Comment mettre en récit ce qui s’est affirmé au XXe siècle comme une discipline médicale à part entière ? Avec quels objets, témoignages ou archives montrer ce qui laisse parfois peu de traces ? Ces questions se sont posées en développant un projet d’exposition mettant en lumière l’histoire d’un hôpital psychiatrique « de province » – l’hôpital Saint Jean de Dieu, à Lyon – dont les évolutions permettent d’envisager une histoire de l’institution psychiatrique en France depuis le XIXe siècle (fig. 1 et encadré).
Un couvent-hôpital au temps de l’aliénisme
À l’origine de l’hôpital Saint Jean de Dieu est la communauté religieuse éponyme qui renaît de ses cendres au début du XIXe siècle, après avoir été interdite durant la Révolution française. Elle s’installe en 1824 dans la périphérie de Lyon pour s’occuper de ceux que l’on appelle encore « les insensés ». L’établissement, comme d’autres érigés au XIXe siècle, est situé à l’écart de la ville. Cela permet de protéger la société des personnes considérées comme malades, d’éloigner ces dernières du tumulte d’une société perçue comme pathogène et de cultiver des terres agricoles nécessaires à la subsistance de ce microcosme hospitalier (fig. 2).
Au moment où les frères de Saint Jean de Dieu créent l’hôpital, la psychiatrie en est encore à ses balbutiements. Dans un ouvrage publié en 1818, l’aliéniste Jean-Étienne Esquirol alerte en effet l’opinion sur une situation qu’il juge inacceptable : d’après ses observations à travers le pays, les insensés sont maltraités, laissés à l’abandon par manque d’institutions et de lieux d’accueil. Il préconise de créer des établissements spécialisés pour remédier à cette situation, qu’il juge scandaleuse. Dans ce contexte, les initiatives religieuses et philanthropiques sont bien accueillies car elles pallient le manque de moyens publics dédiés.
Cette situation change quand, le 30 juin 1838, la loi sur les aliénés impose à chaque département de disposer d’un asile d’aliénés ou de passer convention avec des établissements privés existants. Cette loi réglemente pour la première fois la prise en charge « sous contrainte » des personnes considérées comme malades psychiques*. La maison de santé des frères hospitaliers de Saint Jean de Dieu à Lyon, qui accueille déjà des hommes payant leurs frais de séjour depuis 1824, devient également l’asile public des hommes aliénés du département de la Loire en 1839. Comme dans d’autres établissements similaires jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle, les malades sont répartis en plusieurs « classes » en fonction du prix qu’ils payent mais également selon leurs affections physiques et psychiques.
Métamorphoses d’une institution
Les établissements psychiatriques français connaissent de grandes phases d’agrandissement et de travaux du XIXe au XXIe siècle. Cette transformation immobilière permanente est due à l’accroissement du nombre de personnes accueillies au fil du temps et aux évolutions des modes de prise en charge et des conditions d’accueil au gré des changements dans la société et des réglementations successives.
L’essor du nombre de malades présents dans les hôpitaux psychiatriques connaît toutefois des ruptures, notamment pendant les deux conflits mondiaux du XXe siècle. Durant la période de l’Occupation (1940 - 1944), environ 45 000 malades meurent de faim et de froid dans les établissements psychiatriques français,1 même si certains hôpitaux, comme Saint Jean de Dieu à Lyon, ne sont pas touchés aussi massivement par la famine.2 En effet, cet établissement a développé pendant cent cinquante ans sa capacité de production agricole pour nourrir, à certaines périodes, jusqu’à plus de 1 200 personnes vivant sur place. Frères et employés encadrent les malades-travailleurs qui participent pleinement à l’économie de l’institution, en travaillant dans tous les services et à la ferme, contre un pécule journalier. Ce travail productif, considéré comme thérapeutique et occupationnel, cesse dans les années 1980.
