Affichant une séroprévalence de plus de 90 % chez les adultes, le virus d’Epstein-Barr (ou EBV), un virus double brin à ADN linéaire de la famille des Orthoherpesviridae, reste latent et asymptomatique toute la vie chez la majorité de la population, après une primo-infection le plus souvent infantile et asymptomatique – mais qui peut aussi être symptomatique dans la mononucléose infectieuse. Toutefois, il peut se réactiver chez certaines personnes et devenir un facteur de cancérogenèse, notamment dans des cellules lymphocytaires ou épithéliales. Premier virus oncogène humain découvert, en 1964, l’EBV est classé parmi les cancérogènes certains par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC).
Son action cancérigène s’explique par des mécanismes moléculaires encore mal compris, même si plusieurs pistes émergent :
- division cellulaire continue des lymphocytes B infectés dans les lymphomes associés à l’EBV (par des protéines virales activant plusieurs voies cellulaires (Notch, NF-κB)) ;
- réduction de l’expression de p53, un gène suppresseur de tumeurs, par plusieurs protéines et microARNs viraux ;
- instabilité du génome (par méthylation anormale, par multiplication des centrioles, et par l’expression d’EBNA1, une protéine virale qui induit des cassures et des réarrangements anormaux du chromosome 11 ;
- intégration du virus dans l’ADN de certaines cellules infectées (l’EBV se trouve normalement sous forme circularisée dans le noyau) ;
- entretien du phénotype malin par des gènes viraux.
Pour autant, l’EBV a un rôle établi dans l’induction d’un nombre limité de cancers – certains lymphomes (de Burkitt, de Hodgkin), carcinome du nasopharynx (95 % des cas de ce cancer sont attribuables à l’EBV), carcinome lymphoépithélial, certains cancers de l’estomac (10 % des cas de cancer gastrique sont associés à ce virus). En tout, la petite dizaine de cancers associés à l’EBV est responsable d’environ 1,8 % de la mortalité mondiale liée à l’ensemble des cancers . Cependant, une forte activité de l’EBV – indiquée par le marqueur des anticorps IgA anti-VCA (une protéine de la capside virale de l’EBV) – est suspectée de jouer un rôle dans l’apparition d’un spectre beaucoup plus large de cancers.
Afin d’investiguer cette hypothèse, des chercheurs chinois ont mené une étude prospective de cohorte sur deux sites de Chine du Sud impliqués dans le dépistage du carcinome du nasopharynx – un cancer lié à l’EBV ayant une incidence particulièrement élevée en Asie de l’Est et en Afrique du Nord. Leur analyse a évalué l’association entre risque de cancer (par type, et tous types confondus) et statut sérologique en IgA anti-VCA indiquant une réactivation ou une infection persistance/chronique de l’hôte par l’EBV. Le critère de jugement principal était le diagnostic de tout type de cancer.
Les résultats sont parus le 1er juillet dans Nature Communications. En tout, les deux cohortes prospectives étudiées comprenaient 73 939 adultes : 29 026 participants de la ville de Zhongshan (âge médian = 46 ans ; 49,1 % de femmes ; 6,6 % de séropositifs aux IgA anti-VCA), et 44 913 participants de la ville de Wuzhou (âge moyen = 47 ans ; 59,7 % de femmes ; 5,6 % de séropositifs aux IgA anti-VCA). Pendant un suivi de près de dix ans, 1990 des participants ont développé un cancer. Les individus séropositifs aux IgA anti-VCA avaient un risque environ 5 fois plus élevé de développer un cancer quel qu’il soit que les séronégatifs (hazard ratio (HR) = 4,88 ; intervalle de confiance à 95 % = [2,84 ; 8,37] ; P-value = 5,86 × 10 - 29). Le risque total de cancer était d’autant plus important que le titre d’IgA anti-VCA était élevé. Toutefois, ce risque et sa significativité sont fortement revues à la baisse en excluant des analyses le risque de carcinome du nasopharynx (HR = 1,34 ; IC 95 % = [1,13 ; 1,58] ; P-value = 0,004). Le risque pour ce dernier cancer est en effet beaucoup plus élevé parmi les séropositifs (HR = 26,05 ; IC 95 % = [11,77 ; 57,65] ; P-value = 1,34 × 10 - 63) – ce qui est attendu, ce cancer étant lié à l’EBV. Les auteurs trouvent aussi que les séropositifs ont un risque significativement plus élevé d’avoir un lymphome (HR = 3,20 ; IC 95 % = [1,46 ; 6,99] ; P-value = 0,009), un cancer du poumon (HR = 1,76 ; IC 95 % = [1,23 ; 2,54] ; P-value = 0,006), ou encore un cancer du foie (HR = 1,70 ; IC 95 % = [1,10 ; 2,63] ; P-value = 0,04).
Selon les auteurs, 58,5 % des cas de cancers chez les séropositifs aux IgA anti-VCA de leur cohorte étaient attribuables à l’EBV. Au total, 7,8 % des cancers pourraient être attribués à cette séropositivité. Bien que ces résultats ne soient pas complètement généralisables (l’incidence du carcinome du nasopharynx lié à l’EBV étant particulièrement élevé en Chine du sud), ils élargissent le spectre des cancers associés à l’EBV, jusqu’alors sous-estimé. Ces données nécessitent plus de recherche pour élucider les rôles de l’EBV dans différentes tumeurs, ainsi que pour mieux comprendre la contribution d’une réactivation de ce virus dans le risque accru de différents cancers.
Xiao Q, Li T, Wang C, et al. Viral oncogenesis in cancer: from mechanisms to therapeutics. Signal Trans Targ Therapy 12 mai 2025.