Marcel Proust, en tant que malade chronique, analyse le comportement des médecins qui l’entourent, aussi bien dans la vie que dans ses romans et correspondances. Avec finesse et clairvoyance.
«Le Professeur Marcel Proust », tel est le titre du remarquable ouvrage de François-­Bernard ­Michel,1 professeur émérite de la faculté de Montpellier. Pour l’amateur de Proust, ce titre n’a rien d’étonnant. L’ouvrage de Raoul Celly « Répertoire des thèmes de Marcel Proust »2 comprend ainsi une page entière de références à l’entrée « Médecine ». Les rapports de Marcel Proust avec la médecine et les médecins ont fait l’objet de nombreuses publications. Il est question ici de la vision des médecins par le malade – et quel malade ! – expert en introspection – et de la façon dont il aimerait qu’ils se comportent.

Malade à perpétuité

Marcel Proust, tout le monde le sait, est un grand malade. « Malade à perpétuité », comme il l’écrit dans une dédicace à Céline Cotin, sa cuisinière. Sa maladie est un asthme sévère, affection considérée comme psychosomatique, posant l’éternelle question de savoir si c’est le psychisme qui retentit sur le physique ou l’inverse. Marcel est un inquiet, un tourmenté, mal dans sa peau, hors norme, à la fois comme demi-juif et homosexuel. « C’était, écrit Gustave Roussy, un grand nerveux qui, la nuit, vivait sa vie et la revivait. »3
Il est entouré de médecins : son frère Robert (1873-1935) est professeur, chirurgien des hôpitaux, et son père est le Pr Adrien Proust (1834-1903), hygiéniste célèbre mais aussi neurologue,4 connaissant évidemment toutes les sommités médicales de l’époque : Charcot (1825-1893), Babinski (1857-1932), Bize (1870 ?-1962) le médecin attitré de Marcel, Émile Blanche (1820-1893), Brissaud (1852-1909), Broca (1824-1880), Dieulafoy (1839-1911), Potain (1825-1901), sommités qui serviront peu ou prou à la création des personnages de « À la recherche du temps perdu »… en particulier de Cottard et du Boulbon. Cottard est décrit comme un médecin sérieux mais un peu provincial, voire nigaud. Marcel Proust est plus indulgent avec du Boulbon, esprit distingué croyant plus ou moins en la médecine. Dans « À l’ombre des jeunes filles en fleurs », le narrateur raconte comment, ayant une crise d’asthme, il appelle Cottard : « Il ne suffit pas à un médecin appelé dans ces cas de ce genre d’être instruit. Mis en présence de symptômes qui peuvent être ceux de trois ou quatre maladies différentes, c’est en fin de compte son flair, son coup d’œil qui décident à laquelle, malgré les apparences à peu près semblables, il y a une chance qu’il ait à faire. Ce don mystérieux n’implique pas de supériorité dans les autres parties de l’intelligence. »5 Mais il reproche aux médecins de ne souvent rien dire tout en témoignant de leur embarras : « Les erreurs des médecins sont innombrables. Ils pèchent par optimisme quant au régime, par pessimisme quant au dénouement, écrit-il dans “Sodome et Gomorrhe”. Que le malade, livré à lui-même, s’impose alors un régime implacable, et ensuite guérisse ou tout au moins survive, le médecin salué par lui avenue de l’Opéra quand il le croyait depuis longtemps au Père Lachaise verra dans ce coup de chapeau un geste de narquoise insolence. »6