Après la Seconde Guerre mondiale, on assiste à de profondes transformations des modes de prise en charge en psychiatrie. Pour rompre avec le caractère jugé asilaire de l’institution, les hôpitaux s’inscrivent dans une dynamique dite d’« humanisation » des pratiques et des espaces, dont l’objectif est d’en faire des lieux de soins et non plus seulement des lieux de vie.3 Parallèlement à l’arrivée des premiers neuroleptiques, dans les années 1950, des stratégies thérapeutiques centrées sur la cohésion de groupe et les liens sociaux des malades se développent. À l’hôpital Saint Jean de Dieu à Lyon, sont créés à cette époque des bars dans les services, un ciné-club et même des promenades en autocar. L’Espoir, journal interne réalisé par les malades de cet établissement entre 1957 et 1981, où l’on découvre les actualités lyonnaises et le quotidien des hospitalisés, fait partie de ces initiatives d’après-guerre. Au même moment, ce type de journal se développe dans plusieurs hôpitaux.4 L’ergothérapie prend également place dans le quotidien des malades et les grands dortoirs du XIXe siècle sont progressivement cloisonnés pour plus d’intimité. Enfin, la seconde moitié du XXe siècle est marquée par le développement des services libres dans les hôpitaux psychiatriques français.
La fonction des hôpitaux psychiatriques prend un nouveau tournant à partir des années 1970, où la sectorisation se met en place. Cette politique de santé publique, définie par une circulaire dès mars 1960, délimite des zones géographiques à l’intérieur desquelles la population dépend d’un hôpital particulier, sans distinction de genre ou d’origine sociale. En 1972, l’hôpital Saint Jean de Dieu se voit ainsi attribuer un secteur composé du VIIe arrondissement de Lyon et du sud du département du Rhône. Les femmes sont désormais admises dans l’établissement et les malades venus d’ailleurs, en particulier ceux originaires de la Loire, sont progressivement transférés dans leurs départements d’origine. À Saint Jean de Dieu, sous l’impulsion de la politique de secteur et de jeunes médecins-chefs, les équipes pluridisciplinaires participent à la création de nouvelles façons de soigner hors les murs, tandis que s’expérimentent d’autres manières de prendre en charge les enfants et les personnes âgées. À partir des années 1970, des structures de soins ambulatoires et extrahospitalières se développent dans toute la France, comme les centres médico-psychologiques, les hôpitaux de jour et les centres d’accueil thérapeutique.
Soigner en psychiatrie
Les soins en psychiatrie évoluent considérablement en deux siècles, tant et si bien que cette question ne peut être pensée au singulier. Chaque époque explore des modes de soins qui sont souvent pratiqués simultanément. Ils s’ajustent aux attentes et aux exigences d’une société qui change et d’une discipline qui s’invente.
Dans la plupart des hôpitaux de France, le personnel soignant est incarné pendant longtemps par quelques médecins fonctionnaires qui ne se font appeler psychiatres qu’au cours du XXe siècle. Les religieux de l’établissement lyonnais, dont la vocation principale est l’hospitalité et le soin, se forment officiellement à partir des années 1920 à la fonction d’infirmier (fig. 3).
Dans certains établissements psychiatriques, la présence de religieux perdure tardivement. À Lyon, les frères de Saint Jean de Dieu dirigent l’hôpital jusqu’en 1980, date à laquelle la gestion est confiée à l’Association du Rhône pour l’hygiène mentale (ARHM), devenue aujourd’hui la Fondation Action recherche handicap et santé mentale. Dans cet hôpital comme ailleurs, des « gardiens-infirmiers » sont pendant longtemps recrutés pour seconder médecins et religieux. La seconde moitié du XXe siècle voit toutefois l’arrivée d’une nouvelle génération d’infirmiers de secteur psychiatrique, qui marquent la vie de l’institution par leur engagement militant. Par ailleurs, des équipes pluridisciplinaires se composent à partir des années 1950 dans les établissements français, accompagnant les malades jusque dans leurs projets de vie et de réinsertion sociale.
À partir des années 1960, l’hôpital Saint Jean de Dieu invite des artistes confirmés à intervenir dans l’hôpital ou, plus tard, en ambulatoire. Dès la fin des années 1990, l’établissement noue des liens avec des institutions culturelles et des structures artistiques, rejoignant la dynamique du programme Culture et santé, particulièrement vivante en Rhône-Alpes.
