, ailleurs, la naissance de Vénus par Botticelli avec un rachitisme sévère. Comme le rappelle Axel Hohnsbein, «  la tentation de l’interprétation est lancinante  : le mobilier, la nudité totale ou partielle, les draps et tenues d’hôpital, les vêtements de ville, les accessoires (colliers, bijoux, coiffes), la posture, l’âge, le sexe, le regard frontal ou détourné, le cadrage serré ou non, les effets de flou, tous ces éléments invitent à l’interprétation esthétique. (…) La nudité répétitive des corps confère à cette iconographie des connotations érotiques allant de la peinture classique à la pornographie  ».2 Pourtant, certains lecteurs n’hésitent pas à « anonymiser » les clichés, comme celui qui a couvert d’un loup triangulaire, au stylo, le visage d’une patiente élégante (elle a gardé ses bijoux) dans un exemplaire de la Revue médico-photographique des hôpitaux de Paris («  planche XXII. Mamelon double  », 1874, situé entre les pages 180 et 181) [fig. 2].2

Évolution de l’acceptation de la nudité dans les publications scientifiques

Nous avions évoqué, avec le paléontologue Yves Coppens et le sénateur Claude Huriet, la nécessité, pour la science, d’être pudique  : respecter dans nos publications scientifiques, dans nos cours magistraux, dans nos interventions en staff et séminaires, la nudité des patients, ne présenter que ce qui est strictement nécessaire, ne susciter dans l’œil qui regarde ni moquerie ni fascination perverse.3 Cette réflexion, éthiquement construite, s’inscrit dans notre XXIe siècle, un monde où la visibilité du corps humain est radicalement différente de celle du XIXe siècle, et où non seulement la morale mais aussi le poids du praticien sur son patient n’avaient strictement rien à voir avec le respect mutuel contemporain. Autrement dit, la pudeur du XIXe siècle n’est pas la nôtre.

En dépouillant les ouvrages imprimés (livres, monographies, recueils d’articles, planches hors-texte ou périodiques scientifiques) antérieurs à la Première Guerre mondiale, il est clair que les auteurs hésitent, dans leurs publications utilisant l’outil photographique comme illustration, entre des clichés intégrant ou excluant le visage (Alexandre Balmanno Squire, Photographs [colored from life] of the diseases of the skin, 1866  ; Alfred Hardy et A. de Montméja, Clinique photographique de l’hôpital Saint-Louis, 1868  ; George Henry Fox, Photographic atlas of the diseases of the skin, 1903)  : s’agit-il d’humaniser ou de déshumaniser  ? S’agit-il (déjà) de respecter le droit à l’image ou l’anonymisation du patient  ? S’agit-il de ne pas tomber sous le coup des premières lois encadrant la porno­graphie en Europe, notamment en France et au Royaume-Uni  ?4 Au-delà de ce questionnement légal et moral, il faut savoir rester pragmatique  : l’importance du cadrage est aussi parfois simplement dictée par des exigences plus «  terre-à-terre  », comme la distance de prise de vue et le recul nécessaire pour «  faire le point  » sur la lésion d’importance et ne pas obtenir un cliché flou.

Avènement de l’anonymisation

Mettre un visage sur un cliché transforme forcément un «  cas médical  » en «  personne humaine  »  : c’est une humanisation complète (fig. 3). Mal­gré tout, dans ces publications anciennes de la seconde moitié du XIXe siècle ou du début du XXe siècle, les noms des patients restent non communiqués  ; seuls accompagnent, en légende de l’image ou dans le commentaire textuel, les initiales, l’âge, l’origine géographique et parfois le métier exercé ou le statut socio-économique (souvent très bas  : milieu ouvrier, prostituées, vagabonds… limitant d’autant leur capacité à exprimer un consentement éclairé vis-à-vis de l’utilisation ultérieure de leur propre image par le praticien).

Il faut attendre les années 1890 pour que, initialement dans le monde anglo-saxon, puis quelques décennies plus tard en France, le paternalisme bourgeois du médecin soit remis en question au bénéfice de l’anonymat et du consentement des patients dans les publications scientifiques en général et dans l’iconographie médicale en particulier.

