Connu dans la bibliographie médico-historique comme étant l’un des célèbres médecins français les plus contestés du XIXe siècle, Jean Giraudeau de Saint-Gervais (1802 - 1861) [fig. 1] s’est avéré être un auteur prolifique. Il a publié un nombre important d’ouvrages médicaux traitant surtout des affections cutanées et vénériennes, parmi lesquels figure un traité sur la gale, datant de 1841,1 extrait de son subséquent Guide pratique pour l’étude et le traitement des maladies de la peau.2 Cet opuscule est paru peu après l’illustre découverte d’Acarus scabiei (Sarcoptes scabiei var. hominis) en 1834 par Simon François Renucci (1794 - 1884)3 et la désignation irréfragable de cet acarien comme agent pathogène de la gale. Il s’agit d’un abrégé écrit avec verve, digne de la personnalité de son auteur, qui détaille de manière instructive les points essentiels de l’histoire nosologique et thérapeutique de la scabiose au cours de l’avant-dernier siècle.
Un affairiste « doué »
Giraudeau est un personnage charismatique, tant dans la science que dans les affaires. Motivé par un arrivisme insatiable, il s’est employé méthodiquement, dès son plus jeune âge, à gravir l’échelle sociale au moyen d’une série d’investissements dans l’entrepreneuriat, ce qui n’a pas tardé à lui fournir une fortune considérable.4
Aussitôt après ses études de médecine, il s’est attaché à faire preuve d’un esprit contestataire et réformateur, comme en témoigne sa thèse de doctorat sur la prise en charge non mercurielle des affections syphilitiques.5 S’étant stratégiquement rangé du côté des partisans de la médecine douce (en l’occurrence de la syphiligraphie « douce »), il fondait sa thérapeutique sur l’emploi des remèdes naturels, dotés d’un prétendu effet sudorifique, tels que « le rob végétal de Giraudeau » et le vieux nom de marque « rob antisyphilitique de Laffecteur » dont il se réserva le monopole.4 Pour assumer la vente de ses produits, il avait élaboré une campagne publicitaire démesurée, sous forme de réclames dans les quotidiens ou de brochures. Il n’hésita pas à aller jusqu’à solliciter son contemporain Auguste Marseille Barthélemy (1794 - 1867), poète satirique renommé, pour rédiger des textes élogieux à l’égard de son rob afin d’attirer l’attention publique.6 Intrépide et audacieux comme il l’était, Giraudeau avait aussi conçu, et par la suite établi, l’anoblissement de son nom, en lui ajoutant « de Saint-Gervais », possédant, de plus, ses propres armoiries (fig. 2), en mémoire de son pays natal (Saint-Gervais-les-Trois-Clochers, Vienne).4 Sa nomination dans l’ordre national de la Légion d’honneur risque également d’être falsifiée. Il n’y a aucun trace sur la base digitale dédiée « Léonore » que Jean Giraudeau eût été décoré chevalier de la Légion d’honneur. De plus, de minutieuses recherches menées par le Bureau des recherches généalogiques de la Légion d’honneur dans les archives de la grande chancellerie n’ont pas non plus permis de trouver trace d’une telle nomination, sous réserve que les archives de la Légion d’honneur concernant les nominations intervenues au XIXe siècle soient exhaustives, la plupart des documents originaux ayant été détruits lors de l’incendie du Palais de Salm en 1871. À force de verser dans l’escalade de la publicité systématique et vu son zèle spéculateur, Giraudeau finit par subir des péripéties judiciaires, lui donnant une mauvaise réputation dans le monde médical.6 Bien que le jugement de charlatanisme eût entamé la notoriété du praticien parmi les hommes de l’art, il n’en était pas de même pour les patients : appâtés non seulement par l’immense publicité pour la méthode du Dr Giraudeau mais aussi par la répercussion de l’enquête judiciaire, « ils furent appelés dans le cabinet de la rue Richer ».7 « M. Giraudeau résume en lui notre siècle essentiellement industriel », ont énoncé ses deux biographes contemporains ; aphorisme judicieux.7
Souvenirs de voyage parmi les aristocrates
Avant qu’il ne se consacre à ses activités commerciales et bien avant la parution de ses œuvres médicales, Jean Giraudeau s’était occupé de la rédaction de ses souvenirs d’un voyage au Levant, au cours d’une présumée expédition scientifique au printemps 1833.8 Visant à fréquenter des gens de la noblesse de son époque, le jeune médecin se trouva embarqué à bord du François Ier. Parmi ses compagnons de voyage se trouvaient le futur roi de Bavière, Maximilien II (1811 - 1864), ainsi que madame la duchesse de Berry, Marie-Caroline de Bourbon-Siciles (1798 - 1870), ex-épouse du second fils de l’ex-roi Charles X de France (1757 - 1836). Lors de son séjour en Grèce, l’auteur rencontra le nouvellement élu monarque Othon Ier (1815 - 1867), événement qui contribua à l’obtention d’un de ses premiers titres : le roi le décora commandeur de l’Ordre honorifique grec du Rédempteur.4,8 Giraudeau, fidèle à son tempérament hardi, et en dépit des règles de la courtoisie, ne manqua pas de montrer dans son récit ses connaissances en phrénologie (théorie très à la mode dans les années 1830) au sujet du souverain grec : « Le peu de dévelop–pement de son front n’annonce pas chez lui des qualités intellectuelles bien extraordinaires, et sa physionomie, large et bouffie, est commune et sans expression ; peut-être cela provient-il de sa surdité » (fig. 3).8