Un chantier ouvert
Les hôpitaux psychiatriques français traversent, comme à de nombreuses reprises durant les deux derniers siècles, une période difficile. Dans ce contexte, il paraît nécessaire de se tourner vers le passé pour envisager l’avenir. En prenant appui sur une histoire locale, en se confrontant à un corpus de sources précis, l’objectif est de déconstruire un ensemble d’idées reçues autour de l’histoire de la psychiatrie et des modes de prise en charge de la maladie mentale depuis le XIXe siècle. Les événements organisés à l’occasion du bicentenaire de l’hôpital Saint Jean de Dieu de Lyon en 2024 ont à cœur d’ouvrir une fenêtre sur ce sujet sensible, aux enjeux profondément politiques, économiques, culturels, sociaux et humains.
Célébration du bicentenaire du centre hospitalier Saint Jean de Dieu : exposer une histoire longue et complexe
En 2024, le centre hospitalier Saint Jean de Dieu, à Lyon, célèbre son bicentenaire à travers l’exposition « Un long fleuve intranquille » (fig. 4). Cette dernière propose un récit ancré dans un contexte local mais qui permet de saisir une histoire plus large de la psychiatrie et des populations considérées comme vulnérables depuis le XIXe siècle. Cette exposition temporaire prend place dans la chapelle de l’hôpital jusqu’au 31 octobre 2024 ; elle vient clôturer douze années de réflexions et de collectes initiées par un petit groupe de salariés et de retraités – le groupe Mémoire et Patrimoine – et enrichies par un réseau d’acteurs engagés aux côtés de l’hôpital parmi lesquels des musées, l’université Lumière Lyon- 2 et plusieurs services d’archives. Elle invite les visiteurs à plonger dans un dispositif muséographique simple qui traverse l’espace (fig. 1). Archives, tableaux, objets divers et témoignages sonores participent à la mise en récit de l’histoire de cet établissement, du XIXe siècle à nos jours. Le visiteur découvre ainsi, au fil des sections, la création de l’établissement par une communauté religieuse, les métamorphoses du lieu à travers le temps, la pluralité des professions qui font vivre l’institution, la vie quotidienne dans les services, la porosité entre l’intérieur et l’extérieur de l’hôpital, la diversité et l’évolution des modes de prise en charge et de soins ou encore l’arrivée des femmes dans cet univers presque exclusivement masculin jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle.
Une programmation est prévue autour de cette exposition : ciné-débats dans des cinémas partenaires de l’agglomération, balades de témoins historiques, rencontres entre soignants et personnes concernées. Les 15 et 16 octobre 2024, un colloque sur le thème « Famille(s) et psychiatrie du XIXe siècle à nos jours » a lieu en partenariat avec l’université Lumière Lyon- 2 et le Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes. Il invite à faire dialoguer les disciplines, les protagonistes, les périodes et les aires géographiques et culturelles autour de cette thématique à la fois ancienne et très actuelle. Considérée longtemps comme milieu pathogène, la famille est davantage envisagée comme actrice dans le parcours de soins du malade à partir de la seconde moitié du XXe siècle, bien que les recherches en histoire montrent que des liens entre familles et institutions de soins psychiatriques existent depuis le XIXe siècle. C’est autour de cette thématique que le colloque propose de se retrouver.
Pour plus d’information : https ://www.fondationarhm.fr/le-bicentenaire-de-lhopital-saint-jean-de-dieu- 2/.
2. Marescaux A, Un établissement épargné par la famine ? L’asile privé Saint-Jean-de-Dieu de Lyon, in Bueltzingsloewen Isabelle (von), Morts d’Inanition : famine et exclusions en France sous l’Occupation, Rennes, PUR, 2005, p. 65-76.
3. Bueltzingsloewen I (von). D'un lieu de vie à un lieu de soins ? Les transformations du recours à l'hôpital psychiatrique dans la France de l'après-guerre (1945-1960), in Sassolas M, Quels toits pour soigner les personnes souffrant de troubles psychotiques. Toulouse, Érès, 2012, p. 13-24.
4. Delille E. Le Bon Sens, revue de l’Entr’Aide psycho-sociale féminine d’Eure-et-Loir (1949-1974). Contribution à l’histoire de la vie quotidienne en hôpital psychiatrique, dans Guignard L, Guillemain H, Tison S. Expériences de la folie : Criminels, soldats, patients en psychiatrie. XIXe-XXe siècle. PUR, 2013, p. 251-260.
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