Opposition aux clichés inutilement exhibitionnistes

Déjà en 1894, le corps médical s’interrogeait sur l’intérêt pédagogique des photographies médicales et sur les limites de leur décence et le respect de la pudeur des patients. Dans la section correspondance du New York Medical Journal (1894), on trouve ainsi cette lettre d’un lecteur anonyme, que nous reproduisons in extenso (notre traduction)  : «  On peut légitimement douter que les illustrations photographiques des phénomènes anatomiques et chirurgicaux présentés par le corps humain transmettent des idées aussi claires et instructives sur les affections dignes d’attention que les schémas et dessins. Les photographies des tissus humains manquent souvent de relief sur les points importants et peuvent donc prêter à confusion. Mais si l’on doit utiliser des photographies du corps et des tissus humains, la décence n’exige-t-elle pas que, même dans les publications médicales, le champ de la photographie se limite aux parties où se produit le phénomène observé  ? Que le reste du corps, inutile à la démonstration, soit omis ou convenablement dissimulé  ? Cet argument ne repose pas sur des considérations morales, mais sur ce sentiment propre aux personnes véritablement raffinées, que l’enseignement et la pratique médicaux n’ont pas à obscurcir  : ce sentiment que l’on appelle ’’décence’’. L’exposition nécessaire du corps humain au regard du médecin et du chirurgien n’est pas incompatible avec ce sentiment. Mais l’élément de nécessité doit toujours être pris en compte. L’obstétrique moderne, par exemple, enseigne que la sécurité de la patiente exige une exposition complète de la région obstétricale  ; mais elle exige que les autres régions soient maintenues correctement couvertes. La gynécologie moderne accorde le même droit et impose les mêmes limites. Les médecins et les chirurgiens ne sont-ils pas coupables d’indécence s’ils transgressent ces limites en photographie  ? N’est-il pas temps que des protestations soient formulées dans la presse médicale et par les médecins contre une licence impitoyable dans de telles illustrations photographiques  ? La photographie possède une saveur personnelle absente du dessin ou du croquis, puisque dans ces formes de représentation plus récentes, seules les régions nécessaires à l’explication des faits décrits doivent être fidèles au modèle. Chacune de ces illustrations photographiques, si abondantes dans les articles modernes d’obstétrique et de gynécologie, représente une femme photographiée (vraisemblablement, sous anesthésie et sans son consentement ni celui de ses proches) dans une position humiliante, de dos ou à quatre pattes, position qui pourrait tout aussi bien être décrite par des mots ou des schémas, pour la réalisation d’un examen ou d’une opération qui, dans bien des cas, gagnerait à être mieux expliquée par une explication claire et des schémas. Même après un examen attentif, on ne trouve dans nombre de ces illustrations photographiques particulièrement répugnantes aucun élément qui éclaire d’un jour nouveau la description écrite. La question se pose, même aux plus bienveillants  : cette exhibition indécente n’est-elle pas motivée par le désir du praticien de faire sa publicité et celle de son école, notamment lorsqu’il y inclut son mobilier aseptisé et son propre visage  ? Si tel est le motif, n’est-il pas temps d’y mettre un terme  ? La profession n’a-t-elle pas le droit de s’opposer, et de s’opposer avec force et persistance, à de telles libertés inutiles envers les patients qu’elle a confiés aux soins du chirurgien  ? Même face à des patients pauvres et sans famille, est-il souhaitable que le chirurgien qui aspire à la grandeur viole les instincts naturels de l’homme civilisé  ? Je plaide au nom de la décence. J’ai choisi le terrain le plus bas de la controverse  ; mais n’y a-t-il pas une bassesse à prendre ainsi des libertés inutiles envers la patiente inconsciente qui s’est confiée à nos soins professionnels  ? N’y a-t-il pas là un signe de manque de moralité indigne de professeurs dans des institutions de bonne réputation, appelés à former le caractère des futurs médecins  ?  »5

Il est également important de prêter attention au regard du patient sur le cliché photographique. Il est habituellement direct, dirigé droit devant lui, interpellant l’œil qui regarde. Et cet œil n’est pas celui d’un lecteur anonyme, c’est celui d’un praticien (médecin, chirurgien, anatomiste). Est-ce un avertissement  ? Une posture volontaire destinée à fixer le lecteur dans les yeux et, par là même, à lui rappeler sa responsabilité de soignant  ?

Questionner les pratiques du XXIe siècle

Et la mort interrompt-elle cette érotisation du corps féminin  ? Bien au contraire. Certains cadavres féminins font, en cette seconde moitié du XIXe siècle et encore au début du XXe siècle, l’objet de contemplations morbides (et perverses) à la morgue… quand ce n’est pas de viols.6 - 8 L’actualité internationale nous montre que c’est encore, malheureusement, le cas, avec d’autant plus de «  facilité  » que cet acte n’est quasiment pas puni par la loi.9

Cette anthropologie récente de la décence et de la pudeur dans les publications biomédicales est en réalité une épistémologie, c’est-à-dire une autopsie de nos pratiques. En se retournant vers le passé, et en constatant les égarements et les excès du XIXe siècle, il faut saisir l’opportunité de questionner notre mode de fonctionnement et d’améliorer encore nos comportements en visant une meilleure humanisation. 

Références
1. Dewarumez C. Sensibilité et culture visuelle dans les illustrations scientifiques du corps humain au XIXe siècle. Thèse pour le doctorat de l’université de Toulouse sous la direction de J. Nayrolles, 2025.
2. Hohnsbein A. Les Misères de Paris. Des représentations du corps souffrant dans la Revue photographique des hôpitaux de Paris. Arts et Savoirs 2021;16. https://journals.openedition.org/aes/4260 
3. Charlier P, Coppens Y, Huriet C, et al. La science peut-elle être impudique ? La Revue de médecine légale 2014;5(2):53-5.
4. Martin L. Jalons pour une histoire culturelle de la pornographie en Occident. Le Temps des médias 2003;1(1):10-30.
5. Anonyme (Medicus). Indecency in photography. NY Med J 1894;59:724-5.
6. Janssen DF. From Libidines nefandae to sexual perversions. Hist Psychiatry 2020;31(4):421-39.
7. Sabbatani S, Fiorino S. Pestilence, riots, lynchings and desacration of corpses. The sleep of reason produce monsters. Infez Med 2016;24(2):163-71.
8. Kalifa D. Crimes. Faits divers et culture populaire à la fin du XIXe siècle. Genèses. Sciences sociales et histoire 1995;19:68-82.
9. Hossain S, Arafat SMY. Necrophilia among forensic morgue staff in Bangladesh: Three cases and the enduring concern. Ethics Med Public Health 2026;34:101216.

Dans cet article

Ce contenu est exclusivement réservé aux abonnés