Descartes a été l’un des premiers à se poser la question du fonctionnement de la douleur. Dans un ouvrage intitulé L’Homme, publié en 1664, il écrit : « La douleur n’est ni plus ni moins qu’un système d’alarme, dont la seule fonction est de signaler une lésion corporelle (…). Les nerfs sont des filaments délicats qui relient la surface de la peau au cerveau, de la même manière qu’en tirant l’extrémité d’une corde, on provoque au même moment un coup sur la cloche suspendue à l’autre bout ». Descartes a ainsi posé les prémices de la physiopathologie de la douleur.
Depuis, les limites d’une telle définition ont été établies, même si elle reste pertinente concernant l’un des trois types de douleur : la douleur nociceptive, c’est-à-dire la douleur physiologique. Cette douleur est causée par la stimulation directe des nocicepteurs périphériques ubiquitaires (sur les terminaisons libres Aδ et C), convergeant vers la corne postérieure de la moelle. Comme pour la plupart des fonctions de l’organisme, un système d’homéostasie existe, avec des contrôles inhibiteurs, médullaires et corticaux, afin de contrebalancer les afférences nociceptives.
La plupart du temps, il n’y a donc pas de perception douloureuse, le système est en équilibre, c’est-à-dire que les contrôles inhibiteurs sont fonctionnels et que les afférences nociceptives ne dépassent pas leurs capacités d’action. Dans ces cas, il n’y a pas de « douleur » puisque le message nociceptif est bloqué avant d’arriver au cerveau.
Systèmes de contrôle de la douleur
Que comprendre lorsque le patient décrit des douleurs insupportables, quasiment permanentes alors même que l’on peine à observer ne serait-ce qu’une petite lésion tissulaire ?
La définition de Descartes a ainsi longtemps fait le lit de la douleur psychogène (puisque la douleur n’était pas dans le corps, c’est qu’elle devait être dans la tête !). On sait aujourd’hui que la réalité est tout autre et que les douleurs purement psychogènes n’existent pas.
Les contrôles inhibiteurs (gate control, contractions musculaires réflexes, contrôles inhibiteurs diffus descendants) peuvent être défaillants. Les patients atteints de cette dysfonction des contrôles inhibiteurs perçoivent les afférences nociceptives qui ne sont pas « bloquées à la moelle ». On dit qu’ils sont hypersensibles ou qu’ils souffrent de sensibilisation centrale.
On ignore si c’est inné ou acquis. Une étude portant sur 32 960 individus n’a pas permis de mettre en évidence un « gène de la douleur chronique » mais plutôt un profil génétique et, surtout, si l’étude qui portait sur l’analyse des familles de patients fibromyalgiques a montré une incidence plus élevée de fibromyalgie chez les descendants de ces patients, elle a aussi montré une plus grande incidence de la pathologie chez leurs conjoints !1
La transmission serait donc possiblement comportementale, éducative, cognitive, émotionnelle… mais pas génétique !
Dans ces cas, les afférences nociceptives, même minimes, sont perçues de manière identique à un excès de nociception. Le patient n’a pas de « lésion tissulaire » au sens macroscopique du terme (pas de tumeur, pas d’arthrose, de lichen, d’hémorroïde, de nerf comprimé…) mais il perçoit une douleur comme telle !
La sensibilisation centrale à la douleur est la résultante d’une plasticité neuronale (réorganisation physique et chimique du système nerveux central) en réponse à des signaux de douleur répétés ou vécus dans un contexte psycho-émotionnel favorisant (traumatisme émotionnel).
Il en découle des seuils de perception nociceptifs abaissés, une perception douloureuse pour des informations nociceptives normalement non suffisamment intenses pour être perçues et finalement une diffusion spatiale et temporelle de la douleur.2
Application aux douleurs pelviennes
À l’étage pelvien, cela se manifeste par un besoin urinaire précoce qui pousse à uriner souvent de petits volumes, une altération de la perception du contenu rectal, une allodynie des muqueuses, des douleurs musculaires diffuses ainsi que des douleurs post-mictionnelles, post-défécatoires et post-coïtales.
Il est nécessaire, dans ces situations, de rechercher systématiquement une lésion tissulaire.
Les douleurs pelviennes peuvent être soit d’origine organique (urologiques, génitales, coloproctologiques), soit osseuses, musculaires, neurologiques, cutanées ou vasculaires.
Pour éviter une errance thérapeutique longue et épuisante, il convient de se rappeler que lorsque le patient ne semble « entrer dans aucune case », « avoir mal partout et n’importe comment », la sensibilisation centrale à la douleur est souvent l’explication à sa souffrance. Si cela permet de donner une explication au patient sur l’origine de ses douleurs, cela ouvre aussi le champ à des thérapeutiques adaptées et à une prise en charge dédiée.
Même si le diagnostic de sensibilisation pelvienne à la douleur reste un diagnostic d’élimination, il existe un score de Convergences PP (société savante sur les douleurs pelvi-périnéales chroniques) qui permet de l’établir facilement en pratique clinique courante (figure).3
Poser le diagnostic est déterminant, car il conditionne le traitement.
Il est important de noter que la douleur « nociplastique » ou par « sensibilisation centrale » est souvent associée à une part de douleur nociceptive (cas de l’endométriose, par exemple, où coexistent les douleurs inflammatoires liées aux lésions et des douleurs plus diffuses, plus persistantes de la sensibilisation pelvienne).
Traitement de la sensibilisation pelvienne
Le traitement de la sensibilisation pelvienne est multimodal.
Il associe des médicaments à une prise en charge physique, psychologique et sociale.
Les médicaments recommandés sont ceux actifs sur le système nerveux : certaines molécules de la famille des antidépresseurs (amitriptyline, duloxétine, venlafaxine) et antiépileptiques (gabapentine). Cependant, les médicaments sont loin d’être suffisants et ne permettent que de diminuer les phénomènes de sensibilisation sans en traiter la cause.
Il est donc nécessaire, lorsque cela est possible, de traiter toute lésion susceptible de causer une « épine irritative » et d’y faire succéder une sorte de « rééducation de l’antalgie naturelle » dont l’objectif est de remettre en fonction les contrôles inhibiteurs centraux :
- par l’activité physique d’abord, pour son action sur la sécrétion d’endorphines et de dopamine mais également pour son action régulatrice de l’humeur et du sommeil ;
- par toute technique de gestion du stress, afin de rééquilibrer les fonctions végétatives et de lutter contre une hypertonie orthosympathique observée chez les patients sensibilisés. Pour cela, les techniques de thérapie cognitico-comportementale (hypnose, EMDR [eye movement desensitization and reprocessing ou désensibilisation et retraitement par les mouvements oculaires], méditation de pleine conscience) sont recommandées ;
- par la lutte contre toute source de nociception sur–ajoutée (levée des tensions musculaires par la kinésithérapie et autres approches de médecine manuelle) ;
- par, si nécessaire, une adaptation socioprofessionnelle pour limiter les situations de douleurs intenses.
2. Woolf CJ. What to call the amplification of nociceptive signals in the central nervous system that contribute to widespread pain. Pain 2014;155:1911-2.
3. Levesque A, Riant T, Ploteau S, et al. Convergences PP Network. Clinical criteria of central sensitization in chronic pelvic and perineal pain (Convergences PP Criteria): Elaboration of a clinical evaluation tool based on formal expert consensus. Pain Med 2018;19:2009-15.