Apport scientifique sur l’étude de la gale
Au premier plan, le travail de Jean Giraudeau sur la gale témoigne de son talent littéraire. Il tenait à se présenter comme un des spécialistes les plus habiles dans le domaine de la dermatologie médicale. Pour son traité sur la gale, il a puisé dans plusieurs sources différentes, notamment le Manuel des maladies spéciales de la peau (1834), du Pr Camille Melchior Gibert (1797 - 1866), et surtout la thèse emblématique du Dr Simon François Renucci, comme on peut le percevoir par la ressemblance entre leurs textes.
Il commence en relatant la crainte qu’une simple évocation du diagnostic de cette affection cutanée contagieuse fait éprouver aux malades. « S’il s’agit de la gale, on peut d’un seul mot frapper une famille d’effroi, ou lui laisser sa sécurité. »1 Cela rappelle la description faite par Gibert « d’un mal que les gens du monde regardent presque comme une marque d’infamie ».9 Pierre Louis Alphée Cazenave (1795/1802 - 1877) et Henry Édouard Schedel (1804 - 1856) l’affirment également : « On voit encore tous les jours un médecin porter le trouble et l’inquiétude dans une famille, en déclarant que telle éruption est la gale. »10
Giraudeau explique que le mot désuet « psore » – du grec ancien ψωρα –, n’est pas synonyme de gale, car il regroupe des différentes dermatoses squameuses.1
Il conclut que la gale pourrait figurer taxonomiquement parmi ces trois ordres morphologiques et nosographiques :
- vésicules (comme pour Biett et Cazenave) ;
- papules ;
- pustules (comme dans la classification de Willan et Thomas Bateman [1778 - 1821]).
Trois formes cliniques sont ainsi décrites :
- la gale vésiculeuse, soit lymphatique ou aqueuse ;
- la gale papuleuse, soit terrible ou prurigo, marquée par la « violence proverbiale » du prurit intrinsèque, associée à une atteinte dermique plus profonde que celle de la forme précédente ;
- la gale pustuleuse, soit vérolique, voire phlyzacia, ou grosse gale.
Néanmoins, il n’attribue à cette classification qu’un intérêt didactique d’un point de vue sémiologique, car pour lui la gale n’est « qu’une ».1 L’auteur admet comme lésions « pathognomoniques » de toute variété de gale le sillon scabieux avec le « petit point blanc » se retrouvant habituellement à une de ses extrémités, élément correspondant à ce qu’on appelle de nos jours la « vésicule perlée » ou l’« éminence acarienne de Bazin »11 (fig. 4). Les localisations habituelles sont les poignets et les faces latérales des doigts, le premier espace interdigital étant le plus fréquent.1
Adepte dévoué de la cause « entomologique » de la gale, Giraudeau prend soin d’expliquer d’emblée que le contenu liquidien des vésicules n’est pas contagieux.1 L’intervalle entre la contamination et l’éruption vésiculeuse est estimé par l’auteur entre quatre et huit jours, temps assez court en comparaison de l’incubation, telle qu’on la connaît actuellement, et qui s’étend aisément à trois semaines lors d’une primo-infection ; ce qui laisse comprendre qu’à condition de parler de réels cas de gale, il s’agit de probables réinfestations.12 Quant à la démangeaison (sic) due à la gale qualifiée de papuleuse, l’auteur signale « qu’elle s’alimente d’elle-même ; qu’elle s’avive, s’accroît incessamment par les opiniâtres égratignures du malade »,1 ce qui évoquerait un prurigo papuleux chronique proprement dit, qui est, par essence, caractérisé par un cercle vicieux prurit-grattage/excoriations. La troisième variété se distingue par des lésions légèrement prurigineuses, pustuleuses, ressemblant à celles de la « fausse vaccine », vocable attaché à une « varioloïde », ou au vaccin obtenu à la suite d’un processus de variolisation d’une génisse, afin d’en procurer secondairement de la lymphe vaccinale destinée aux hommes.13 Évidemment, il n’y a aucune notion sur la gale croûteuse dont la première description spécifique a été publiée par le Norvégien Carl Wilhelm Boeck (1808 - 1875), quelques mois (en 1842) après la parution dudit traité.14
Approche innovante sur l’étiologie de la gale ?
