Alors que la maladie cœliaque (MC), ou intolérance au gluten, fait l’objet d’une définition précise avec un protocole diagnostique consensuel mis à jour en 2025 et fondé sur des preuves, l’existence même de la sensibilité au gluten non cœliaque (SGNC) comme entité clinique distincte est encore sujette à controverse.
Face aux débats entourant l’existence de cette pathologie, sa définition et la prise en charge des patients, quatre chercheurs reconnus travaillant sur la SGNC ont réalisé un état de l’art, paru le 22 novembre 2025 dans le Lancet. Quels sont ses principaux enseignements ?
Définition(s)
Aussi appelée hypersensibilité au gluten non cœliaque, ou (hyper)sensibilité au blé (non cœliaque), la SGNC se réfère à des personnes qui rapportentdes symptômes intestinaux et extra-intestinaux liés à la consommation d’aliments à base de gluten ou de blé, en l’absence de maladie cœliaque ou d’allergie au blé. Cette définition « agnostique » n’attribue pas la SGNC à une cause précise, faute de preuves claires du lien entre symptômes et ingestion de gluten ou de blé.
Comme la SGNC est une entité clinique contestée, sa terminologie divise et d’autres définitions existent, attribuant au gluten une responsabilité plus directe. Une proposition de 2013, faisant suite à plusieurs consensus entre professionnels, la définit ainsi comme « une entité clinique induite par l’ingestion de gluten entraînant des symptômes intestinaux et/ou extra-intestinaux qui disparaissent dès que les aliments contenant du gluten sont éliminés de l’alimentation, lorsque la maladie cœliaque et l’allergie au blé ont été exclues ».
Dans La Revue du Praticien, la gastropédiatre Julie Lemale en donnait en 2022 une définition proche : des troubles digestifs (ballonnements, diarrhée, douleurs abdominales) et extradigestifs (fatigue, irritabilité) après la prise de gluten, souvent améliorés par son retrait.
Les chercheurs notent que pour certains experts, le terme de sensibilité au blé non cœliaque est plus approprié, car il reflète l’accumulation croissante de données suggérant que des composants du blé autres que le gluten (inhibiteurs de l’amylase/trypsine [ATIs], fructanes) pourraient provoquer les symptômes.
Épidémiologie
La prévalence de la SGNC n’est pas connue, faute de définition consensuelle de la pathologie, mais aussi par manque de méthodologie standard et d’études approfondies sur son épidémiologie.
Des études observationnelles transversales suggèrent qu’environ 10 % (4,3 - 14,9 % selon les analyses) de la population mondiale s’autodéclare atteinte de sensibilité au gluten ou au blé, mais cette proportion est probablement surestimée par rapport à la prévalence de SGNC pour plusieurs raisons (autodéclaration sans vérification clinique, symptômes incorrectement attribués au gluten, etc.).
D’autres estimations placent la prévalence à 0,6 - 6 % , tandis que la gastroentérologue Corinne Bouteloup indique dans un article de formation pour l’Association française de formation médicale continue en hépatogastroentérologie que les études en population générale rapportent une prévalence de 0,5 - 13 %.
En comparaison, la prévalence de la maladie cœliaque est d’environ 1 %, tandis que celle de l’allergie au blé est de 0,1 - 1 %.
Signes cliniques
Pour les patients, les 3 principales motivations à consulter sont :
- obtenir une évaluation systématique et une validation de leurs symptômes autodéclarés ;
- exclure la maladie cœliaque et l’allergie au blé ;
- traiter leurs symptômes persistants malgré les modifications du régime alimentaire.
Il s’agit typiquement d’adultes autour de la quarantaine (mais des enfants ou des personnes âgées peuvent aussi être atteints). Dans la littérature, la proportion de femmes varie de 72 à 84 % (sex-ratio de 5 :1).
Les symptômes les plus souvent retrouvés dans la SGNC sont listés en encadré, avec leurs fréquences tirées de plusieurs questionnaires remplis par des patients autodéclarant une SGNC. Ils se manifestent généralement 2 à 6 h après l’exposition au gluten ou au blé, bien que certains symptômes puissent apparaître après plusieurs jours. Ils varient fortement en intensité et en nature.
Les principaux signes intestinaux sont les ballonnements (72 - 87 % des répondants aux questionnaires précités), la douleur ou l’inconfort abdominal (55 - 83 %), une envie pressante d’aller à la selle (55 %), les flatulences (30 - 65 %), la diarrhée (16 - 60 %), l’aérophagie (36 %), l’éructation (35 %), la constipation (18 - 50 %) ou le reflux gastro-œsophagien (32 %).