Quant à la médecine, il estime que c’est « un compendium des erreurs successives et contradictoires des médecins ; en appelant à soi les meilleurs d’entre eux, on a grande chance d’implorer une vérité qui sera reconnue fausse quelques années plus tard. De sorte que croire à la médecine serait une suprême folie si n’y pas croire n’en était pas une plus grande »7 et de ce fait il se méfie des médecins trop intelligents qui n’y croient pas.
Son regard sur le corps médical est souvent cruel, dénonçant les Diafoirus de son époque pour les avoir vus de près, souvent à son chevet. Dans les portraits qu’il en fait, si Adrien et Robert sont « épargnés », beaucoup n’échappent pas à son terrible scalpel.
Ses cibles de choix « nommées » dans La Recherche, sont Georges Dieulafoy, titulaire de la chaire de clinique médicale de l’Hôtel-Dieu, et Pierre Potain, ­professeur titulaire de pathologie médicale, médecin de La Charité.
« Le docteur Dieulafoy a pu en effet être un grand médecin, un merveilleux professeur ; à ces rôles divers où il excella, il en joignait un autre dans lequel il fut pendant quarante ans sans rival, un rôle aussi original que le raisonneur, le Scaramouche ou le père noble, et qui était de venir constater l’agonie ou la mort […]. Aux pieds d’un lit de mort, c’était lui et non le duc de Guermantes qui était le grand seigneur. […] ne voulant pas importuner, [il] sortit de la plus belle façon du monde, en prenant simplement le cachet qu’on lui remit. Il n’avait pas eu l’air de le voir, et nous-mêmes nous nous demandâmes un moment si nous le lui avions remis tant il avait mis de la souplesse d’un prestidigitateur à le faire disparaître, sans pour cela perdre rien de sa gravité plutôt accrue de grand consultant à la longue redingote de soie, à la belle tête pleine d’une noble commisération. »8
Potain, plus enseignant que praticien, tombe sous la dent de madame Verdurin : « Comment, s’écrie-t-elle dans “Le Côté de Guermantes”, il y a des gens qui se font soigner par Potain ! ».9
En revanche, ses relations avec Maurice Bize sont excellentes. « Il me prescrit mille médicaments, mais l’heure de l’obéissance ne viendra que plus tard », écrit-il à son ami le compositeur Reynaldo Hahn, ajoutant « qu’ils sont reposants les médecins comme ce bon Bize qui ne m’a pas ausculté depuis dix ans ».1
Quant aux relations entre le père et le fils, le moins que l’on puisse dire c’est qu’elles sont compliquées. Adrien était préoccupé par la santé de Marcel, ce dont témoigne sa publication avec Gilbert Ballet « L’Hygiène du neurasthénique » et plus tard sa préface à « L’Hygiène de l’asthmatique » du même Ballet.10 Il est aussi inquiet des tendances avouées d’homosexualité de son fils, au point de l’avoir poussé à aller dans une maison close.
Dans le « Répertoire des thèmes de Marcel Proust » de Raoul Celly,2 l’entrée « Amour paternel » est illustrée par cette citation tirée de La Fugitive : « Les illusions de l’amour paternel ne sont pas moindres que celles de l’autre. »11
Indiscutablement, Marcel aimait son père : « Je bénis maintenant ces heures de maladie passées à la maison qui m’ont fait tant profiter de l’affection et de la compagnie de papa, ces dernières années », écrit-il à l’un de ses amis12, et il s’est senti responsable de sa mort car c’est à la suite d’une violente dispute avec lui que ce dernier meurt d’un accident cérébral.1