Giraudeau consacre un certain nombre de pages à l’histoire inouïe de la découverte de l’acarien de la gale humaine. Il participe également au débat cardinal sur le rôle exact du parasite en qualité de cause essentielle ou seulement épiphénomène de la gale10 en émettant ses hypothèses personnelles : « Est-ce que le principe contagieux de la gale ne serait pas une émanation d’Acarus scabiei ?En effet, ce principe inconnu existe sans atmosphère, puisque son action s’exerce par le seul contact ».1 Giraudeau se félicite de son intuition, à un tel point qu’il finit par déclarer que « … mon opinion aura servi de point de départ à la vérité, et c’est à ce titre que je la revendique pour l’avenir ».1 C’était toutefois le médecin grenoblois Claude Joseph Albin Gras (1808 - 1856), professeur de pathologie interne à l’école de médecine de Grenoble, qui était à l’origine de cette hypothèse, citée dans son mémoire publié en décembre 183615, soit cinq ans avant la citation de Jean Giraudeau, que celui-ci s’attribuait en la présentant comme étant la sienne ! Selon Gras, « l’Acarus agit, en un mot, au moyen d’un virus particulier, en regardant le mot virus comme synonyme de cette phrase : agent inconnu qui, avec une petite action apparente, produit des grands effets ».15 Fort heureusement, l’hypothèse étant erronée, il n’y avait pas de risque de litige !
Terminologie dermatologique d’antan
Les termes et la nomenclature médicale ont changé, de même que certaines certitudes fondées sur des croyances erronées répandues, comme la conception de la gale dite « rentrée ».
Ainsi, le diagnostic différentiel de la gale comporte le prurigo sui generis, tel qu’on l’admet aujourd’hui, et le lichen simplex (ou névrodermite dite de Brocq). Le lichen urticatus des enfants renvoie au prurigo strophulus. L’eczema simplex et l’eczema rubrum,qui sont également à différencier de la gale, sont deux diagnostics presque superposables, englobant tout type d’eczéma, comme on le connaît à l’heure actuelle, y compris la dermatite atopique. Giraudeau considère l’eczéma comme étant non contagieux, « du moins dans la plupart des cas »,1 laissant ainsi poindre la théorie d’eczéma parasitaire initiée ultérieurement, entre 1893 et 1900, par le dermatologue allemand Paul Gerson Unna (1850 - 1929).16
Controverse autour d’une doctrine redoutable : la gale rentrée
La gale « rentrée » ou « répercutée » est une « gale passée dans le sang » et « transportée sur les organes intérieurs ».17 Une conviction très courante dans la pratique médicale des XVIIIe et XIXe siècles était que la suppression de la gale pourrait se compliquer du développement de maladies internes.10,17 On parlait alors de « métastase », et pour l’éviter, il ne fallait pas provoquer la guérison brusque de l’ectoparasitose cutanée.10 Cet événement aurait pu survenir lorsqu’on se précipitait pour débarrasser de la scabiose un sujet présentant d’autres comorbidités, en l’occurrence une maladie systémique, ou plutôt une « phlegmasie interne aiguë ou chronique », conformément à la sémantique de l’époque. Il s’agit « d’une observation exacte, la déduction étant fausse », d’après Cazenave, qui mettait en avant la base « physiologico-pathologique de ce phénomène » qui ne présentait « rien de métastasique, rien de rentré, rien de répercuté ».18 La contrepartie de ladite métastase était la survenue d’une gale en guise de soi-disant éruption critique, qui « semblerait juger (sic) à ce titre une affection interne quelquefois grave », selon Biett et Cazenave.10
La gale rentrée, à laquelle Giraudeau, tout comme Cazenave, ne croit guère, était crainte par les gens du peuple pour ses multiples effets pernicieux.10 Jean Giraudeau se désespère en constatant que « les gales rentrées constituent, selon le vulgaire, un état chronique sans limite, et auquel il rapporte les maladies les plus bizarres ».1 Pour en faire une projection dans le présent, cette attribution des symptômes non spécifiques, difficilement explicables sur le plan médical, à une présumée maladie systémique ayant la peau, voire une infection cutanée, comme point de départ, pourrait corréler le délire des gales rentrées avec le célèbre syndrome « post-Lyme » ou « syndrome de la maladie de Lyme post-traitement » ou « syndrome persistant polymorphe après une possible piqûre de tique ».19
En ce qui concerne la thérapeutique de la dermatose parasitaire, Giraudeau ne préconise paradoxalement pas son rob polyvalent, malgré ses prétendues propriétés anti-infectieuses et, plus particulièrement, antisyphilitiques. Il admet le recours aux produits sulfureux en topique, tout en proposant les lotions alcalines de Dupuytren comme traitement de première ligne, malgré ses inconvénients irritatifs ; la célèbre pommade sulfo-alcaline d’Helmerich venant en deuxième position.1
Un escroc au service de l’épistémologie ?