Plusieurs études montrent une corrélation directe entre la sévérité des symptômes gastro-intestinaux et la diminution de la qualité de vie.
Des symptômes extra-intestinaux sont fréquemment rapportés, principalement un mal-être (68 %), de la fatigue (23 - 64 %) ou un mal de tête (20 - 54 %). À noter, des douleurs musculosquelettiques de type fibromyalgie sont retrouvés dans 5 - 31 % des cas.
L’anxiété (39 %) et la dépression (15 - 22 %) sont identifiées dans plusieurs travaux, mais il n’est pas établi s’il s’agit de symptômes ou de réponses psychologiques aux symptômes.
L’article de formation de Corinne Bouteloup note que les anticorps de la maladie cœliaque (anti-transglutaminase [anti-TG2], anti-gliadine déaminée [anti-PGD] et anti-endomysium [anti-EMA]) sont négatifs. En revanche, les IgG anti-gliadine native (anciens anticorps utilisés pour le diagnostic de la MC) sont positifs chez environ 50 % des patients.
Sur le plan histologique, la plupart des études considèrent que la muqueuse duodénale est normale (Marsh 0) ou peu altérée (Marsh 1) avec une augmentation des lymphocytes intraépithéliaux (> 25/100 entérocytes). Les patients atteints de SGNC tendent à avoir plus de lymphocytes intraépithéliaux et de plus petites villosités intestinales que des sujets contrôle. Toutefois, ces distinctions histologiques ne sont pas assez marquées pour servir au diagnostic et la biopsie chez ces patients sert avant tout à exclure une maladie cœliaque.
Démarche diagnostique : 3 étapes
Le tableau clinique de la SGNC, complexe, se recoupe largement avec celui des troubles gastro-intestinaux fonctionnels et avec celui des hypersensibilités alimentaires multiples. La SGNC reste un diagnostic d'élimination qui nécessite une approche systématique pour exclure les diagnostics différentiels, tout en tenant compte d’un potentiel effet nocebo expliquant les symptômes.
La plupart des cas sont d’abord autodiagnostiqués. Avant d’avoir vu un médecin, beaucoup ont déjà limité ou supprimé le gluten, ainsi que d’autres aliments (fruits, végétaux, produits laitiers, épices, etc.).
Les personnes ayant ainsi adopté une alimentation restrictive sont nombreuses à ne pas bien compenser ce changement de régime, menant à un risque de déficiences nutritionnelles. Ce risque est d’autant plus élevé que les restrictions auto-imposées s’accumulent chez les patients qui recherchent par exclusion alimentaire les éléments déclencheurs à leurs symptômes persistants.
En cas de suspicion de SGNC, il est donc primordial que le médecin réalise une évaluation systématique de l’alimentation et fournisse des conseils pour un apport nutritionnel adéquat.
En Europe, une démarche diagnostiqueen 2 étapes est aujourd’hui préconisée chez les patients ayant un régime alimentaire normal (une seule étape chez ceux ayant déjà adopté un régime sans gluten), proposée par le consensus de Salerne. La première étape évalue l’effet d’un régime sans gluten contrôlé d’une durée d’au moins 6 semaines sur les symptômes ; la deuxième évalue l’effet de la réintroduction du gluten en double aveugle contre placebo (avec 8 g de gluten dans une préparation culinaire, sur des périodes d’une semaine séparées par un wash-out strictement sans gluten d’une semaine). L’outil recommandé pour l’évaluation clinique est une version modifiée du Gastrointestinal symptom rating scale (GSRS) incluant des items d’autoévaluation des symptômes extradigestifs de la SGNC. Chez les patients ayant déjà commencé un régime sans gluten, seule la deuxième étape est réalisée.
Toutefois, les auteurs du Lancet notent que le consensus de Salerne est difficile d’implémentation, repose beaucoup sur l’autodéclaration et a émergé d’une rencontre financée par l’industrie des produits sans gluten, soulignant la manière dont l’alignement des problématiques de santé et des intérêts industriels a contribué à forger la conceptualisation de la SGNC. Ils proposent quant à eux une démarche en 3 étapes reprenant plusieurs éléments du consensus de Salerne. Elle est résumée dans le tableau ci-contre.