Modèle de patient-expert

Le concept de patient-expert est d’actualité. Marcel Proust en est le modèle, récusant la classique séparation du médecin qui sait tout face à un malade qui n’a qu’à se taire.
François-Bernard Michel écrit fort justement que Marcel a fait « précocement et précisément l’expérience personnelle du saut du psychique dans le physique ».1
Du fait de cette perpétuelle introspection, il devient un observateur exceptionnel des affections dites « nerveuses » ou « psychosomatiques », il est psychiatre, voire neuropsychiatre. Il paraît difficile à un psychiatre ou même à un neurologue d’exercer son métier sans connaître un tant soit peu Marcel Proust, celui qui a décrit si magistralement cette mémoire inconsciente et automatique, cet effet psychologique de la mémoire qui se fixe dans l’inconscient et réapparaît à l’occasion d’un événement sensoriel sans rapport évident avec lui. Il a fait une cure chez le Dr Paul Sollier (1861-1933).13 Ce dernier est un élève de Charcot et recourt à la méthode de « l’école de Herbart », un Allemand qui avait défini un seuil de conscience en-dessous duquel des expériences vécues avait été refoulées. Il est donc proche de Freud (1856-1939), comme lui baigné dans la même atmosphère médicale et scientifique.
Ce sont évidemment les affections psychosomatiques qu’il connaît le mieux. Il considère que le sujet qui en est atteint peut contrefaire nombre de maladies. « Il imite à s’y méprendre la dilatation des dyspeptiques, les nausées de la grossesse, l’arythmie du cardiaque, la fébrilité du tuberculeux, etc. »14
Mais il n’est pas que « psychiatre ». Au premier chef, il est, peut-on dire, « asthmatologue », suivant attentivement l’enseignement du successeur de Charcot, ­Édouard Brissaud. Neurologue comme son maître, il s’intéresse à l’asthme, qu’il considère comme une « névrose ». L’ennui, selon François-Bernard Michel, c’est qu’il ne dit que des sottises à la lumière de ce que l’on sait aujourd’hui.1
Marcel est aussi pneumologue, cardiologue et ­hygiéniste, digne fils de son père, craignant toute surinfection.
Surtout, il recommande aux médecins comment se comporter avec les malades. « Moi qui ne guéris pas, mais moi qui ai assez l’expérience de la souffrance humaine pour la percevoir chez les autres et enseigner comment un médecin digne de ce nom devrait le faire », écrit-il (cité par François-Bernard Michel).1 Il leur rappelle, dans toute son œuvre, la complexité des êtres, qu’ils soient en bonne santé ou malades. Il déplore que le malade soit placé devant une alternative déplorable : soit avoir affaire à une médecine psychologique inefficace, celle de du Boulbon, soit à une médecine efficace mais inhumaine, celle de Cottard.1 De là découlent ses recommandations que tout médecin devrait suivre pour écouter la souffrance de ses patients, considérant que les médecins sont incompétents dans l’essentiel de leur métier, ignorant sensibilité et attention à la souffrance humaine ; il considère que, bien souvent, ils sont incapables de se mettre à la place des autres. « Un médecin qui ne dit pas trop de bêtises, c’est un malade à demi guéri. »15 Il reconnaît qu’il leur arrive de faire parfois quelques efforts, « comme une grande partie de ce que savent les médecins leur est enseignée par les malades, ils sont facilement portés à croire que ce savoir des patients est le même chez tous, et ils se flattent d’étonner celui auprès de qui ils se trouvent avec quelque remarque apprise de ceux qu’ils ont auparavant soignés ».16
Évidemment, il serait possible de développer encore ce passionnant domaine, et on ne saurait trop recommander que la sélection des étudiants en médecine ne s’appuie pas uniquement sur une surcharge de sciences dures, mais qu’ils suivent les conseils de Marcel Proust de ne pas réduire la médecine à une technologie qui est bien souvent loin de satisfaire un grand besoin de dialogue et d’écoute. 
Références
1. Michel FB. Le professeur Marcel Proust. Gallimard, 2016. 283 pages.
2. Celly R. Répertoire des thèmes de Marcel Proust. Gallimard, 1935, p. 48-9.
3. Pr Gustave Roussy. En voyant vivre et souffrir le romancier du Temps perdu. Éditions de L’Herne, 2021, p 72.
4. Walusinski O. La neurologie d’Adrien Proust (1834-1903) soumis au Journal pratique neurologique, section en français de la Revue neurologique, 2023.
5. Proust M. À l’ombre des jeunes filles en fleurs in À la recherche du temps perdu. Gallimard, La Pléiade 1954. Tome I, p 497.
6. Proust M. Sodome et Gomorrhe in À la recherche du temps perdu. Gallimard, La Pléiade 1954, t. II, p. 641.
7. Proust M. Le côté de Guermantes I in À la recherche du temps perdu. Gallimard, La Pléiade 1954, t. II, p 298-9.
8. Proust M. Le côté de Guermantes II in À la recherche du temps perdu. Gallimard, La Pléiade 1954, t. II, p 342-3.
9. Proust M. Du côté de chez Swann in À la Recherche du temps perdu. Gallimard, La Pléiade 1954, t. I, p 214.
10. Panzac D. Le Docteur Adrien Proust, père méconnu, précurseur oublié. L’Harmattan, 2003, 254 pages.
11. Proust M. La Fugitive in À la Recherche du temps perdu. Gallimard, La Pléiade 1954, t. III, p 592.
12. Proust M. Correspondance, vol. III p 450, lettre à R. de M.
13. Bizub E. La cure de Proust chez le docteur Sollier et Le temps retrouvé in Bulletin Marcel Proust 73, Société des amis de Proust et des amis de Combray 2023, p. 179-81.
14. Proust M. Le côté de Guermantes II in À la recherche du temps perdu. : Gallimard, La Pléiade 1954, t. II, p. 305.
15. Proust M. Le côté de Guermantes II in À la recherche du temps perdu. Gallimard, La Pléiade 1954, t. II, p. 306.
16. Proust M. Le côté de Guermantes II in À la recherche du temps perdu. Gallimard, La Pléiade 1954, t. II, p. 303-4.

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