Jean Giraudeau de Saint-Gervais, un des premiers médecins industriels en France,4,6 a été un homme d’affaires et un scientifique à la fois. Si le côté commercial l’a emporté sur son rôle de clinicien,4 l’amenant jusqu’au charlatanisme non avoué,6 son œuvre littéraire médicale, concentrée surtout sur la dermato-vénéréologie, présente un intérêt concret d’un point de vue médico-historique, nosographique, et même épistémologique. Son traité sur la description de la gale (1841)1 en est un exemple.
2. Giraudeau de Saint-Gervais J. Guide pratique pour l’étude et le traitement des maladies de la peau. Paris : G. Baillière ; 1842.
3. Renucci SF. Sur la découverte de l’insecte qui produit la contagion de la gale, du prurigo et du phlyzacia. Thèse méd, Paris: Didot le Jeune; 1835.
4. Chevallier J. Giraudeau de Saint-Gervais, la syphilis et le rob de Laffecteur. Histoire des sciences médicales 2012;56(4):387-96.
5. Giraudeau J. De la thérapeutique des affections syphilitiques sans l’emploi du mercure. Thèse méd, Paris: Didot le Jeune; 1825.
6. Androutsos G, Karamanou M. Le rob de Laffecteur. Un exemple sans égal de « remède secret » antisyphilitique d’autrefois. Histoire des sciences médicales 2010;54(2):161-5.
7. Sarrut G, Saint-Edme B. Extrait de la biographie des hommes du jour et rapports des journaux scientifiques sur le traité des maladies syphilitiques du Dr Giraudeau de Saint-Gervais. Paris: Félix Locquin et Compagnie; 1838.
8. Giraudeau J. L’Italie, la Sicile, Malte, la Grèce, l’Archipel, les îles Ioniennes et la Turquie: souvenirs de voyage historiques et anecdotiques. Paris: Delaunay, Laisné J et Bohaire; 1835.
9. Gibert CM. Manuel des maladies spéciales de la peau, vulgairement connues sous les noms de dartes, teigne, lèpre, etc. Paris: Deville Cavellin; 1834.
10. Cazenave A, Schedel HE. Abrégé pratique des maladies de la peau d’après les auteurs les plus estimés et surtout d’après les documents puisés dans les leçons cliniques de M le Docteur Biett. Paris: Béchet Jeune; 1838.
11. Chatelain E. Précis iconographique des maladies de la peau. Paris: Maloine; 1893. P. 205.
12. Chandler DJ, Fuller LC. A review of scabies: An infestation more than skin deep. Dermatology 2019;235(2):79-90.
13. Rengade J. Les grands maux et les grands remèdes. Variole. Paris Librairie illustrée et Dreyfous 1879. P. 182.
14. Chevallier J. L’histoire de la gale : une leçon d’humilité. Annales de dermatologie et de vénéréologie 2021;FMC 1:59-69.
15. Gras A. Mémoire sur le rôle que joue l’acarus de l’homme dans la production de la gale. Journal des Connaissances Médicales. Encyclographie des sciences médicales. Tome quatorzième. Bruxelles : Établissement Encyclographique Faubourg de Flandre; 1837. P. 9-11.
16. Sabouraud R. Maladies du cuir chevelu. Les maladies suppuratives et exsudatives. Pyodermites et eczémas. Paris: Masson et Cie; 1928. P. 169-71.
17. Lanquetin E. Notice sur la gale et sur l’animalcule qui la produit. Paris: Baillière et Fils; 1859. P. 88.
18. Cazenave A. Pathologie générale des maladies de la peau. Paris: Daffis et Delahaye; 1868. P. 331-4.
19. Jaulhac B, Saunier A, Caumes E, Bouiller K, Gehanno JF, Rabaud C, et al. Lyme borreliosis and other tick-borne diseases. Guidelines from the French scientific societies (II). Biological diagnosis, treatment, persistent symptoms after documented or suspected Lyme borreliosis. Med Mal Infect 2019;49(5):335-46.
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