La phase 1 est l’évaluation initiale avec interrogatoire poussé (symptômes, mais aussi histoire clinique, antécédents familiaux, habitudes alimentaires) ; la phase 2 est dédiée à l’exclusion des principaux diagnostics différentiels, à savoir la maladie cœliaque et l’allergie au blé ; enfin, la phase 3 est l’évaluation de la maladie par une alimentation contrôlée de manière temporaire (d’abord régime sans gluten, puis réintroduction structurée du gluten avec diminution des FODMAP ; un challenge au gluten sans fructanes peut aider à exclure la sensibilité aux FODMAP).
À l'issue de cette démarche diagnostique, comme l'indiquent les recos européennes de 2025, on peut considérer une SGNC chez les patients ayant des symptômes intestinaux et/ou extra-intestinaux reproductibles liés au gluten, dont l’histologie, les tests sérologiques de dépistage de la MC et les tests d’allergie au blé sont normaux lorsqu’ils suivent un régime contenant du gluten, et après exclusion des principaux troubles gastro-intestinaux.
Prise en charge
Prise en charge diététique
Le régime sans gluten reste la prise en charge la plus courante, malgré l’incertitude persistante sur la SGNC en tant qu’entité distincte et ses mécanismes sous-jacents. Toutefois, les preuves suggèrent que certaines personnes peuvent tolérer des variétés de blé (épeautre, etc.) et la quantité optimale de restriction de gluten reste floue.
Cette incertitude a des implications pratiques, puisqu’un régime moins strict sur le gluten pourrait suffire. De fait, la mise en œuvre et le maintien d’un régime sans gluten présentent des défis considérables : coûts plus élevés, temps de préparation accru, restrictions sociales lors de la restauration… Il en résulte une réduction des scores de qualité de vie.
L’hétérogénéité de la SGNC suggère que différents sous-groupes de patients pourraient répondre à différentes interventions diététiques. De nombreux symptômes s’améliorent sous régime sans gluten en raison d’une réduction concomitante de l’apport en FODMAP (en particulier les fructanes), d’où une place potentielle du régime pauvre en FODMAP dans la SGNC.
Quel que soit le régime d’exclusion choisi, un diététicien qui connaît bien les troubles liés au gluten peut fournir des conseils pour maintenir une alimentation équilibrée. En cas de régime sans gluten, l’adéquation nutritionnelle doit être régulièrement examinée, car les produits sans gluten contiennent souvent moins de fibres et moins de micronutriments (vitamines D, B9 et B12) et minéraux (fer, zinc, magnésium et calcium) que leurs homologues contenant du gluten.
Des propositions sur le suivi médical à long terme sont à retrouver dans le tableau ci-contre.
Soutien psychologique
Au-delà de la gestion alimentaire, la prise en compte des facteurs psychologiques pourrait être bénéfique pour les patients atteints ou suspectés de SGNC. Compte tenu de la composante nocebo identifiée dans les essais contrôlés, la thérapie cognitivocomportementale et l’hypnothérapie centrée sur l’intestin, efficaces dans le syndrome de l’intestin irritable, pourraient aider à traiter l’anxiété liée aux symptômes et la perception viscérale altérée.
L’exposition progressive aux aliments craints en quantités contrôlées pourrait servir d’alternative ou de complément à des régimes d’exclusion stricts, en particulier pour les patients présentant une vigilance accrue à leurs symptômes. Ces approches se sont révélées prometteuses pour soulager des symptômes gastro-intestinaux et extra-intestinaux.
Physiopathologie : plusieurs hypothèses
Les mécanismes et les déclencheurs des symptômes de la SGNCrestent aujourd’hui flous, expliquant en partie les difficultés à trouver un consensus clair sur le diagnostic et la prise en charge. Quatre mécanismes physiopathologiques principaux ont été étudiés : les facteurs psychologiques, l’activation immunitaire, l’endommagement de la barrière muqueuse intestinale et les altérations du microbiote intestinal.
Les facteurs psychologiques semblent au cœur de la génération de symptômes par des effets d’espérance (le fait de s’attendre aux symptômes) et une perception viscérale altérée ; ces mécanismes interagissent de manière complexe avec les voies biologiques. Notamment, l’effet nocebo paraît jouer un rôle important dans la génération de symptômes. Dans une étude de référence parue en 2024 dans le Lancet Gastroenterology & Hepatology, de Graaf et ses collègues ont montré que la gravité des symptômes était principalement déterminée par la question de savoir si les participants à leur essai randomisé s’attendaient à recevoir du gluten dans leur alimentation, plutôt que par sa teneur réelle en gluten.
Alors que des études antérieures ont exploré d’éventuels changements immunitaires locaux dans la SGNC, la plupart des enquêtes méthodologiquement robustes n’ont pas montré d’irrégularités des muqueuses reproductibles ou d’activation immunitaire systémique. Toutefois, l’article de formation de Corinne Bouteloup déjà cité considère que les différents composants du blé potentiellement impliqués dans la SGNC (gluten, ATIs, fructanes) pourraient agir seuls ou en synergie et activer différents mécanismes impliquant une réponse immune innée et adaptative.
L’activation de l’immunité systémique, en réponse à une translocation microbienne liée à une altération de la barrière épithéliale intestinale, pourrait jouer un rôle dans la pathogénie de la SGNC. Cependant, les preuves de dysfonctionnement de la barrière muqueuse intestinale sont contradictoires : certaines études rapportent une augmentation des marqueurs de la perméabilité intestinale, tandis que d’autres ne montrent aucun changement.
Enfin, des études suggèrent des altérations possibles du microbiote intestinal en lien avec l’apport alimentaire en gluten ou en blé, mais les résultats varient d’une population à l’autre.
De manière générale, la difficulté à reproduire les résultats des études explorant les causes de la SGNC, aggravée par la variabilité méthodologique entre études et les définitions incohérentes, suggère pour les auteurs que la SGNC pourrait refléter un spectre de troubles gastro-intestinaux fonctionnels et de facteurs psychologiques, plutôt qu’une maladie spécifique causée par le gluten.
Symptômes dans la SGNC autodéclarée (en pourcentage des répondants concernés)
Symptômes précoces (≤ 4 h après ingestion) :
- ballonnements (72 - 87 %) ;
- douleur ou inconfort abdominal (55 - 83 %) ;
- envie pressante d’aller à la selle (55 %) ;
- douleur épigastrique (52 % des répondants des études incluses) ;
- flatulences (30 - 65 %) ;
- diarrhée (16 - 60 %) ;
- aérophagie (36 %) ;
- éructation (35 %) ;
- constipation (18 - 50 %) ;
- reflux gastro-œsophagien (32 %) ;
- stomatite aphteuse (31 %) ;
- nausée (9 - 44 %).
Symptômes tardifs (> 4 h après ingestion) :
- mal-être (68 %) ;
- fatigue (23 - 64 %) ;
- anxiété (39 %) ;
- mal de tête (20 - 54 %) ;
- brouillard mental (10 - 42 %) ;
- perte de poids (25 %) ;
- éruption cutanée eczémateuse (6 - 40 %) ;
- membres engourdis (6 - 32 %) ;
- dépression (15 - 22 %) ;
- douleurs musculaires ou articulaires (symptômes de type fibromyalgie) [5 - 31 %] ;
- changement d’humeur (15 %) ;
- confusion mentale (5 - 25 %).
Les symptômes précoces et tardifs sont classés par fréquences descendantes (ou moyenne des bornes de fréquence, lorsqu’un intervalle est fourni).
Modifié d’après : Biesiekierski JR, Jonkers D, Ciacci C, et al. Non-coeliac gluten sensitivity. Lancet 2025 ;406(10518) :2494 - 508.
Bouteloup C. Intolérance, hypersensibilité, allergie au gluten : comment s’y retrouver ? FMC HGE POST’U, 2024.
Lemale J. Intolérance au gluten en pédiatrie : diagnostic et recommandations. Rev Prat 2022;72(1):79-82.
Pour en savoir plus :
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Lemale J. Hypersensibilité au blé : quand l’évoquer et quelle prise en charge ? Réal Pédiatr 2023;265:22-5.
Karsenty A. Hypersensibilité ou intolérance au gluten ? Rev Prat (en ligne) mai 2020.
Karsenty A. Qui sont les « sans gluten » ? Rev Prat (en ligne) 13 mai 2020.
Caron N. Hypersensibilité au gluten/au blé non cœliaque : mode ou réalité ? Rev Fr Allergol 2019;59(3):212-3.
Lemale J. Hypersensibilité au gluten non cœliaque : mythe ou réalité ? Réal Pédiatr 2018 ;217:14-7.
Mallordy F. Diagnostic de maladie cœliaque : des nouveautés ! Rev Prat (en ligne) 21 novembre 2025.